La raison de cet enchaînement désastreux en est simple. De tout temps et en tout lieu, pour autant qu'il mérite son nom, le gouvernement d'une nation a pour vocation de conduire sa vie politique dans son organisation en vue de l'amélioration de la condition d'existence de sa population. Cette vocation sacrée est encore plus décisive dans le cas des pays africains héritiers d'une longue histoire de domination qui a éreinté économiquement, humainement et socialement leurs peuples. En Afrique donc plus qu'ailleurs, la formation du gouvernement est un acte d'une responsabilité immense, décisive pour le sursaut auquel aspire les peuples. Or, cette formation n'est pas effectuée dans un esprit de responsabilité à la hauteur des enjeux. On peut même déplorer qu'elle se fasse en dépit du bon sens et au mépris de la rationalité opérationnelle axée sur l'efficacité et la capacité d'atteindre les objectifs de développement. Le caractère vicié de la formation des gouvernements africains en est pour beaucoup dans ce triste constat. Les connaisseurs des pratiques politiques et du langage associé diront qu'à l'impossible nul n'est tenu et que la politique a des raisons que la rationalité sociale et économique ignore ou subordonne aux siennes. De même renchériront-ils en citant en exemple les démocraties occidentales dans lesquelles la formation du gouvernement obéit aussi à des contraintes politiques voire politiciennes qui vont au-delà des seules exigences d'efficacité technocratique. Ainsi dans un gouvernement de gauche en France sous un président socialiste fraîchement élu, on verra en poste diverses palettes de la majorité de gauche ; chacun des partis représentés au parlement mais aussi nombre de sensibilités politiques et d'associations de gauche auront des têtes d'affiche à l'intérieur du gouvernement ou dans les ministères. C'est sur la base de cette pratique de la distribution des sensibilités politiques qui fait du gouvernement une espèce d'arche de Noé de la majorité que les pouvoirs africains s'appuient à leur tour pour justifier leurs propres pratiques gouvernementales. Jusque-là, la comparaison semble tenir la route et la prise en compte des données politiques spécifiques à chaque culture semble de part et d'autre relever du bon sens politique. Mais là où s'arrête l'analogie c'est qu’en Afrique, ce que sont les idées, les conceptions, les sensibilités philosophiques en Europe, se mue en tribus, régions, ethnies ou religions. Quand le président du Bénin veut former son gouvernement, il ne se demande pas quelle idée, quelle conception, quelles sensibilités philosophiques incarne tel homme ou femme qu'il a pressenti à un poste, mais s’il appartient à telle tribu, à telle ethnie, ou à telle religion. La distribution politique des idées politiques qui président à la formation d'un gouvernement démocratique normal en Europe se transforme en Afrique en une arithmétique ethnique et tribale close sur elle-même et considérée comme une fin en soi. Dans ces conditions, en Afrique, la question de la qualité des cadres susceptibles d'être le fer de lance du développement est passée à la trappe. En réalité, le gouvernement, les ministres et les cadres ne sont pas en place pour pousser au développement et pour agir de façon rationnelle et créatrice afin que le pays dont ils sont les élites puisse passer d'un état de pauvreté à un état de prospérité, des ténèbres à la lumière ; mais plutôt dans leur for intérieur, ils pensent qu'ils sont là pour vivre leur vie terrestre immédiate et personnelle et le cas échéant assurer leur propre prospérité individuelle et familiale. Si le président africain, conformément aux exigences de l'arithmétique ethnique qui gouverne son action et ses choix doit nommer son ministre dans une ethnie, et qu’il n'y eût pas dans celle-ci de compétences à la hauteur du poste, que croyez-vous qu'il fît ? Alors que dans d'autres régions, d'autres ethnies ou d'autres religions du pays il y a pléthore de cadres compétents pour assumer le poste, comme le fait Yayi Boni au Bénin depuis 2006 sans complexe ni état d’âme, eh bien, le président africain nommera le premier venu de ses amis de la région ou de l'ethnie à l'honneur, sans aucun égard à l'exigence de compétence et de qualité requises pour une action à finalité rationnelle ! En apparence, le président africain, ce faisant, ne fait que sacrifier à la prépondérance de l'équilibre politique dans sa majorité comme cela a l'air d'être le cas dans toutes les démocraties y compris en Occident. Mais l'analogie avec l'l'Occident est abstraite et ruineuse. Elle est abstraite au sens hégélien du mot, en ce qu'elle est fondée sur l'apparence ; elle est ruineuse car source de gâchis. Ainsi, au moment où, dans une nation africaine, existe des dizaines voire des centaines de cadres compétents pour un poste donné, la prépondérance idéologique de l'arithmétique ethnique peut conduire à leur préférer un citoyen médiocre, sans formation adéquate et qui n'a pour lui que d'être ressortissant d'une ethnie, d'une tribu ou d'une région donnée. A contrario, et suivant la même logique de l'équilibre politique, lorsque le président français de gauche est à la recherche d'un ministre de l'écologie, la seule exigence qui guide sa recherche et que le candidat soit un bon écologiste ou un sympathisant crédible de cette conception politique. Et le choix de son ministre se fait indépendamment de son origine départementale ou régionale. C'est dire que la source principale du sous-développement, de la pauvreté et du désordre socio-économique qui accablent l'Afrique depuis des décennies réside à la fois dans la mise hors jeu des idées dans le champ politique, social et culturel, dans l'indigence intellectuelle et philosophique dans laquelle se complaît les sociétés et les élites africaines. Cette indigence intellectuelle et philosophique provient pour une bonne part de l'aliénation coloniale qui a dépossédé et continue de déposséder l'Afrique de son autonomie intellectuelle et symbolique ; dépossession qui à son tour annihile la spontanéité de l'appropriation collective de la pensée par les populations ; et même lorsque la pensée parvient à montrer les signes d'une certaine manifestation, elle reste marginale dans sa portée et insignifiante dans sa capacité politique. Dès lors, la seule valeur en politique se concentre autour de l'identité : qu'elle soit tribale, ethnique, régionale ou religieuse. Mais nulle part au monde l'identité ethnique ou religieuse n'a jamais suffi à aider un peuple à relever les nombreux défis de son environnement, et à le hisser de l'ombre vers la lumière.
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