Parti chez Martine P. Après les échanges d’usage, sans attendre, j’ai demandé et me suis servi du whisky. A propos de ma promesse non tenue de venir la voir samedi, j’ai dû prétexter qu’une fois venu chez mon hôte du quartier, cette dernière dont c’était l’anniversaire, m’avait invité dans un hôtel du 15ème où nous sommes restés avec ses amis à fêter jusqu’à l’aube. Me crut-elle ? Difficile à dire. Elle semblait surtout résignée à m’accepter tel que j’étais avec mon rapport insolite à la réalité, mes fuites, mes feintes, mes tours et détours auxquels je l’ai habituée. Blasée, elle se contentait d’apprécier chacune de nos rencontres au jour le jour. Après la séance de whisky, je ne fus pas long, et me voilà dans la rue ballotant dans ma recherche comme dans mon esprit. Je fis un tour chez le jeune restaurateur asiatique de la rue Léon Frot où je me fis servir mon plat traditionnel de riz cantonnais à la sauce piquante et beignets aux crevettes. Dans le cagibi qui servait de popote, il y avait trois jeunes gens, deux sexes et deux races, deux hommes et une jeune femme. La jeune femme et l’un des deux hommes étaient blancs, l’autre homme était hindou. D’entrée, j’avais été déçu par cette relative animation qui battait en brèche mon espoir de quiétude. Un peu comme si ce gentil trio envahissait un territoire dont je m’étais arrogé l’égoïste propriété. Il fallait compter avec d’autres facteurs qui se conjuguaient pour malmener ma quiétude, ma capacité à me tenir parmi les autres, à me soutenir, à ne pas me laisser happer par leur regard que j’imaginais sans cesse braqués sur moi et scrutant le fond de mon âme, parfois au risque de me faire douter de ma raison. Parmi ces facteurs, la chronique difficulté d’exister ici due au rejet soutenu dont un homme comme moi est l’objet sans autre forme de procès, et mon refus de jouer un jeu réducteur auquel tout représentant de ma race est à son corps défendant, implicitement ou explicitement invité à jouer ; enfin, facteur non négligeable, il y avait aussi l’effet déstabilisateur du whisky qui, avec la déprime, au lieu de me procurer la désinhibition escomptée, instaura plutôt en moi une sorte de rupture dans le champ de mon aperception. D’où une lutte constante pour contrôler mes gestes dans l’espace et le temps. Bref tout cela me discréditait à mes propres yeux et mettait aux abois mon esprit taraudé, prêt à sursauter à la moindre petite parole suspecte venant de l’extérieur, au moindre propos jeté en l’air par une voix de rogomme et qui, dans cette atmosphère où la susceptibilité généralisée était devenue le seul mode de protection d’un moi dénudé, était autant de pics sibyllins qui m’étaient destinés. Pendant que les trois jeunes gens bavardaient – et alors que la diversité qu’ils campaient ainsi que leur jeune âge étaient censés les exempter de tout soupçon de raillerie raciste – j’allai jusqu’à suspecter dans une phrase où le mot « psychique » avait été employé, qu’il se pût qu’entre deux propos neutres qui n’avaient au départ rien à voir avec moi, l’esprit de commérage qui incite à moquer du Nègre à bas prix, esprit qui se met en scène par mille et une ruses, mille et une perfidies, eût ouvert des voies de travers vers la dérision de ce que je tenais moi-même pour la dégénérescence de mon âme. En fait, rien ne me semblait vrai dans un tel délire, rien ne m’y semblait probable. Mais tel était le mode sur lequel fonctionnait mon esprit, multipliant mille et une précautions pour se défendre dès lors que par l’irruption d’une forte anxiété, il semblait que le monde entier, la rue et en l’occurrence ce petit comité commensal ne s’étaient donné rendez-vous là que pour me suspendre au centre de leur préoccupation de tous les instants. A l’aune de la raison, tout cela me semblait absurde. Mais la raison, submergée, était congédiée et les sensations la devançaient, produisaient en défense du moi assiégé tout un prurit de pensées délirantes. Là où la raison se réveillait, c’était seulement pour constater avec amertume une sorte de nivèlement par la haut de la certitude qui a toujours caractérisé ma conscience de marginalisé. Et maintenant que la raison était cernée, maintenant que dans une épouvantable anarchie, un démon obscur déroulait devant son regard impuissant l’écheveau de sa sinistre dérision, le sentiment de la confusion entre le réel et l’irréel, le vrai et le faux, seul l’habite avec sérénité. Et naît alors une étrange frayeur, celle de perdre pied ; non forcément vers les zones obscures de la déraison mais de ce que l’immense moisson d’observations et d’analyses de la comédie humaine qui informe ma conscience d'exclu allait comme par miracle se métamorphoser en pur objet d’imagination. Oui, voilà où on peut en arriver, à force de subir de l’extérieur la violence d’un système d’exclusion. Et cela je le pensais dans le train qui m’emmenait à Paris. Que la meilleure façon de protester c’est toujours de l’intérieur. Quelque objective et réelle que soit la volonté de démonter les mécanismes odieux d’une violence négatrice, tant que l’on ne formule pas sa thèse du refus à partir de l’intérieur, tant qu’on ne pousse pas le cri du refus à partir de l’intérieur, tant qu’on ne déploie pas la contre violence à partir de l’intérieur, on court le risque de voir balayé, anéanti, aspiré, ou métamorphosé par la violence négatrice du système ce que nous croyons fixé comme idée et au nom duquel nous cherchions à opposer la Raison à la déraison, l’intelligence à la ruse, l’Amour à la haine. Akpan Bɛɖegla Pamphile |
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