Par Théophile Nouatin
Le mois d’Avril ramène souvent en ma mémoire le souvenir du Bembeya Jazz national de Guinée et celui de son incomparable vocaliste, animateur et danseur Aboubacar Demba Camara surnommé le dragon de la musique moderne africaine. Et cette évocation déroule immanquablement les réminiscences d’un pan de mes primes années d’adolescent. Le souvenir du Bembeya jazz et d’ADC comme l’appelait la jeunesse fringante de l’époque parmi lesquels je comptais quelques oncles et tantes directs et moins directs, ce souvenir dis-je est resté gravé en ma mémoire pour plusieurs raisons. Il y avait certes la popularité d’un air comme « Doni Doni, petit à petit» qui cartonnait sur les ondes des radios diffusions africaines et faisait le bonheur des fidèles de l’émission dominicale « le disque des auditeurs » En vérité qui dans le Bénin de cette époque, n’était pas un fan de cette émission ?
Comment faire comprendre aux jeunes générations qui n’ont pas vécu dans cet âge d’or pourquoi le Bembeya jazz a été sacré meilleur orchestre africain du demi-siècle en Avril 2011 à Bamako au cours du festival des Tamani d’or. Fondé en Avril 1961 à l’aube des indépendances africaines, le Bembeya jazz a littéralement ensemencé la musique moderne africaine en mariant dans une harmonie jubilatoire la musique traditionnelle mandingue et les influences revenues du « nouveau monde. »
Au-delà de sa renommée continentale en ces temps-là, d’autres raisons bien plus personnelles pour ainsi dire m’attachaient au Bembeya jazz tout comme -j’ose le penser- les autres habitants du voisinage où nous avions notre demeure dans ce pittoresque quartier de la gare ferroviaire de Porto-Novo. Le Bembeya Jazz avait une popularité spéciale dans cet espace du quartier, popularité bâtie par le fait d’un ancien combattant du voisinage, tontinier et commerçant à ses heures, que nous appelions indifféremment Baba Issiaka en référence à son fils aîné Issiaka ou encore Al-Hadji Conakry, et bien souvent Al-Hadji Bembeya ou Al-hadji « Grâce de Dieu ». Soldat membre d’un contingent béninois, Baba Issiaka avait débarqué à Conakry à la fin de la première guerre d’Indochine. Une escale qu’il escomptait de courte durée, mais qui devait durer quelques années. Ce fut là qu’il rencontra la guinéenne Kadijath celle qui allait devenir son épouse, du moins sa première épouse puis la mère de son fils aîné. Nous avions l’habitude d’appeler Kadijath par les surnoms Iya Issiaka ou Al-hadja Kadijatou. La nostalgie du pays, ramena Baba Issiaka à Porto-Novo, sa ville natale où il s’installa avec sa femme et leurs deux premiers enfants. Ce fut Al-Hadja Kadijatou qui amena pour ainsi dire parmi la gent féminine du voisinage le port des amples boubous djellaba qu’elle arborait avec élégance lors des fêtes ou au cours des réunions des comités de défense de la révolution béninoise dont elle deviendra une des figures de proue, ce qui lui valut le surnom d’Al Hadja CDR. Un handicap dû à une blessure de guerre à la jambe droite empêcha Baba Issiaka d’intégrer les FAD (Forces armées dahoméennes) comme bon nombre de ses compagnons d’armes revenus au pays.
Il adopta comme activité professionnelle le métier de tontinier. Aussi sillonnait-il la ville sur un vélo muni d’une sacoche et d’un registre pour collecter et inscrire les épargnes dans les maisons, sur les marchés et les lieux de travail. Quelques années après le début de cette activité, il fit construire sur un pan de terrain sis aux abords du carrefour principal du voisinage une boutique au fronton duquel il fit poser une plaque portant la calligraphie « Grâce de Dieu ». Ce bout de terre était un résidu de la propriété familiale que les voiries urbaines avaient éventrée et copieusement grignotée de ce côté-là de la route. La construction de bambous peinte à l’origine en brun vira promptement au vert uni pendant la révolution comme cela seyait en ces temps-là de célébrer la mue du drapeau national tricolore. Sa journée de tontinier achevée, sur le coup des cinq six heures, ses ablutions et sa prière du soir accomplies, vêtu d’un complet agbada blanc, il ouvrait la boutique, en sortait deux enceintes acoustiques qu’il disposait à l’entrée puis s’activait un moment derrière le comptoir pour ranger des articles et faire des comptes avant de venir prendre place dans un fauteuil à la devanture. Mais avant de s’asseoir, aussi loin que remontent mes souvenirs un 45 tours qu’il opérait sur un électrophone faisait jaillir des enceintes acoustiques les sonorités dynamisantes de l’air Tentemba du Bembeya jazz. A ce son, tout le voisinage jusqu’aux abords de la gare ferroviaire et du poste de la gendarmerie nationale savait que la boutique « Grâce de Dieu » venait d’ouvrir ses portes. De proche en proche, cette information était véhiculée plus loin dans le quartier et bien au-delà. Et les premiers clients affluaient qui pour acheter des boîtes de conserve, des boissons, des piles électriques, une ampoule, quelques cigarettes des marques Gauloise, Nationale, Craven etc. Tentemba arrosait le début de soirée 3, 4, 5 fois, parfois même jusqu’à 10 reprises avant que le silence ne s’instaure, nous laissant toujours avec la sensation d’une soif inassouvie. Je ne sais jusqu’aujourd’hui la signification des paroles de Tentemba mais les sonorités résonnaient à l’oreille comme un appel puissant, une exhortation irrésistible « à quelque chose », comme le message d’entame d’un crieur public, d’un « Kpanlingan ».
C’était probablement en raison de cette tonalité caractéristique que Baba Issiaka avait élu cette production comme air d’annonce. Peut-être connaissait-il lui-même du fait de son séjour en Guinée la signification des paroles entonnées par Aboubacar Demba Camara, Kaba Salif et leurs confrères ? Je ne le sais pas. Peu importe, c’est tout le pouvoir de l’art musical de déclencher un ressenti particulier propre à chacun et bien souvent de faire partager le même ressenti à des degrés divers par une collectivité d’individus. Et Le Bembeya jazz avait le talent d’exceller avec maestria dans cet art de la transmission d’émotions. Au fur et à mesure que la soirée avançait, quelques hommes du voisinage et certains de ses amis venus de plus loin rejoignaient progressivement Baba Issiaka et le groupe de 6 à 10 personnes devisaient assis sur des fauteuils en bambou devant la boutique. Il parlait souvent des combats âpres à Dien Bien Phu, de Cherifath la fille qu’il avait d’une vietnamienne et qu’il lui tardait de revoir un jour. Nul dans le quartier et bien au-delà n’ignorait l’origine de la dénomination « Grâce de Dieu » qu’il avait donnée à sa boutique et qu’on retrouvait inscrite sur sa sacoche de tontinier, sur sa bicyclette Raleigh, et plus tard sur la mobylette BB qui remplaça le vélo. Il était revenu de guerre par la grâce de Dieu disait-il. Il avait maintes fois échappé à la mort, mais jamais d’aussi près que lors d’un accrochage où son bataillon essuya des tirs de combattants vietminh en embuscade. Une balle lui frôla la tempe à deux ou trois centimètres près, guère plus, comme l’attestait la strie carbonisée laissée sur son casque. Il donnait souvent une idée de sa chance en montrant entre le pouce et l’index l’écart auquel il devait la vie par la grâce divine. Le casque avec sa strie noirâtre ainsi que des médailles et autres décorations de guerre étaient visibles dans une armoire vitrée, bien en évidence dans le salon familial.
Vers le milieu de la soirée, il jouait sur l’électrophone l’air Lefa, une autre production culte du Bembeya. Si Tentemba résonnait comme une exhortation, Lefa était une véritable exultation au cours de laquelle les voix et les instruments conjuguaient leurs notes dans une déclamation exubérante, une transe rythmique qui déclenchait des pas de danse, des mouvements spontanés du corps même chez les jeunes bébés au dos de leur mère. C’est souvent au son de Lefa que mon père envoyait l’un ou l’autre d’entre nous dans la boutique pour lui acheter une bouteille de vin, environ, une ou deux fois par semaine. Pendant longtemps, pour moi et probablement pour bien d’autres «non informés » du voisinage le vin était synonyme d’une bouteille contenant le liquide rouge sang fermée par une capsule avec une étiquette portant l’image du buste d’un homme et l’inscription « Le Bakr» et qu’on trouvait chez « Grâce de Dieu». Ce fut un de mes oncles, en fait un cousin de mon père surnommé « Tonton Yovo », toujours tiré à quatre épingles, qui administra aux hommes de la maison pendant un repas de nouvel an la démonstration qu’il y avait « vin et vin ». Il était le cuisinier de la famille d’un coopérant français installé à Cotonou. En visite chez nous un premier Janvier, mon père avait décapsulé une bouteille de vin à l’intention de l’hôte de marque qu’il était. Il examina la bouteille, m’appela, me remit un billet de 5000 francs CFA, griffonna quelques mots sur un bout de papier et me demanda de me rendre en vitesse à la place Kokoyè à une dizaine de minutes à pied de notre demeure. « En face de la Bata qui vend des chaussures, me dit-il, il y a une nouvelle boutique. » « Remets ce papier au boutiquier ».
Je revins à la maison avec deux bouteilles de vin bien plus petites que la bouteille « Le Bakr ». Tonton Yovo débouchonna précautionneusement une des bouteilles. Il rassembla les hommes de la maison autour de lui, remplit à moitié un verre avec le contenu d’une des bouteilles et leur demanda de goûter à tour de rôle. Le verre passa de main en main. Une fois le tour achevé, il prit un second verre où il versa du vin « Le Bakr » qu’il tendit à mon père en premier. Mon père en avala une gorgée et la recracha immédiatement avec sur le visage un rictus de dégoût. Le verre circula parmi les hommes déclenchant chez chacun d’eux la même répulsion pendant que Tonton Yovo arborait un sourire énigmatique. Depuis ce jour-là, je devais faire le trajet jusqu’à la boutique « Chez Zoumènou » sise place Kokoyè pour procurer du vin à mon père. Ma mère, la dame la plus soucieuse au monde d’entretenir des relations harmonieuses avec le monde entier me remettait une serviette dans laquelle je devais envelopper la bouteille, en vérité la camoufler pour éviter d’offusquer Baba Issiaka au cas où il me verrait passer. Cependant, il s’aperçut inévitablement au bout d’un certain temps que je ne venais plus chercher du vin chez lui puisqu’un soir pendant que Lefa inondait le quartier de ses sonorités joyeuses, il m’interpela alors que je revenais de la place kokoyè avec ma bouteille de vin enveloppée, discrètement serrée contre le corps. Il me demanda de lui montrer ce que je portais sous le bras. Il examina la bouteille, me la remit en disant : « Ton père aurait dû me dire qu’il voulait du Bordeaux, j’aurais mis cela à disposition dans la boutique. Je ne devais même pas vendre du vin. C’est pour le bien des gens qui achètent chez moi que j’ai choisi le vin Bakr parce que c’est l’un des moins chers. » Il ajouta : « Heureusement que j’ai eu l’idée de t’interpeler. Jusque-là je supposais que ton père t’envoie ailleurs parce que j’ai supprimé le bon ». En effet comme tous les commerçants de voisinage il vendait à crédit au début de son installation, mais depuis quelque temps, il avait mis fin à cette pratique. Deux panneaux décoratifs qu’il fit calligraphier par un artiste peintre de la place Bayol informait la clientèle sur cette résolution : Le premier portait l’inscription : « Le Bon sera accordé aux vieillards de 90 ans accompagné de leur père » Le second dont la rhétorique m’amusait tout autant que le défi posé par le premier disait : « Ayant été bon d’accorder des bons, le résultat des bons n’étant pas bon, j’ai jugé bon, qu’il est bon de supprimer les bons »
Le dimanche qui suivit cet épisode, son fils Issiaka sonna à notre porte et remit à mon père de la part de El Hadj une corbeille contenant 2 bouteilles de vin et une gamelle de foutou d’igname accompagné d’une sauce d’arachide à l’agneau nappée de gombo. Dès lors je redevins un acheteur fidèle de vins chez « Grâce de Dieu » .
Vers la fin de la soirée, aux alentours de 22heures quand nous entendions les notes de la musique Waraba du Bembeya se glisser gracieusement dans l’air du quartier, nous savions que « Grâce de Dieu »n’allait pas tarder à fermer. Il fallait se dépêcher de faire une dernière emplette indispensable pour la nuit où la journée à venir. C’était souvent lorsque résonnait Waraba que bien des gens sortaient pour acheter une bougie en prévision d’une coupure de courant mais bien plus couramment l’anti-moustiques dont la fumée était censée éloigner les insectes funestes.
Waraba était aussi la musique que « Grâce de Dieu » dispensait souvent les dimanches. Ses notes répandaient alentour, une joie calme, apaisante en symbiose avec la lumière dorée de ce jour de repos et de grâce. D’habitude, les dimanches c’était Issiaka qui tenait la boutique. Il trônait derrière le comptoir où il s’occupait à faire ses devoirs de classe entre deux services aux clients. Dans toutes les classes qu’il fréquenta et partout ailleurs, lorsqu’on lui demandait la profession qu’il envisageait, il répondait invariablement avec assurance et aplomb : « Général d’armée internationale» Environ une fois par mois, les jours de congé scolaire, il suivait son père dans sa tournée de tontinier en vue de connaître la clientèle et les comptes afin d’être à même de régler les affaires au cas où un malheur viendrait à toucher son père. Issiaka avait une haute stature peu commune à son jeune âge qu’il tenait de sa mère et de son père, surtout de ce dernier, un véritable colosse, une force de la nature. Sa mère venait s’aérer à l’auvent de la boutique les dimanches après-midi. Drapée d’une Djellaba aux tons fleuris, elle s’étendait sur une chaise-longue, comme baignant dans les ondes de Waraba. Al-Hadja Kadijatou irradiait son sillage d’un charme inoubliable que le léger embonpoint qu’elle allait accuser à la mi-temps de vie n’altéra en rien, bien au contraire l’âge semblait bonifier sa grâce. En vérité elle était une fort grande et belle dame. Des années plus tard parvenu à l’âge adulte sous d’autres cieux, une édition du roman « Dramouss » de Camara Laye qui passa entre mes mains, devait ramener son image à mes souvenirs. Elle était probablement née à la confluence de plusieurs ethnies de la Guinée car son charme se conjuguait en tout point avec l’évocation figurant en quatrième de couverture du livre. « Femmes aux seins hauts comme les Peulhs, aux dents d’une blancheur éclatante comme les Malinkés, à l’allure provocante comme les Soussous, ou aux longs cous cerclés d’anneaux comme les filles de la zone forestière ». Infirmière de profession, sage-femme chef à l’hôpital, son caractère imposant lui avait conféré une place importante parmi les Comités de Défense de la Révolution de la ville et du pays. Son origine guinéenne participait beaucoup à son influence dans ce cercle du fait de la fraternité que le parti révolutionnaire s’évertuait à tisser avec le parti ami du précurseur Guinéen dont le nom et les hauts faits étaient cités à maintes reprises dans les discours des pontes du régime et en particulier dans les interminables harangues du premier d’entre eux. En ces temps-là de la révolution, l’aura de l’orchestre national Bembeya Jazz rejaillissait sur tout ce qui était en lien avec la Guinée et en retour le culte de la révolution guinéenne instillée dans les masses décuplait la popularité du groupe musical.
Ce fut environ 6 mois après le début de la révolution que survint l’événement qui devait nous marquer pour longtemps dans ce bout de la ville autour de « Grâce de Dieu ». Si je me rappelle que c’était au tout début du mois d’Avril c’est du fait de mon oncle Robert. Elève interne en classe de terminale au Lycée Béhanzin, il revint un matin de bonne heure à la maison pour chercher un ouvrage scolaire dont il avait besoin pour la journée. Il nous confia une nouvelle qu’il disait tenir d’un soldat de ses connaissances qu’il avait vu en faction devant la gendarmerie alors qu’il cheminait en direction de la maison. Selon ses dires un coup d’Etat venait de renverser le régime révolutionnaire. L’annonce de la nouvelle sur les ondes était imminente. Cette information se répandit comme une traînée de poudre dans le quartier et gagna bientôt la ville entière. Les gens se mirent à l’écoute autour des postes de radio, dans l’attente de la musique militaire et du discours du nouvel homme fort qui devait s’ensuivre comme de coutume. Maintes familles par crainte d’éventuels troubles interdirent à leurs enfants de se rendre à l’école. La journée passa sans que nulle annonce ne vînt corroborer cette information. Vers le coup de 18 heures alors que Tentemba retentissait, l’oncle Robert arriva avec un sourire narquois et nous informa qu’il nous avait fait avaler un gros poisson d’Avril. Deux jours plus tard il devait se rendre compte à ses dépens du caractère suicidaire de cette plaisanterie qu’il avait concoctée avec certains de ses condisciples. Mon oncle Paulin, officier de police en service à Cotonou nous réveilla en pleine nuit et pria mon père d’aller extraire l’oncle Robert du Lycée Béhanzin dès le premier chant du coq et de le sortir sans délai du pays. A ses dires, son nom figurait sur une liste d’élèves et étudiants identifiés comme « étant à la solde des forces réactionnaires et contre-révolutionnaires » dont l’incarcération en vue d’une rééducation et d’un redressement idéologique était imminente, peut-être même le lendemain même. Ils auraient déjà été doigtés par des informateurs aux policiers en civil chargés de procéder à leur arrestation. La nuit suivante, l’oncle Robert se retrouva camouflé au milieu de sacs de charbon dans une voiture bâchée qui passa la frontière nigériane. Il logea quelques semaines chez un membre de la famille émigré à Lagos avant une longue traversée du Nigeria qui l’amena à Niamey au Niger pour un exil qui allait durer 17 années.
Ce fut un peu moins d’une semaine après ce poisson d’Avril malencontreux que le traintrain du voisinage fut secoué par l’annonce tragique. Ce jour-là, le soir avançait sans que nous n’entendîmes l’entame entraînante de Tentemba irradier l’atmosphère du quartier. Les premiers qui s’inquiétèrent du fait et voulurent en connaître la raison trouvèrent Baba Issiaka à la maison, le regard recueilli, affligé, égrenant son chapelet. Il les informa qu’ouvrir la boutique en ce jour était impossible. Comment le pourrait-il ? Comment pourrait-il jouer Tentemba ou Lefa, ce soir ? « Abdoulaye Demba Camara était le cœur, l’âme du Bembeya » El Hadja CDR a reçu un téléphone d’un parent de Conakry lui annonçant la mort d’ADC à l’hôpital quelques jours après un accident de route survenu à Dakar où le Bembeya avait atterri pour un grand concert sur l’invitation de l’Etat sénégalais. L’information fit le tour du voisinage et rapidement du monde afflua dans la maison et entoura Baba Issiaka .
Ainsi commença une succession de soirées silencieuses; La joie que dispensaient les airs du Bembeya diffusés par « Grâce de Dieu » pouvait-elle se conjuguer avec cet événement ? A l’évidence non. Le ciel lui-même semblait de cet avis si l’on peut dire. Une réjouissance prévue de longue date pour célébrer en soirée un événement dans une famille du voisinage fut avortée brutalement pour ainsi dire par la nature plongeant les « briseurs de pluie » mobilisés pour la circonstance dans la déconfiture. Alors que les tentes avaient été dressées sur la petite place jouxtant « Grâce de Dieu », l’éclairage installé, les instruments de l’orchestre « Akpala « mis en place et qu’on attendait plus que la venue du chef de la formation le grand Souradjou pour lancer les festivités, une violente bourrasque, accompagnée d’un déluge terrible dévasta l’organisation et dispersa l’assistance en un éclair.
Au bout du septième jour après l’annonce de la tragédie, « Grâce de Dieu » rouvrit ses battants silencieusement pour ainsi dire. Ce fut seulement vers la fin de la soirée un peu avant que la boutique ne ferme, que j’entendis pour la première fois, s’égrener dans le silence nocturne les notes mélancoliques de « Wouloukoro » du Bembeya jazz. Il en sera ainsi tous les soirs pendant environ un mois. Quel autre air que « Wouloukoro » pouvait mieux accompagner, assister notre recueillement en ces moments imposés par une cruelle fatalité, en vérité l’imprudence d’un chauffeur, un excès de zèle peut-être ? La réflexion de mon père, chauffeur, transporteur routier de son état résonne encore à mes oreilles « Pourquoi se presser lorsqu’on ramène des passagers de l’aéroport? En tout temps, il suffit de rouler à la juste mesure des conditions et on arrive à bon port. C’est aussi aux passagers d’exiger du chauffeur qu’il vous conduise à une allure sécurisante. S’il ne se conforme pas à votre désir, il faut exiger qu’il vous débarque sur le champ.».
Bien des années plus tard sous des cieux hors d’Afrique où le Bembeya Jazz n’évoque rien pour grand monde, le hasard ou une quête inconsciente mit entre mes mains l’album « Dix ans de succès » enregistré au palais du peuple de Conakry en 1971 lors du gala du dixième anniversaire du Bembeya. Quand le souvenir de ces temps sous le soleil d’Afrique s’insinue en moi, c’est toujours un ressourcement renouvelé que d’entendre les instruments et les voix éternelles du Bembeya exulter d’allégresse jusqu’à en pleurer.
Théophile Nouatin
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