La question de l’origine du sida a suscité de nombreux travaux. À distance des thèses complotistes ou culturalistes, Guillaume Lachenal montre qu’il s’agit moins d’identifier une cause que de reconstituer le contexte colonial, épidémiologique, sexuel qui a favorisé la propagation du virus. En 1999 paraissait un livre étrange, The River. Le journaliste anglais Ed Hooper y proposait une longue enquête, sur plus de 1000 pages, attribuant « l’origine du Sida » à l’expérimentation de vaccins oraux contre la polio au Congo Belge à la fin des années 1950 [1]. Quinze ans après le livre reste intriguant, alors même que sa thèse principale – le fait que le VIH ait été mis en circulation dans l’espèce humaine par des vaccins contaminés par un virus simien provenant des reins de chimpanzés utilisés pour leur préparation – est aujourd’hui à peu près complètement invalidée. Comme le remarquait l’historien Roy Porter dans sa recension du livre dans la London Review of Books [2], le livre entrelaçaient trois fils narratifs – trois livres distincts, en fait. Le premier, didactique et démonstratif, présentait les arguments en faveur de sa théorie. Le second, le plus proprement historique et celui qui a le moins « vieilli » quinze ans plus tard, est une étude d’histoire de la médecine des années 1950, un temps d’optimisme forcené, lorsque les colonies africaines, bénéficiant de moyens financiers et techniques inédits, devinrent pour la science médicale de véritables laboratoires. C’est sur cette scène, expliquait Hooper, que s’est en partie joué la course opposant les plus grandes institutions scientifiques du monde pour mettre au point un vaccin contre la polio. Le troisième livre, celui qui intriguait le plus Roy Porter, était le récit de l’enquête elle-même, qui mettait en scène Ed Hooper dans sa recherche, sonnant à la porte de scientifiques méfiants, amnésiques ou menteurs, les pourchassant dans leurs maisons de vacances, avant de partir remonter lui-même le fleuve Congo vers les « sources du VIH ». « The River aurait pu s’appeler L’obsession, concluait Roy Porter. Il y avait une force qui poussait les chasseurs de virus [des années 1950] vers leurs triomphes et vers une terrible Nemesis. Était-ce le même démon qui animait Hooper dans sa quête pour la source du Sida, cette caput nili moderne ? [3] » Histoire de deux obsessions qui se croisent, The River était un voyage, comme on l’a beaucoup écrit, « au cœur des ténèbres » de la science, de l’Afrique et du Sida. La référence à la nouvelle de Conrad est inévitable : on chuchote même, chez les chercheurs du domaine, que Hooper, rendu amer par les critiques justes (et injustes) qui ont suivi la parution de son livre, serait devenu fou. |
Des livres à thèseIl n’y a pas de colonel Kurz, ni de signes d’obsession, dans le livre de Jacques Pépin, The Origins of AIDS, paru en 2012, qui est sans aucun doute le travail le plus important et le plus solide sur la question. L’auteur, un médecin québécois spécialiste de maladies infectieuses, y livre une synthèse sur l’histoire évolutive du VIH en même temps qu’une recherche historique originale, qui conclut que les injections médicales non-stériles ont joué un rôle décisif dans le « démarrage » de l’épidémie de VIH en Afrique centrale – en bref que les origines du VIH sont en partie « iatrogènes » (du grec iatros, médecin). Le travail de Pépin se distingue de deux autres « livres à thèse » sur la question, parus au même moment aux États-Unis, Tinderbox et The Viral Storm. Le premier, écrit par Craig Timberg, un journaliste du Washington Post, et Daniel Halperin, un anthropologue pourvu d’une longue expérience dans la prévention du VIH en Afrique, défend l’idée que « l’Occident » a produit l’épidémie de VIH en bouleversant les sociétés africaines sur le plan de la sexualité, et continue de l’entretenir en promouvant des approches préventives fondées à tort sur le safe sex, plutôt que sur la promotion de la fidélité et de la circoncision. Tinderbox livre en bref une version élégante, à l’écriture et à la composition superbement travaillée, de l’idée en fait ancienne d’une sexualité africaine intrinsèquement propice à l’épidémie – et met en scène Daniel Halperin (qui est à la fois auteur et personnage principal) en héros incompris d’une nouvelle approche, enfin efficace, de la prévention. Le second livre remet à jour le genre du récit victorien d’exploration, en suivant dans ses recherches de terrain Nathan Wolfe, un biologiste californien spécialiste des « virus émergents » en Afrique. Le Sida y joue le rôle de cas d’école : celui d’un pathogène d’origine simienne, terré dans la jungle depuis la nuit des temps, qui aurait franchi la barrière d’espèce pour venir menacer le monde entier (dont les États-Unis). Le message est simple : la catastrophe du VIH en annonce d’autres à venir, et de pires, à moins que l’on ne fasse confiance au Dr Wolfe et à ses équipes de chasseurs de virus pour sillonner la forêt équatoriale et « prévenir les pandémies avant qu’elles commencent » – devise de la start-up qu’il a créée. Comparé à ces textes, le travail de Jacques Pépin ne se démarque pas uniquement par sa prudence (il ménage une place aux explications alternatives dans sa reconstitution historique), mais surtout par le fait qu’il ne traite pas l’Afrique, où il a longuement vécu et travaillé, comme un continent « autre », n’abuse pas des pénibles métaphores du fleuve-Congo-cœur-des-ténèbres et ne pointe du doigt ni les « Africains » et leurs comportements déviants, ni un complot de scientifiques occidentaux mal intentionnés : la catastrophe qu’il décrit est collective et partagée. Il avoue même, au détour d’une phrase, qu’il n’y pas de raison pour qu’il n’ait pas lui-même, en tant que médecin de brousse dans le Congo des années 1970, transmis le VIH d’un patient à un autre, en réutilisant du matériel insuffisamment stérilisé. Le médecin québécois ne joue ni à l’enquêteur, ni au sauveur, ni au justicier. L’ouvrage commence par un état des lieux des arguments historiques et virologiques qui balisent le scénario de l’origine du Sida. Il est aujourd’hui établi que l’épidémie de VIH-1 M (le principal virus responsable du Sida [4]) est apparue au début du XXe siècle en Afrique Centrale. La ville coloniale de Léopoldville (Kinshasa), où la présence du virus a été prouvée rétrospectivement dès 1959, a servi d’incubateur à l’épidémie. Il est aussi acquis que le virus est un proche parent des virus de l’immunodéficience simienne (SIV) qui circulent chez les chimpanzés du bassin du Congo, en particulier ceux du Sud-Est du Cameroun. Reste une série de questions ouvertes, qui sont le point de départ du travail de Jacques Pépin : quelles ont été les modalités du passage du singe à l’homme ? Quels sont les facteurs épidémiologiques qui expliquent la survenue de l’épidémie dans une fenêtre spatio-temporelle assez étroite (1890-1940) ? Comment reconstituer l’émergence initiale du virus, du sud-est du Cameroun à Léopoldville puis au reste du monde ? |
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.