Victime de son succès à l’université et de sa récupération politique, le terme de « diaspora » a progressivement perdu de son pouvoir pour expliquer ensemble lien social et distance. Dans un ouvrage imposant, Stéphane Dufoix propose brillamment de retrouver son sens dans ses pérégrinations à travers les siècles.La Dispersion nous invite à un voyage au long cours sur les traces du mot « diaspora », à travers les siècles mais aussi les ères géographiques et linguistiques. Dans cet ouvrage, Stéphane Dufoix s’efforce de reconstruire la trajectoire d’un terme inventé au IIIe siècle avant J.-C. par des traducteurs grecs de la Torah. Alors hypothétique châtiment divin, « diaspora » a vu son champ sémantique s’étendre à mesure qu’il traversait les siècles, jusqu’à devenir au XXe siècle une « condition ordinaire [1] » de la modernité, permettant de penser ensemble lien social et distance. Cette élasticité toujours plus grande de « diaspora » ne fait pourtant pas l’unanimité, d’aucuns craignant que le terme finisse par y perdre son pouvoir heuristique. Dans « The ‘diaspora’ diaspora [2] », article publié en 2005 dans Ethnic and Racial Studies, Rogers Brubaker affirmait ainsi que « l’universalisation de ‘diaspora’ signifiait, paradoxalement, la disparition de la diaspora. »
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par Florence Vychytil-Baudoux ,Difficile de ne pas voir dans le titre même de La Dispersion un écho à l’article de Brubaker. Dufoix se distingue néanmoins de ce dernier par son refus de parvenir à une définition opératoire du terme. Dans un précédent ouvrage publié en 2003, il énonçait déjà qu’il « n’[existait] pas de phénomène qui soit la Diaspora indépendamment de chacun des cas particuliers et indépendamment de l’usage du mot ‘diaspora’ et de ses ‘correspondants’ dans différentes langues [3] ». Dans la même veine, l’objectif de ce livre n’est pas de (re)trouver le « vrai » sens du mot « diaspora » mais de comprendre les conditions d’une dispersion issue de multiples migrations. Pour ce faire, c’est aux usages du terme plus qu’à ses définitions formelles que Stéphane Dufoix s’intéresse, cherchant à repérer les phases de cristallisation d’un nouveau sens et les raisons de leur succès (p. 30-31). Plaidoyer pour une « socio-sémantique historique »Parce qu’elle postule l’indissociabilité du sens et du référent (p. 28) et, partant, la « formativité » du discours qui crée la réalité sociale que le terme semble décrire (p. 29, p. 568), cette approche fondée sur les usages permet à Dufoix de s’affranchir des controverses relatives à la prolifération de « diaspora » comme des querelles définitionnelles qui l’entourent. S’il n’ignore pas ces débats, il ne cherche pas à déterminer qui a tort ou raison. Ce qui importe, c’est avant tout de comprendre pourquoi et comment se sont progressivement imposés et accumulés les différents usages de « diaspora », dont l’applicabilité est désormais quasi-illimitée. Pour ce faire, Dufoix prête une attention toute particulière aux conditions historiques de possibilité (mais aussi d’impossibilité) d’émergence et/ou de transmission de ces usages. Il évite ainsi l’écueil du « catalogue » et démontre, de manière plutôt convaincante, que le succès de « diaspora » est intrinsèquement lié à la manière dont est socialement perçue la dispersion. Aussi l’ouvrage regorge-t-il de longs développements consacrés à d’autres termes que « diaspora » (galouth, tsouftsoth, disperser, expatrier, scattering, etc.) : ils ont en commun d’avoir, à travers les siècles et les langues, véhiculé l’idée de dispersion et permettent de mieux saisir la charge positive ou négative qui lui est associée. Dans cette perspective, « diaspora » façonne alors la réalité autant qu’il la dépeint : dire, c’est faire exister, et, selon les époques et les contextes, c’est exclure ou inclure. Dufoix le montre avec justesse à propos des deux grandes expériences historiques de dispersion, les « modèles » juif et noir, auxquels il consacre ses deux premières parties. Mais c’est peut-être plus prégnant encore dans la troisième partie, dans laquelle il s’interroge sur l’engouement croissant suscité par « diaspora » depuis les années 1990. Élevé au rang de « bénédiction » pour les États dans un monde globalisé, « diaspora » est en quelque sorte devenu un impératif politique à l’origine de nouvelles pratiques et stratégies étatiques et internationales, qui convergent vers l’ultra-territorialisation des nations. Cette attention portée tant aux conditions de possibilité des usages de « diaspora » qu’à leur capacité à produire un objet qu’ils prétendent décrire fait de La Dispersion un ouvrage résolumment innovant sur le plan épistémologique. En incitant à chercher le sens des mots dans leurs pérégrinations plus que dans l’étymologie, La Dispersion ouvre la voie à une « socio-sémantique historique » et revêt donc un caractère programmatique. Située à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires (sociologie, histoire, sémantique) et cherchant à embrasser tous les usages (religieux, militants, académiques, administratifs ou journalistiques, anciens ou contemporains) d’un mot particulièrement polysémique, l’enquête de Stéphane Dufoix affiche une ambition doublement synthétique. Il en résulte un impressionnant foisonnement d’exemples et de références qui risque parfois de désorienter le lecteur. Difficile, néanmoins, d’en tenir rigueur à l’auteur, puisque c’est justement cette capacité à convoquer et à examiner des sources aussi diverses que variées qui lui permet de réaliser cette cartographie dynamique de la diffusion de « diaspora » et de la dispersion sémantique qui l’accompagne. Tout en fournissant l’inventaire sans doute le plus complet des usages de « diaspora », la généalogie ainsi déroulée se révèle solide et particulièrement convaincante, en dépit des imprécisions ou approximations qu’un spécialiste de telle discipline ou de telle période pourra relever, et dont l’auteur s’excuse par avance, conscient de la nécessaire incomplétude d’une enquête si colossale (p. 567). Deux trajectoires conceptuelles, trois logiques de diffusionSi « diaspora » a traversé les siècles, s’enrichissant au fil du temps de nouvelles significations, l’auteur renonce à faire un récit strictement chronologique de cette histoire. Il s’efforce plutôt de rendre compte de « la logique de déploiement des usages du terme » (p. 34). C’est là la véritable épine dorsale de l’ouvrage. La première partie est consacrée à la mise en place d’une acception territorialo-centrée de « diaspora », à partir de la lente conceptualisation de l’expérience juive. Dufoix s’emploie dans un premier temps à dégager les origines du mot, déconstruisant au passage un certain nombre de thèses communément admises : celle qui associe « diaspora » à la colonisation grecque comme celle qui en fait une traduction de galouth. Il analyse ainsi l’apparition du terme dans la Septante puis les conditions de sa quasi disparition du Ve siècle au XVIIIe, suite à la controverse judéo-chrétienne. On suit alors la diffusion de « diaspora » dans l’espace religieux, comme concept théologique, et selon une logique de singularisation qui aboutit à la coexistence de trois versions (juive, catholique, protestante). Passé dans les langues vernaculaires au XIXe siècle, le terme se sécularise puis se banalise à partir du XXe siècle, investissant progressivement plusieurs disciplines sans réelle conceptualisation avant les années 1970. C’est là qu’émergent les premiers efforts dans ce sens ; ils sont menés par des politistes, en lien avec la théorie du nationalisme, et en référence à l’histoire juive. Dufoix s’intéresse ensuite à la mise en place d’une acception parfaitement antagoniste de « diaspora », fondée celle-là sur l’expérience noire/africaine (doublet utilisé à dessein par Dufoix pour « signaler l’existence d’une tension historique entre ces deux termes au sein des discours visant à définir tant l’identité des descendants d’esclaves que l’unité problématique du continent africain », p. 212, note 6). Cette série conceptuelle se met en place à partir des années 1950/1960 et permet à « diaspora » de se décentrer de l’expérience juive. Dufoix montre cependant qu’avant même la reprise du terme, l’expérience de dispersion noire est appréhendée à l’aune de l’expérience juive, essentiellement par analogie. « Diaspora » s’impose à partir des années 1950, à l’heure des indépendances africaines, dans les milieux intellectuels et militants africanistes, dans une perspective essentiellement afro-centriste. L’incorporation du terme dans le lexique de la cause noire-américaine dans les années 1960 lui permet de s’enrichir d’une dimension communautaire et culturelle et d’insister sur la spécificité de l’expérience noire. Sur fond de post-structuralisme et de critique de l’essentialisme, et à la faveur de l’expérience migratoire caraïbenne en Angleterre, la vision afrocentriste est finalement remise en cause dans les années 1990, donnant naissance à une acception décentrée du mot « diaspora ». Dufoix donne ainsi à voir deux trajectoires conceptuelles complexes, faites d’appropriations et de réinterprétations successives, selon une logique non de remplacement mais de stratification (p. 40). Mais, il s’efforce également « d’ôter à la simple étiquette diaspora une partie du pouvoir unifiant qui est souvent celui de ses usages » (p. 380) en rendant compte des « différentes formes d’économie du rapport à l’espace et au temps » (p. 380) qui ont pu se jouer pour chacune de ces expériences historiques de dispersion. Il repère quatre configurations possibles, distinguant les conceptions fondées sur l’exil (qui peut s’envisager selon un horizon eschatologique ou historique) à celles fondées sur le lien (qu’il soit de nature centro-périphérique ou transétatique). La Dispersion fait ainsi apparaître, et c’est là l’une des grandes forces de l’ouvrage, des homologies entre les visions juives et noires/africaines de la diaspora, tout en mettant en exergue le développement autonome de chacune de ces deux séries conceptuelles. Enfin, il montre que c’est à la faveur de la mondialisation et de l’intérêt que suscite dans le monde académique la recomposition subséquente du rapport à la dispersion et au territoire que se produit dans les années 1990 l’intersection ces deux séries aux trajectoires jusque-là parallèles. C’est là l’origine de la troisième « logique de déploiement » de « diaspora », à laquelle il consacre la dernière partie de son ouvrage, s’efforçant d’analyser la nouvelle contemporanéité du terme, tout à la fois témoin et catalyseur d’un monde en voie de globalisation. Devenu un champ d’étude à part entière, « diaspora » se diffuse bien au-delà du monde académique. À mesure qu’il s’impose, et ce en dépit des critiques que sa prolifération suscite, le terme se complexifie et s’enrichit d’une acception médiane, où la communauté fondée sur l’origine n’implique plus l’attente d’un retour. C’est sous cette forme, nous explique l’auteur, que la diaspora devient une bénédiction pour les nations, alors invitées à se reconfigurer par-delà le territoire et l’État en mettant en place des politiques publiques d’identification et d’inclusion de leurs diasporas.
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