B. A. : Professeur ALIOU KODJOVI, merci de répondre à nos questions. Dans une récente contribution au colloque « Economie et Politique » du Groupe Trépied, à Bruxelles, vous avez évoqué, à propos du Président Yayi Boni, le qualificatif d’animal économique, est-ce bien raisonnable ?
ALIOU KODJOVI : Oh, ce n’est pas faire offense que de le dire : il y a bien un côté animal économique chez le Président Yayi Boni. En soi, il n’y a pas de mal à ça. Comme tout ce qui touche à l’animalité, c’est l’exacerbation de ce penchant qui peut être déroutant. Certes, il ne se laisse pas subodorer facilement. Sur le vif, tant de choses peuvent le cacher. En effet, pour l’heure, le Président est auréolé des lueurs et béatitudes populaires qui l’ont hissé au pouvoir. Le pays est dans une situation critique qui commande un esprit d’Etat d’urgence pour le sortir du gouffre dans lequel 10 années d’insoucieuse incurie l’ont plongé. C’est ce que fait le gouvernement sous la houlette du Président. Un Président fier des sources mais aussi conscient des enjeux de sa légitimité, et persuadé que le salut politique est dans une référence directe au peuple.
B. A. : Dès lors, le Président ne fait que répondre à l’attente du peuple, non ?
ALIOU KODJOVI : Encore une fois, il n’y a aucun mal à tenir ses promesses, à soulager la misère du peuple, mais les réalités objectives, urgentes et massives, l’état de déliquescence de l’économie du pays, la nécessité de prendre des mesures énergiques pour y remédier, et le besoin de résultats tangibles, tout cela justifie en même temps qu’il cache une certaine animalité économique bien pensante.
B. A. : Au fait que cache ce concept un peu obscur ?
ALIOU KODJOVI : Eh bien, le concept d’animal économique a été employé pour le Japon. Dans ce cas, il touche aussi bien à la mentalité collective qu’à l’histoire d’un pays. Au niveau individuel, il peut être à la fois un penchant et un travers. En tant que penchant, il ressortit de la culture professionnelle et de l’ethos de l’individu. En l’occurrence ici du Président. Dans l’histoire des Présidents du Bénin, il y a eu de "vrais docteurs" au sens médical du terme, et ceux dont la doctrine proclamée n’a rien de précisément médical. Mais dans les deux cas, outre la garantie d’une certaine acuité intellectuelle que l’on prête volontiers aux soi-disant docteurs, la référence à la capacité de remédier aux maux de la société, de les soigner, bref d’être docteur au sens médical du terme reste implicitement recherchée.
B. A. : C’est bien la posture du Président Yayi Boni : soigner le Bénin de la misère...
ALIOU KODJOVI : Oui, pour ce faire, le Dr Boni Yayi a posé son diagnostic et, après ordonnance, passe à la phase des soins intensifs ; en espérant avoir des signes cliniques d’un retour progressif du pays-patient à la santé. Il y a urgence économique et le Dr Yayi Boni agit en médecin urgentiste. Tout cela est de bonne cure, même s’il peut confiner au défaut professionnel. Car si chaque Président devrait diriger le pays en fonction exclusive des normes et valeurs de sa formation, de son habitus, voyez-vous, il est évident qu’avec Platon nous aurions un gouvernement de philosophes.
B. A. : Par les temps qui courent, le Bénin, a-t-il les moyens de philosopher ?
ALIOU KODJOVI : Vous avez raison, par les temps qui courent, philosopher serait un luxe. Le Bénin est malade, et a besoin d’un docteur, enfin un docteur en économie : qui prenne son pouls économique, et apporte les remèdes nécessaires à son rétablissement. De ce point de vue, il n’y a rien à redire à la méthode du Dr Yayi Boni ; rien qu’un penchant lié à une culture, une formation et un parcours professionnel, qui s’avèrent les plus utiles du moment. Mais tout le monde sait que le penchant le plus sain, lorsqu’il est aveuglément exacerbé, peut devenir un travers plus ou moins sujet à caution. Dans le cas du nouveau Président et de la situation actuelle du Bénin, le travers peut venir en contrebande dans une sorte d’humble arrogance qui consacrerait l’impérialisme axiomatique de l’économisme. Circulez, y a rien à voir ! Banquier International, Docteur en économie ! Je sais ce que je fais et je fais ce que je sais ! Vous jugerez des résultats après, pour l’instant place aux experts!
B. A. : Mais là aussi, on dira que c’est de bonne cure… non ?
ALIOU KODJOVI : Oui, de bonne cure politique (…) En effet, depuis le Renouveau démocratique, les Béninois ont pris l’habitude de séparer l’ivraie du gouvernement des politiques du bon grain de celui des experts. Ils ont compris qu’il faut faire appel aux seconds pour réparer les dégâts causés par les premiers. C’était le cas avec l’élection puis l’éviction passablement politicienne du Président Soglo, c’est aussi le cas avec l’élection raz de marée de Yayi Boni. Le Changement prôné actuellement, volonté du peuple reprise par les nouveaux dirigeants, signifie avant tout ce chassé-croisé entre le politicien calamiteux et l’expert en redressement économique. Et ce n’est pas un hasard si l’acteur en vue en ce début de quinquennat est l’Expert-comptable, l’Auditeur-Roi censé constater, vérifier, imputer, et mettre en branle le mécanisme du deuil de l’ère de l’impunité. Pendant ce temps, le juge et le politique sont paradoxalement absents de la scène : ils font curieusement profil bas…
B. A. : Alors, où est le travers si les choix vont dans le sens du changement ?
ALIOU KODJOVI : Où est le travers ? Eh bien, s’ils sont suivis d’effets et ne se limitent pas aux effets d’annonce, les choix sont les bienvenus et vont dans le sens du changement promis. Mais, voyez-vous, le trouble commence lorsque ceux qui ont le pouvoir, à la faveur de la situation, et portés par leur culture, favorisent la confusion des genres entre l’économique et le politique. Le travers rejoint l’animalité là où le non-dit et l’implicite travestissent l'angoisse politique en urgence économique. Là où l’économisme ambiant tend à faire croire qu’il va de soi que la fin économique justifie tous les moyens politiques.
B. A. : En fin observateur de la vie politique nationale, pouvez-vous étayer vos propos ?
ALIOU KODJOVI : Ecoutez, deux exemples parmi d’autres illustrent à mon sens le propos. Le premier est la récente décision du gouvernement d’engager une lutte sans merci contre le trafic du « Kpayo. » En soi la décision n’est pas en cause, mais c’est la forme qu’elle prend – ultimatum de deux semaines – qui fait problème. Sans compter la mise hors jeu du dialogue social, dès lors que la décision ne s’appuie pas sur des mesures pérennes garantissant l’approvisionnement des usagers, dans la mesure où une politique sociale de résorption du secteur n’est pas proposée, la méthode semble pécher par méconnaissance du phénomène de trafic des produits pétroliers, des hommes et des femmes qui en vivent ; elle trahit un véritable mépris de l’épaisseur historique mais aussi de la complexité sociale du phénomène.
B. A. : Oui, mais il y a quand même des risques liés à la sécurité des personnes dont le gouvernement se sent comptable. Ce n’est pas seulement de l’économisme. Voyez tous ces accidents en cascade. Pensez-vous que le gouvernement peut rester les bras croisés ?
ALIOU KODJOVI : Certes non, mais sous l’égide émotionnelle d’un drame – celui de Porga – la décision en prépare un autre : la déréliction sociale et économique de petits revendeurs privés de leur gagne-pain quotidien. Certes la décision se veut pédagogique. Le gouvernement veut restaurer l’autorité de l’Etat. Soit. Mais outre que cette restauration se fait attendre à d’autres niveaux ou secteurs moralement, politiquement et financièrement cruciaux, au nom de quoi la pédagogie initiée ici ferait-elle fi de la dimension historique, sociale et politique du problème ? Jusqu’où l’économisme peut-il faire l’économie du politique ?
B. A. : Le contexte pourrait évoluer, et peut-être que l’une des solutions au problème de l’approvisionnement en produits pétroliers viendrait-elle de l’extérieur.
ALIOU KODJOVI : Sans doute, et vous m’offrez l’occasion d’étayer là aussi mon propos. En effet, le travers sur lequel j’essaie d’attirer l’attention pointe aussi le bout de son nez dans l’arène de la politique étrangère. L’animalité économique s’exprime ici lorsqu’elle justifie implicitement, au nom de la fraternité africaine, des démarches de politique étrangère pour le moins déroutantes. La cadence de fréquentation de certaines satrapies africaines bien installées fait presque office de stage politique pour le tout nouveau Président. Un stage qui n’est pas gratuit de part et d’autre et qui, dans une sorte d’économie de troc symbolique, consiste en un échange alchimique de vertus : tu me passes la moutarde de ta virginité démocratique, je te passe la rhubarbe de ma vétusté de satrape protecteur.
B. A. : Mais dans la situation actuelle du Bénin, est-ce le moment de couper les cheveux en quatre sur des questions de valeurs, ou de qualités morales de tel ou tel Président ?
ALIOU KODJOVI : Bien sûr, si un malade est dans un état grave, on ne va pas perdre le temps en palabres stériles pour savoir si l’hôpital d’accueil est juif ashkénaze, serbo-croate, chrétien, ou sunnite, fondé par des corsaires, des négriers ou des assassins plus ou moins repentis, etc. On pare au plus urgent, je vous le concède. Il faudrait être irresponsable pour faire autrement. Mais lorsqu’il y a doute sur l’origine de l’hôpital et que passée l’urgence, le malade, en pleine possession de ses moyens et en toute connaissance de cause se complaît dans une connivence désinvolte avec ses tenants, eh bien l'animalité s'exprime déjà !
B. A. : Il y a quand même les intérêts politiques !
ALIOU KODJOVI : Certes, il faut ménager les intérêts politiques, même ceux qui sont les plus personnels. Mais après que le Bénin aura tiré tout son parti des visites alchimiques de son Président à certains satrapes qui n’ont pas toujours brillé par leur amour pour l’Afrique encore moins pour la démocratie, il serait souhaitable qu’il recherchât, le temps d’une pause, un supplément d’âme vers d’autres caps.
B. A. : Vous insinuez quoi ? Que Yayi Boni aille se confesser chez Benoît XVI pour ses éventuelles liaisons dangereuses ?
ALIOU KODJOVI : Pas jusque-là, certes ! Même si le président ne fait pas mystère de sa foi chrétienne. Mais à coup sûr, une destination de bonne espérance peut être Le Cap. Dans la région, paraît-il, vit un sage Africain mondialement connu et au-dessus de tout soupçon. Il peut s’avérer, le cas échéant, de meilleur conseil pour un supplément d’âme éthique. Car rien, ni l’urgence de la situation ni la misère, ne doit nous faire oublier les valeurs et références de l’histoire de notre peuple, de notre race.
B. A. : Allusion à Nelson Mandela…
ALIOU KODJOVI : Oui, vous l'avez deviné : un Mandela vaut mieux que 1000 Bongo !
© Blaise APLOGAN, Paris 2006
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