Si je botte en touche l'aspect financier et économique, je n'oublie pas les motivations et fonctions plus ou moins cachées de la décision. Et la presse béninoise non stipendiée —je ne parle pas des « Fraternité et consorts » à la botte du pouvoir, pas non plus du douteux NT qui louvoie au gré de ses intérêts —mais je parle de titres sérieux comme l'Événement Précis, ou d'un journal résolument combatif--certes un peu trop --comme le Matinal. Dans ces journaux, on a pu en gros faire une recension des motivations de la manœuvre de dépaysement itinérant du conseil des ministres. Ainsi, dans l'article que l'EP a consacré au sujet, on peut retenir que pour le gouvernement, l'objet est d’« assurer davantage la proximité entre le gouvernement et les populations ». Donc, la proximité du gouvernement et des populations c'est lorsque que M. Yayi Boni présente sa bouille dans chaque département ! Et les préfets qu'il refuse pour certains d'ailleurs de limoger, et les sous-préfets et consorts, ils ne représentent pas le gouvernement dans leurs circonscriptions respectives ? Les citoyens ne demandent pas à s’impressionner de voir le gouvernement et le président dans leur département ; ce qu’ils veulent surtout, d'où qu'il agisse, ce sont les résultats de l’action du gouvernement. À quoi ça sert d'être « proche des populations » comme s’en justifie le pouvoir, si cette proximité, comme c'est le cas jusqu'à présent, n'a rien donné de concret ? Les conseils des ministres qui se déroulaient à Cotonou rendaient-ils le gouvernement plus proche des populations de l'Atlantique et de Cotonou ? Et le cas échéant, qu'est-ce que cette proximité à apporté aux Cotonois et aux populations de l'Atlantique? N'importe quoi ! Espérons que quand Yayi Boni va transporter le tréteau du conseil des ministres à Parakou, il en profitera pour nous dire les vrais assassins du juge Coovi, qui a été sauvagement massacré dans cette ville un peu avant son élection en 2006. Espérons que quand il sera dans le chef-lieu du Couffo, M. Yayi Boni nous dira aussi qui a assassiné ou fait disparaître M. Dangnivo qui, je crois, doit être originaire de ce département et dont la famille attend dans la souffrance et l’incertitude depuis plusieurs années d’être éclairée sur la disparition de leur fils. Et quand M. Yayi Boni sera à Porto-Novo, j'espère qu'il dira en regardant les Aïnonvi droit dans les yeux comment lui Yayi a gagné les élections de mars 2011 face à l'un de leurs fils qui était bien plus qualifié que lui ! Et au passage, il leur dira aussi comment on a pu arriver à ce monstre d'amas de bétons et de ferrailles dressé aux portes de la ville, et qui était censé être le siège de l'Assemblée nationale. On pourrait décliner à l’envi la liste des missions prioritaires de cette fameuse « proximité entre le gouvernement et les populations ». Dans le même article de l'EP, le journaliste demande si conseil des ministres ne rime pas désormais avec campagne électorale. Et, je crois qu'il touche du doigt l'une des fonctions expresses de l'opération : faire campagne, conditionner les populations à désirer et bientôt, exiger le maintien au pouvoir de l'homme du peuple. En somme, populisme et démagogie tissée dans le culte de la personnalité conduisent à une posture inconstitutionnelle et antidémocratique. Le désordre intellectuel et moral incarné par l'irruption de Yayi Boni sur la scène politique nationale montre là ses œuvres les plus obscures, à savoir le défi à l'ordre constitutionnel et à la régularité démocratique ainsi que le mépris des lois. Et, comme nous l'avons appris avec Kérékou, ce genre de coup de force qui se prépare possède évidemment son plan B. Le journal y fait allusion en relevant que, à défaut de rouler pour lui-même, Yayi Boni, par cette opération loufoque, grossière et obscène, pave le chemin de ses futurs marionnettes et de son parti pour les prochaines élections : communales, législatives et présidentielle. À l'instar de leur chef, il va de soi que les ministres originaires des chef-lieu d'accueil de ce nouveau type de conseil des ministres s'offriront de nouvelles occasions de campagnes électorales, en toute illégalité et aux frais du contribuable, comme le suggère Christian Tchanou dans l'EP. De ce point de vue, il s'agit aussi quelque part d'une tournée de remerciement et d’une cérémonie de passage de relai politique aux membres du parti au pouvoir ou à ses alliés : le conseil des ministres devient ainsi une agence de publicité de M. Yayi Boni. Dans une même veine et moyennant certes un gongorisme désuet, l'avocat et activiste Djogbénou fait une analyse décapante de l'opération. Il commence d'abord par mettre en garde contre l'air de famille que l'opération peut entretenir avec la décision du pouvoir de départementaliser les fêtes de l'indépendance. Cette décision, pense-t-il, à l'époque a suscité l'enthousiasme de nombreux observateurs de la vie nationale dont lui-même, et qui à l'arrivée n'a pas porté ses fruits. Et qui laisse d'autant plus sceptique que, à l'instar de tout ce qu'entreprend notre docteur en économie, n'a pas fait l'objet du moindre rapport d'évaluation. Après cette mise en garde, Me Djogbénou passe au crible les inconvénients et les avantages de l'opération, ce que dans son langage apprêté il appelle les hypothèques et les intérêts. Pour les inconvénients, le célèbre avocat relève à juste titre : 1. L'énorme gâchis en temps. 2. Le coût financier. 3. Le coût humain et /ou en vies humaines. Pour les avantages rien que des futilités et des choses peu mesurables. On notera surtout la visibilité des ministres dans nos départements et une certaine ambiance illusoire de faaji que la sortie des personnalités ne manque pas d'occasionner. On fera beaucoup de politique, c'est-à-dire des promesses, des gestes et de gesticulations, de la démagogie mais comme le demande l'intrépide avocat et membre d'un parti nouvellement créé, qu'est-ce que tout cela ferait gagner au pays et à l'État béninois ? Mon cher Pancrace, la réponse va de soi : rien ! La dernière partie de l'analyse critique de mettre Djogbénou est celle qui pose la question philosophique de la forme organique de l'État dans son rapport avec le territoire national. Un État par définition comme tout organisme a un centre, un cœur. Et, dit Me Djogbénou à juste titre, le cœur d'un être vivant ne se balade pas dans ses autres parties. Le cœur est au cœur du mouvement vital et impulse l'énergie qui fait fonctionner l'ensemble de l'organisme. Et puis, pour finir Me Djogbénou, en soulignant l'absurdité de cette décentration, préconise un mouvement radicalement inverse. Il suggère que toute la vie politique du Bénin, au lieu d'être délocalisée, soit concentrée dans sa capitale politique à savoir Porto-Novo. Que Cotonou cesse d'être le siège du gouvernement. Je crois qu'on ne peut que reconnaître la cohérence du parti pris citoyen de l'un des fondateurs du parti éponyme qui veut faire entendre la voix de la rationalité légale et citoyenne dans le débat politique. Je crois que tout observateur de l'actualité nationale qui a parcouru la presse ces derniers jours, a pu se faire une idée des motivations, des fonctions et arrière-pensées que nourrit M. Yayi Boni dans cette trouvaille absurde qui consiste à rendre itinérant et tournant le conseil hebdomadaire des ministres qui siège traditionnellement à Cotonou. Manière coûteuse et futile de rapprocher le gouvernement des populations. Imagine un peu ce que ça serait si, à tous les niveaux de chaque détenteur d'une parcelle d'autorité : maires, préfets de région, élus, présidents de société, ministres etc. chacun décidait désormais de se balader aux quatre coins de son territoire chaque fois que se tient une réunion devant décider des affaires de la cité, ou de la société ? Nous aurions une société en perpétuel mouvement, un pays qui troquera le travail et les résultats concrets contre des cérémonies et des déplacements aussi coûteux que stériles ! Absurdité idiote et fait du prince débile. S'il n'avait tenu qu'à cette dernière initiative loufoque de M. Yayi Boni, tu penses bien, mon cher Pancrace, que je ne me serais pas donné la peine de t'imposer un retour sur ce sujet du dépaysement tournant du conseil des ministres, après tout ce que nous en avons dit dans notre échange précédent. En fait, que ce soit sur ce sujet, comme sur le sujet de la départementalisation des fêtes de l'indépendance ce sont ma réserve et ma suspicion qui dominent, et je les renvoie dos à dos à leurs obscures inspirations. Je dérive ma suspicion de la réflexion que m'a permis de faire ta remarque sur le sujet du conseil des ministres. Dans ta lettre, te souviens-tu, mon cher Pancrace, tu t’étonnais de l'importance sociale et médiatique que les gens accordent au conseil des ministres. Il est vrai que c'est à ces assises que se prennent beaucoup de décisions concernant le pays et surtout se prononcent les nominations chères à nos élites. Cette fonction de lieu de nomination qu’assure le conseil des ministres et dont rend compte le communiqué en est pour beaucoup dans l'intérêt médiatique et social qu'il a acquis au fil des années. Il y a des pays dans lesquels les gouvernements sont d’autant plus efficaces qu'ils sont discrets sur la tenue de leur réunion hebdomadaire, et ces pays ne sont pas, comme tu peux t’en douter, parmi les plus pauvres de la planète. Il semble qu'en la matière, plus on fait du bruit autour des conseils des ministres, plus les conseils des ministres sont érigés en un moment national, moins on y décide de choses qui améliorent la vie de la collectivité, mis à part bien sûr le bonheur carriériste d'une minorité de profiteurs de la chose publique. Le président Yayi Boni et ses ministres en sont d’ailleurs les premiers exemples, et les personnes qui bénéficient des nominations qui se prononcent chaque semaine depuis son arrivée au pouvoir ne font que leur emboîter le pas dans la jouissance scandaleuse et souvent à vie des facilités de l'État. Au Bénin, à l'instar de la politique au sommet, le conseil des ministres a-t-il jamais servi à autre chose ? Telle est la raison de sa relative notoriété et de la reconnaissance sociale et médiatique dont il jouit dans notre société, une société sans travail, sans production effective mais dont le gouvernement procède à tour de bras à des nominations selon des tractations népotistes et régionalistes qui sont au cœur des pratiques et des mœurs politiques. C'est de cette notoriété débile du conseil des ministres que provient l'exploitation que veut en faire Yayi Boni par sa décision de dépaysement tournant du lieu de ces assises hebdomadaires. Il doit tenir le conseil des ministres pour la grande affaire de l’existence nationale et lui-même pour Merlin l'enchanteur pour ainsi croire que son passage dans chaque département serait considéré par les citoyens éblouis comme une aubaine qui transfigurerait leur département et leur vie propre. Or, selon ce que tu as dit toi-même, si tous les Béninois étaient comme toi, ce théâtre itinérant ne ferait pas recette et tournerait à perte. Car, contrairement à moi qui lis régulièrement le compte rendu du conseil des ministres dans l’espoir d’être nommé ambassadeur du Bénin auprès du Benelux, tu me dis que tu n'as jamais lu de ta vie un seul compte rendu de conseil des ministres--tous régimes confondus. Ou plus exactement tu précises que tu n'en a lu parfois que le tout début parce qu'il fut un temps où tu étais sidéré par le rôle de caisse d'enregistrement des hommages funèbres que les régimes successifs faisaient jouer au conseil des ministres, rôle qui transparaît dans le compte rendu hebdomadaire. Or, c'est justement à partir de l'observation attentive de cette fonction de caisse d’enregistrement des hommages funèbres qu'est née ma suspicion quant à l'inspiration de l'idée farfelue de départementalisation des assises hebdomadaire du conseil des ministres. Et je tiens à te remercier, parce que c'est grâce à ta remarque que j'ai pris conscience de cette inspiration qui n'est rien moins que régionaliste. Pourquoi ? Eh bien, sans savoir exactement quand et au nom de quoi le conseil des ministres a commencé à observer une minute de silence en la mémoire de telle ou telle personnalité qui a servi l'État et qui est décédé, j'ai vu que l'habitude s’en est installée. Et ce qui n'aurait dû être qu’exceptionnel a été institué. Ensuite, on est parti de la référence directe au serviteur de l'État défunt, à l'hommage à ses parents. Avec Yayi Boni, et son parti pris religieux et régionaliste, la liste des hommages a explosé. En effet, le conseil des ministres assume une fonction symbolique et intégratrice. Selon le consensus frauduleux de la parité régionale Nord/sud, Yayi Boni a veillé à rendre hommage à autant de Saka, d’Arouna, de Issifou que de Bossou, de Zannou, de Amègan ou de Fataï ; autant de chrétiens que de musulmans. Ce qui prouve très bien la dérive et l'usage régionaliste de l'hommage funèbre rendu par le conseil des ministres. La question du dépaysement tournant, que ce soit celui du conseil des ministres ou de la commémoration des fêtes de l'indépendance nationale est enracinée dans la même étiologie régionaliste chère à M. Yayi. En effet, mon cher Pancrace, en ton âme et conscience, à parler sans passion ni parti pris, penses-tu sincèrement que si la capitale économique du Bénin avait été Parakou et sa capitale politique, mettons Natitingou, penses-tu sincèrement que Yayi Boni aurait eu l’éclair de génie de cette idée farfelue de dépaysement itinérant du conseil des ministres ou de la commémoration de l'indépendance ? Idée régionaliste et présentée sous un aspect de bonne volonté populiste sinon populaire. La réponse à l'évidence est non. On a inventé ce dépaysement et l'itinérance du siège des actes de l’Etat pour donner droit à ce qu'on estime être le légitime besoin de ceux qui sont éloignés de la capitale, de nos capitales que le sort historique à toutes confinées dans une même région, le sud, et dans le même bassin ethnique—les Adja/Fon —et il est du devoir du mousquetaire de la justice aux Nordiques historiquement lésés, d'amener vers ses frères ce que l'histoire a injustement établi au sud. La volonté de réaliser ce programme régionaliste ne recule devant aucune violence symbolique ou intellectuelle. Comment peut-on par exemple sauvegarder, construire et consolider l'unité nationale lorsqu'on émiette les actes de l'État dans les régions et les départements sous prétexte de rechercher la proximité ? Ce programme d'inspiration régionaliste est idéologiquement et méthodologiquement ruineux pour l'intégration nationale. Comment voulez-vous concentrer lorsque vous utilisez toute votre passion et vos énergies à décentrer, à déconcentrer avec toutes sortes de motifs populistes, et au prix d'une énergie financière et humaine hors du commun ? Donc cette opération de conseil des ministres tournant, comme la commémoration des fêtes de l'indépendance dans chaque département est à mon avis d'inspiration régionaliste. Elle n'aurait jamais germé dans la tête de Yayi Boni si Parakou avait été la capitale économique du Bénin, et Natitingou sa capitale politique. Alors, les choses auraient été justes et bonnes comme l'histoire nous les aura léguées. Cette vocation de justicier, de redresseur de torts historiques, Yayi Boni entend l'assumer avec passion, constance, et suite dans les idées. Sa présentation et ses justifications apparentes sont trompeuses, d'autant plus trompeuses qu'elles sont sujettes à discussions qui sont autant de manœuvres de distraction et de manipulation. Bien sûr cette inspiration pathétique n'enlève pas à la décision ses fonctions, ses motivations et ses usages qui ont été relevés par la presse et certaines personnalités politiques ou des observateurs de la vie sociopolitique nationale. Cette vocation de Yayi Boni est à mettre en parallèle avec la facilité avec laquelle le Président de la république menace de mettre le pays à feu et à sang. Car ce qui sera mis à feu et à sang, ce n'est pas ce pays des « miens » vers lequel Yayi Boni veut prendre plaisir à aller faire ses conseils des ministres, encore moins les départements du Nord auxquels il donne la chance d'être mis à l'honneur le temps d'une célébration de l'indépendance nationale. Non, ce pays que Yayi Boni menace volontiers de mettre à feu et à sang, c'est cette partie qui concentre dans deux villes jumelles de la même ethnie, à 30 km l'une de l'autre, ses capitales économiques et politiques, pour ainsi dire au détriment du Nord. Heureusement, mon cher Pancrace, qu'il y a quand même des choses que le plus passionné des régionalistes ne peut déplacer vers sa région quels que soit les prétextes avancés. Les gens du Nord n'ont pas la mer ! Quel prétexte Yayi Boni trouvera-t-il pour déménager l'océan dans chaque département qui n'en est pas pourvu ? La foi déplace les montagnes, dit-on. Est-ce que la passion régionaliste peut déplacer la mer ? Je ne crois pas. Cela montre seulement les limites et l'absurdité du mal lorsqu'il se drape dans les atours trompeurs du bien.
Et pourtant, mon cher ami, ce bien n'est pas rare et encore moins inaccessible. Notre amitié n'en est-elle pas une preuve vivante ? Et, en son nom, je te prie de bien vouloir excuser les excès de cette longue explication. J'espère en tout cas que sa longueur ne t’a pas fait perdre de vue l'essence de la précision que je voulais apporter à notre premier échange.
Sur cet espoir, je te souhaite plein succès dans ta mission à Washington !
A bientôt
Amicalement,
Binason Avèkes
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