2.1
Après un long voyage en voiture et en train, j’arrive dans le Nord. La ville où j’arrive, Kandi, est celle que le bokonon m’avait indiquée. C’est là que devait se trouver Montcho, l’homme qui possède la formule secrète du breuvage de ma joie. Mais je ne connais personne dans cette ville. Comment faire pour passer la nuit dans une ville dont les habitants sont farouches et n’accueillent que ceux qui parlent leur langue ? Lorsque je descends à la gare, il est dix heures du soir et la ville est sombre, recouverte par la nuit. Par hasard, je tombe sur un type du sud, un conducteur de zémidjan. L’homme est trapu et porte un bonnet rouge Dans un fon impeccable, teinté d’un léger accent du mono, il me dit qu’il est originaire de Lokossa et se nomme Abalo. Il me demande ensuite d’où je viens. Je lui dis que je viens d’Ajalato, et que là-bas tout le monde m’appelle Dah Kpossouvi parce que je suis le chef de mon clan et je suis à la tête d’une famille de quarante femmes. « Quarante femmes, mais dites donc ! » s’écria-t-il, étonné et il fit la révérence. Et il me demande où je veux aller. Je lui dis que je ne sais pas moi-même.
« Ah, dit-il étonné, sauf votre respect, puis-je vous poser une question ?
— Je vous en prie
— Pourquoi être vous venu dans le Nord, Dah
— Pour trouver un de mes hommes…
— C’est important
— Oui, figurez-vous, qu’il détient un secret important.
— Ah, je vois, ce sont des choses qui arrivent de nos jours…
— Vous avez raison, mais ne croyez pas que c’est un homme banal, c’est un abikou qui a été racheté de la mort. Il était né à Ajalato et a grandi sous l’ombre bienveillante de ma famille. On lui a fait toutes les cérémonies des Abikou. Tout le monde pensait qu’il était devenu normal mais voilà qu’un jour, en grimpant sur un cocotier, il fait une chute, se rompt le cou et tombe raide mort. On l’enterre le jour même, comme on le fait pour les Abikou mais le devin de notre clan ayant consulté le fâ dit que cette mort n’est pas ordinaire. Il paraît qu’il serait arrivé ici à Kandi pour travailler. Est-ce qu’il y a du travail par ici ?
— Ah, du travail, dah ! Cela ne manque pas, les Américains construisent une route à travers la jungle, ils font vivre du monde par ici.
— Je suis venu pour le trouver et si possible le ramener au village». Abalo propose de m’emmener à l’auberge des « Quarante et une délices. »
— Les Quarante et une Délices ?
— Eh bien dah, c’est un endroit où viennent les gens du sud …
— Ah et pourquoi les quarante une délices ?
— Vous le saurez bientôt, dah, donnez-vous la peine de monter…»
Je suis monté sur la moto et Abalo a pris le chemin de L’Auberge-des-Quarante-et-une-Délices. Quelques minutes après, nous y étions. J’ai remercié Abalo de m’avoir conduit à bon port. Avant de s’en aller, il me dit : « Je vous laisse dans les mains de Nan-Guézé, notre mère à tous. »
Nan-Guézé ! Ce nom me disait quelque chose... Ah ! Nan-Guézé était la dernière femme de mon grand-père. J’entrai dans l’auberge déboussolé. Dès qu’elle m’a été présentée, je l’ai reconnue tout de suite parce qu’elle n’avait pas changé depuis la dernière fois que je l’ai vue : corpulente, de taille moyenne et toute aussi belle que du temps de mon grand-père. Mais, je n’ai pas osé me présenter en toute franchise et je me suis présenté sous un faux nom. Nan-Guézé m’a fait asseoir et m’a servi du sodabi, c’était du vrai sodabi du pays. Ensuite, comme la coutume le veut, quand elle a dit : « De quelle contrée vous êtes le digne fils, Ô noble étranger ? », j’ai répondu : « Les gens d’Akassatô vous saluent » et elle ne s’est doutée de rien. Il y a plus de dix-huit ans que mon grand-père était mort, et elle ne se souvenait plus de moi. Je me présentai sous le nom de dah Agbanlin d’Akassatô. « Soyez le bienvenu Dah Agbanlin, me dit Nan-Guézé, fille de dah, j’ai été épouse de Dah, moi-même et je sais quel respect on doit à un homme de votre rang. » Sur ces belles paroles, Nan-Guézé m’a accueilli avec dévotion comme elle le faisait jadis à mon grand-père. Si elle m’a accueilli ainsi, c’est qu’elle ne savait pas qui j’étais en vérité. Je crois que si elle le savait, elle m’aurait réservé un mauvais accueil, peut-être irait-elle jusqu’à m’empoisonner. La raison pour laquelle je suis resté discret est que je me souviens de ce qui s’était passé après la mort de mon grand-père. Dès que j’ai entendu le nom de Nan-Guézé, et aussitôt que je l’ai vue, malgré les années qui ont passé, j’ai revu le matin où elle s’en allait vers la gare, la tête chargée de tous ses bagages : baluchons, malle, nattes, etc. Je n’ai pas oublié que Nan-Guézé et Navo ne s’entendaient pas. Elles se détestaient même. Ces deux épouses de mon grand-père étaient comme le jour et la nuit. Quand l’une allait à Ayo, l’autre allait à Adja ; Quand l’une allait au feu l’autre allait à la rivière. Nan-Guézé n’avait pas eu d’enfant de mon grand-père, et Navo, ma grand-mère en avait eu six.
Je me souvenais de tout ce passé et, pour rien au monde, je ne voulais que Nan-Guézé me reconnaisse. Elle m’a accueilli avec respect. Son auberge était un ancien tata somba. Nan-Guézé avait beaucoup de filles dedans. Elles se sont occupées de moi et m’ont servi à manger : de la pâte de maïs avec une sauce de légumes vertes à la viande de bœuf. Pendant que je mangeais, Nan-Guézé m’a laissé seul. Quand elle est revenue après le repas, j’ai fait les éloges de sa cuisine par respect pour elle, mais aussi parce que c’était bon. Le goût de la sauce était le même que chez moi et c’était comme si je n’avais pas voyagé, car même mes femmes n’auraient pas mieux fait. Nous avons encore échangé quelques amabilités et, comme j’étais curieux d’en savoir plus sur son auberge, j’ai fini par lui poser la question qui me brûlait les lèvres :
« Nan, pourquoi l’Auberge des Quarante et une délices ?
— Venez donc, dah, et vous comprendrez... »
Nous avons fait le tour de l’auberge. C’était un immense tata somba comportant quarante et une pièces, en dehors des débarras, des greniers et de la grange. Sans compter aussi le séjour, et la grande salle de réception qui servait aussi de salle à manger. Nan-Guézé m’a fait connaître les quarante premières chambres. Chacune des pièces portait un nom mystérieux de plante. A l’intérieur, se trouvait à chaque fois une jeune femme, un lit et de quoi passer une bonne nuit. Malgré la pénombre, la beauté des filles sautait aux yeux : elles étaient plus belles les unes que les autres. En tenue légère, elles exhibaient leurs poitrines nues et saupoudrées de talc. Leur parfum, toujours attirant, variait d’une pièce à l’autre. Les regards étincelaient d’une secrète douceur et je ne me lassais pas de les contempler. Porté par leur charme discret, j’ai passé en revue toutes les chambres de l’auberge jusqu’à l’avant dernière. La dernière chambre était celle de Nan-Guézé elle-même. Quand on est arrivé devant la chambre, Nan-Guézé a poussé la porte tout doucement « Nous y voilà, dit-elle, c’est chez moi, entrez dah et faites comme chez vous… » J’ai obéi et je me suis assis sur une banquette posée contre le mur. Elle m’a offert du sodabi et elle est allée prendre place à l’écart sur son lit. Adossée à son chevet, un genou plié, la cuisse rose et charnue dénudée, Nan-guézé me souriait. J’ai porté un toast à sa santé et je l’ai remerciée pour son accueil chaleureux. Nous avons commencé par parler de la vie dans le Nord et de la rigueur du climat. Puis, au bout d’un certain temps, Na-Guézé s’est tue et s’est mise à me regarder droit dans les yeux, comme si elle se doutait de quelque chose. Mais si elle m’avait reconnu m’aurait-elle accueilli ? Je ne crois pas. Au contraire, elle m’aurait mal traité ou même empoisonné à cause de tout le mal que Navo lui avait fait. Je me laissais ainsi aller à des supputations lorsque de sa voix douce, Na-Guézé rompit le silence.
«Quel bon vent vous amène jusqu’ici, Dah ?
— Je suis à la recherche d’un homme
— Ah, oui, vraiment ?
— Oui, Nan, mon employé, n’est-il point passé dans votre auberge ?
— Peut-être bien que oui, les de gens du sud viennent ici, vous savez
— Il faut que je le trouve bien vite
— M’est idée que vous avez grand besoin de lui, Dah.
— Vous avez deviné, Nan
— Et pourquoi ce besoin si pressant, si ce n’est pas indiscret ?
— C’est un secret, un secret de famille, Nan...
— Faites-moi confiance, j’ai été épouse de dah moi aussi, mon mari était le chef d’une grande famille, vous pouvez tout me dire. »
Ainsi parlait Nan-Guézé assise dans son lit un genou replié et sa cuisse rose nue toute exposée à mon regard. Sa voix était douce et son regard charmeur. Alors, je lui ai dit mon secret. J’ai dit que mon trône de dah Agbanlin à Akassatô était menacé parce que, depuis le départ de mon employé, je ne pouvais plus être un digne époux pour toutes mes femmes.
« Plaît-il Dah, s’avisait-il de toucher à vos femmes ?
— Non, ce n’est pas son genre
— Mais encore...
— Eh bien, il préparait un breuvage dont lui seul avait le secret.
— Tiens, tiens, un breuvage, serait-ce le breuvage de la joie ?
— Oui, c’est cela, vous en avez entendu parler ?
— Oui, bien sûr, ce n’est point un secret pour moi…»
Nan-Guézé connaissait le secret du breuvage de la joie. Avant, dit-elle de sa voix la plus pure, quand j’étais la quarante et unième femme de dah Hounwadan Kpossouvi, dans mon village, mon dah buvait aussi une boisson magique qui le rendait un époux digne de toutes ses femmes. C’est une boisson à base de lait de coco, du miel, du sang de tortue et de quarante et une herbes différentes que nous appelons les quarante et une délices. Ces quarante et une délices sont des plantes secrètes. Aucune femme ne connaît leur secret, sauf moi. Si je connais le secret des quarante et une délices, c’est parce que du vivant de mon mari et même après sa mort, j’étais la maîtresse de son sommelier. Il s’appelait Montcho. C’était un homme très vigoureux et plein d’amour. Chaque nuit, avant de servir le breuvage de la joie à mon dah, il se servait lui-même et entre deux passages de mon dah, il était avec moi dans ma chambre. Et nous faisions l’amour. De mémoire de femme, je n’ai jamais vu un homme qui pouvait faire l’amour aux femmes comme Montcho. C’est sur notre lit d’amour que Montcho m’a appris nuit après nuit le secret des quarante et une délices. Après la mort de mon dah, je suis tombée enceinte de Montcho mais la rumeur disait que c’était d’un prince de Savalou. Le fâ était du même avis, et je n’ai rien dit pour l’en dissuader, il y allait de la vie de Montcho. N’ayant pas respecté le deuil, la première femme de mon dah a ordonné qu’on me chasse, et j’ai été chassée un beau matin, et j’ai pris mes bagages et je suis partie, très loin d’Ajalato, avec le secret des quarante et une délices. Des années ont passé, et j’aime toujours Montcho même s’il n’est pas le seul homme de ma vie... »
Quand j’ai entendu ce récit de la bouche de Nan-Guézé, j’étais surpris. Comment Montcho a-t-il osé dire le secret du breuvage de la joie à une femme ? Mon cœur était furieux mais je ne devais pas le montrer. Je ne voulais pas que Nan-Guézé me reconnaisse. Sinon, elle me tuerait à cause de tout ce que ma grand-mère lui avait fait. Et puis, elle avait le secret du breuvage de la joie et cela m’intéressait beaucoup.
Pour me prouver que tout ce qu’elle disait était vrai, Nan-Guézé est allée chercher une calebasse d’un breuvage qu’elle me fit boire. Dès que j’y au goûté, j’ai reconnu le breuvage de la joie, et je n’ai pas hésité à boire tout le contenu de la calebasse. J’ai vite commencé à sentir ses effets. C’était vraiment le même breuvage de la joie ! J’ai eu envie des femmes sur le champ. Nan-Guézé était allée s’asseoir sur son lit et me regardait en silence. Pendant ce temps, le breuvage faisait de l’effet sur mes sens.
« Vous pouvez l’avoir vous savez, dit-elle, d’une voix suave…
— Quoi donc ?
— Le secret des délices, voyons…
— Ah, oui ?
— Oui, mais sous quelques conditions…
— Lesquelles ?
— Eh bien, c’est simple dit Nan-Guézé.»
Nan-Guézé prit le temps de verser un peu de sodabi dans nos verres. Et, après avoir vidé son verre, elle énonça d’une voix solennelle ses conditions. Elles étaient au nombre trois. Premièrement je devais passer quarante et une nuit dans l’auberge et dans chacune des quarante et une chambres de son tata ; deuxièmement, je ne devais plus courir après mon employé, et enfin je devais épouser la femme avec laquelle je passerai la dernière nuit. Elle me laissait le choix de commencer avec celle que je voudrais. Bien entendu, je ne voulais pas commencer par elle. Si elle savait qui j’étais, m’aurait-elle fait une telle proposition ? Mais comme j’avais bu le breuvage de la joie et j’en subissais les effets, j’avais envie de passer une nuit dans les seins d’une femme. Nan-Guézé me pressant de choisir, j’ai dit :
« Sauf votre respect Nan, je vais choisir la première…
— Vous avez raison, il faut garder les bonnes choses pour la fin. »
Ayant dit ça, Nan-Guézé fit tinter une clochette et une jeune femme est arrivée, toute souriante. Elle était de la douzième chambre, et j’ai regretté de n’avoir pas commencé par elle, car, sur le coup, je n’imaginais pas qu’il pouvait y avoir plus fille belle qu’elle dans l’auberge : sa poitrine était saillante, sa croupe bien remontée. Il n’y avait pas à dire, elle était très belle, plus belle que Awahou, mon épouse préférée. Nan-Guézé lui dit :
« Ahangbé, conduis dah à la chambre du premier délice, veux-tu ? » Aussitôt dit, aussitôt fait. Je fus conduit à la chambre du premier délice.
Ma première nuit à l’auberge fut merveilleuse. Mon hôte s’appelait Ayatoh. Le breuvage de la joie m’avait redonné des forces. Depuis que Montcho a disparu, je ne pouvais faire l’amour qu’une seule fois par nuit. Or, cette première nuit dans l’Auberge-des-Quarante-et-une-délices était vraiment délicieuse. Rien à voir avec mes tribulations nocturnes à Ajalato. J’avais récupéré mes forces et l’envie d’amour me tenaillait sans arrêt. J’ai à peine dormi trois heures en tout. Ayatoh et moi nous avons fait la bête à deux dos toute la nuit. Pendant que nous faisions l’amour, Ayatoh faisait entendre des gémissements complaisants et quand venait le moment ravissant, elle chuchotait : « Ô quel délice, zigliman ! » D’une douceur intime, sa voix coulait comme un filet de ruisseau dans le lit de mon cœur. « Ô quel délice, zigliman ! Ô quel délice, zigliman ! » répétait-elle à la manière des vodounsi en transe lorsqu’elles sont chevauchées par les dieux. C’est ainsi que j’ai appris le nom de la première des Quarante et une Délices. A l’aube, Ayatoh s’est endormie. Moi je suis resté éveillé, et j’en ai profité pour réfléchir à ce que j’allais faire. Comme j’étais venu dans le Nord pour retrouver Montcho, il me paraissait important de le trouver, n’en déplaise à Nan-Guézé qui ne se doutait pas que j’étais Sèmako le petit-fils de son mari maintenant sur le trône des Kpossouvi. Tout faire pour retrouver Montcho à Kandi avant qu’il ne s’en aille ailleurs, tel était mon désir. Peut-être était-il venu chez Nan-Guézé ? Peut-être n’était-il pas venu mais je ne pouvais pas le demander à Nan-Guézé sans trahir mon identité. Par ailleurs, comme je suis Sèmako, le petit-fils de son ancien mari, comment accepter la proposition de passer une nuit dans ses bras ? De partager sa couche ? Je ne pouvais pas accepter ça. Il me fallait trouver Montcho coûte que coûte avant les quarante jours fatidiques. Sinon, ma dernière nuit serait pour elle et je risquerais de l’épouser si jamais je voulais connaître le secret de mon breuvage ; or sans ce secret comment pourrais-je jamais être digne de mes quarante épouses ? Comment pourrais-je en avoir la quarante et unième ?
Tôt le matin, je sors de l’auberge pour un petit tour dans les environs. Après une heure de promenade dans le matin frais, je reviens sur mes pas. Avec mon Zindôbô, je me rends invisible et j’entre dans la chambre d’Ayatoh. Elle était éveillée et fredonnait à voix douce et mélancolique :
Pourquoi ces quarante et autres délices ?
Ce sont quarante péchés de trop !
Je croyais à votre amour
Et j’ai quitté ce monde pour vous
J’ai sacrifié mon roi pour vous
Adieu ma belle aimée ! Adieu !
D’un roi je suis peut-être le sujet
Mais vous êtes la reine des objets
L’Amour n’est pas dans votre Auberge
Sous d’autres cieux j’irai le chercher
« D’autres cieux, mais quels cieux ?» Ayatoh ne m’ayant pas vu, je suis sorti de la chambre sur la pointe de mes pieds invisibles. Sans faire de bruit, je vais de-ci de-là dans l’auberge, je passe devant les quarante autres chambres de délices. Et devant les quarante portes entrebâillées, choses curieuse, j’entends les femmes qui, chacune à sa manière mais avec la même poétique mélancolie, fredonnaient la même chanson. Même Nan-Guézé aussi la chantait. Alors, tout doucement, sans faire de bruit, j’ai écouté jusqu’au bout. J’en ai déduit que Montcho était venu à l’Auberge et il était reparti sans doute malheureux à cause de la présence de toutes ces femmes. Il avait quitté Ajalato, sa femme et ses enfants pour rejoindre Nan-Guézé mais Nan-Guézé n’était plus la même, elle avait changé. Alors déçu, Montcho est reparti, mais où ?
J’étais sorti de l’Auberge-des-Quarante-et-une-délices, ce matin-là, bien décidé à répondre cette question, et je m’en posais bien d’autres : Pourquoi Nan-Guézé ne m’avait-elle pas maltraité alors qu’elle m’avait reconnu ? Pourquoi ne s’était-elle pas vengée de toutes les méchancetés de Navo ? Pourquoi m’avait-elle promis la formule du breuvage de la joie ? Pourquoi ne voulait-elle pas que je retrouve Montcho ? Pourquoi devrais-je épouser la fille du quarante et unième jour ? Je ne voulais pas rester longtemps à Kandi. Mon seul objectif était de retrouver Montcho coûte que coûte. C’est avec cette idée en tête que je sors de l’auberge et je me promène dans les rues de Kandi. Visiblement, le Nord n’est pas peuplé comme le Sud et les villes sont clairsemées. Mais il faisait froid à cause de l’harmattan. Sur mon chemin, je rencontrais les femmes qui allaient au marché avec leurs marchandises sur la tête, les hommes étaient déjà dans les champs. Des éleveurs sortaient leur bétail, des chèvres ou des zébus à bosse, qu’ils menaient paître. De temps en temps, le long des rues, dans les broussailles clairsemées, on voyait des chevaux dociles attachés sous un arbre en train de paître. Des camions et des engins lourds passaient sur la nationale. Ces véhicules allaient tous dans la même direction. Comme je savais que Montcho était venu pour travailler sur le chantier où les Américains construisaient une route à travers la jungle, j’ai décidé de suivre ces véhicules. J’ai marché pendant une demie heure et, pendant que je continuais mon chemin en direction de Malanville, un zémidjan m’aborde : « Déjà en route dah ? » dit-il d’un air familier. Je le regarde un instant un peu surpris. L’homme baisse la tête par respect, et mon regard tombe sur son bonnet rouge et sa voix me revient : c’était Abalo !
« Oh, je vois, c’était vous hier ?
— Oui, dah le monde est petit, la ville de Kandi aussi...
— Je vous remercie, Abalo
— Ce n’est rien, Dah, la nuit a-t-elle été bonne ?
— Oh oui ! Je peux le dire.
— Et déjà, vous êtes en route
— Oui, je vais de ce pas voir où travaille mon employé.
— Chez les Américains ?
— M’est idée
— Si vous permettez, dah, je vais vous y conduire, ce n’est pas la porte à côté. »
En toute confiance, j’ai pris place sur la moto d’Abalo. Nous avons roulé à grande vitesse pendant une demi-heure sur la route goudronnée en direction de Malanville. Puis, nous avons pris un chemin vicinal en pente, terrassé de pierres noires arrachées aux monts de Dassa-zoumè. Après un bon quart d’heure passé à bondir sur les pierres du chemin nous débouchons sur un petit village industriel juché sur un haut plateau désert. Il y avait là des Blancs, des engins et des bureaux. Sur la façade des bureaux, des dizaines de climatiseurs vrombissaient. Nous sommes descendu de moto. Abalo ne savait pas où donner de la tête. Il était aussi étonné que moi. C’était sa première visite du site. Il hésita un moment.
« Excusez-moi, dit-il en garant sa moto, votre employé a bien un nom ?
— Oui, bien sûr, Montcho Amannon, originaire de Tori Bossitô.
— Très bien dah, attendez-moi, j’en ai pour une minute. »
Abalo est allé dans un des bureaux. Pendant ce temps, j’attendais à la lisière du chantier. Le soleil du Nord commençait déjà à chauffer. La nouveauté sous ce climat, c’est le mélange du froid et du chaud. Le soleil était chaud comme jamais je n’ai vu de soleil chaud dans le sud, mais en même temps l’harmattan était froid et sec. Comme j’étais habillé en toge de dah, avec mon lourd pagne de coton par-dessus, je ne pouvais pas vraiment me plaindre, j’étais plus protégé que les bergers qui passaient avec leurs troupeaux à la lisière du chantier. Ces bergers étaient vêtus de robes en tissus blancs légers qui leur descendaient jusque sur les talons. Ils étaient habitués au climat. Moi je grelottais dans le vent sec. Après un quart d’heure, Abalo est revenu et me dit que je n’ai pas de chance : Montcho a travaillé chez les Américains deux semaines et demie ensuite, il a été mis à pied. Montcho s’était battu avec son chef, un contremaître Blanc qui avait l’habitude de visiter l’Auberge-des-Quarante et une délices. En entendant ça, je ne savais plus ce que j’allais faire. Je ne savais pas où je pouvais le chercher. J’avais peur pour mes femmes qui attendaient là-bas et qui ne pouvaient plus vivre comme des sœurs parce que depuis la disparition de Montcho, elles se battaient pour avoir mes faveurs la nuit. En silence, je pensais à tout ça et Abalo a vu que j’étais inquiet.
« Ne vous en faites pas, dah, dit-il, je n’ai pas dit mon dernier mot.
— Ah bon ?
— Oui on va essayer d’aller sur le chantier. On ne sait jamais, il y a peut-être là-bas des gens qui pourront nous indiquer où le trouver.
— Ah, voilà une bonne idée !
— C’est notre seule chance Dah, voulez-vous bien monter ?»
Nous voilà à nouveau en route, en direction du chantier de la route en construction. L’endroit était situé à dix kilomètres du village industriel, en direction de Malanville. En moins d’un quart d’heure, nous y étions. C’était un coin perdu, un îlot d’activité au cœur de l’immensité végétale. La route en ressemblait à une langue de terre qui pénétrait au cœur de la forêt. Des machines de toute sorte jonchaient le site. De part et d’autre du chemin, des ouvriers travaillaient d’arrache-pied. Ils étaient si occupés qu’il n’était pas facile de les aborder. Mais la chance nous a souri parce que nous sommes tombés sur un homme qui connaissait Montcho. L’homme est originaire de Tori Bôssitô. De teint noir et de petite taille, il portait un lourd manteau à l’européenne. Quand Abalo l’a vu de loin, il l’appelé en sifflant et l’homme est venu vers nous au bord du chemin.
« Je te présente dah Kpossouvi, le maître de Montcho, dah, c’est Donatien, Donan, pour les intimes ! »
L’homme sourit, et me salua avec respect.
« C’est donc vous le maître de Montcho ? demande-t-il à voix basse
— Oui, je suis son maître, vous le connaissez ?
— Oui, nous étions dans le même équipe… »
L’homme s’interrompit et jeta un regard circulaire derrière lui. Puis il nous apprit sur le ton du secret que Montcho s’était battu avec leur chef, un Américain nommé Angels. Alors que Dônan voulait encore parler, Abalo s’était excusé. Il avait un rendez-vous urgent en ville et demanda à partir. Avant son départ, je lui ai remis un billet de 500 F, il m’a remercié en disant « Oh, dah, merci beaucoup, Dônan n’est pas n’importe qui. Il vous aidera ! »
© Blaise APLOGAN
A suivre...
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