Les hommes politiques nigérians font souvent référence à la grandeur de leur pays. L'actuel chef de l'État, M Goodluck Jonathan ne déroge pas à la règle. Dans ses vœux à la nation ainsi qu'aux corps constitués, il a ressassé la même antienne : « je promets de faire du Nigéria un pays encore plus grand en 2014 ». Pourquoi cette référence à la grandeur et sur quelles réalités repose-t-elle ? On n’imagine pas les présidents du Gabon ou du Cap vert faire référence dans leurs vœux à la grandeur de leur pays, alors qu’à bien des égards les citoyens de ces pays sont mieux lotis que les Nigérians. C'est que l'idée de la grandeur du Nigéria est un de ces mythes soporifiques fondés dans le réel dont se repaissent les dirigeants, et qui nourrissent aussi l'imaginaire des citoyens depuis leur berceau. Cette grandeur est basée sur des données objectives qui, à première vue, forcent le respect. Primo, il y a l'étendue du territoire : 923 768 km² dont une grand partie s'étend depuis les côtes de l'Atlantique jusqu'aux régions forestières du centre. Cette étendue est l'une des plus considérables du continent pour une nation et probablement la plus grande ramenée à la densité habitable, dans la mesure où la plupart des autres pays plus étendus se situent dans la région aride du Sahel ou du Sahara. La deuxième donnée objective qui découle en partie de la première est la démographie ; la population du Nigéria qui est en pleine croissance s'établit actuellement à 170 millions d'habitants et est promise à un niveau plus élevé dans les années à venir, puisqu'on l'estime à 440 millions en 2050 ; le Nigéria sera alors le troisième pays le plus peuplé du monde derrière la Chine et l'Inde. En 2100 sa population pourrait avoisiner le milliard ! Troisième donnée, le Nigéria est un grand producteur de pétrole ; le cinquième de l'OPEP, le premier africain, le 10e mondial et le sixième exportateur mondial de pétrole.
Enfin, il y a le rang économique. En 2010, le FMI considère le Nigéria comme la deuxième économie du continent avec un PIB de 248 milliards de dollars derrière l'Afrique du Sud avec un PIB 423 milliards de dollars et tout juste avant l'Égypte avec un PIB de 235 milliards de dollars. En gros, ce sont ces données territoriale, macro-économique et démographique et leurs retombées géopolitiques et militaires qui font la grandeur du Nigéria dont les dirigeants sont si fiers, une fierté non questionnée et qui a été intériorisée par la plupart des Nigérians. Mais quand on considère ces données et qu'on se demande quelle est leur consistance réelle, en quoi elles sont durables, en quoi elles dépendent des Nigérians eux-mêmes, on s'aperçoit que la fierté des Nigérians pour la grandeur de leur pays, surtout cette morgue qu'aiment afficher leurs dirigeants politiques dans les assemblées internationales ou dans les rapports diplomatiques relèvent plus d'un fantasme que de la réalité. 1. D'abord pour ce qui est de la taille du pays, comme tous les pays africains nés de la colonisation, le découpage du Nigéria n'a pas été l'affaire des Nigérians eux-mêmes ; les Nigérians ont hérité d'un territoire dont le point de vue de la conception n'est pas endogène, mais relève du regard extérieur du colonisateur blanc qui l’a constitué sur la base de ses intérêts propres. La concaténation de territoires divers comportant des ethnies et des groupes tribaux tous plus différents les uns des autres et parfois sans aucun lien réel entre eux sauf le fait d'avoir le même maître européen est un lourd handicap à l'unité du pays aujourd'hui et il s'en faut de beaucoup que le seul principe constitutionnel de la fédération enraye d'un coup de baguette magique la dysharmonie morphologique flagrante du Nigéria, les oppositions parfois irréductibles qui sont sources de conflits communautaires, de guerres et de divisions permanentes. Pour les dirigeants politiques fédéraux, notamment le président de la république, c'est toujours une grande fierté de se présenter à l'extérieur comme le président d'une nation de presque 200 millions d'habitants, mais la cacophonie et le désordre que suscite cette juxtaposition absurde d'ethnies hétéroclites commandent plus de modestie que de fierté. 2. L'autre raison de la grandeur putative du Nigéria est le pétrole dont il est un grand producteur. Mais comment fonder la grandeur d'un pays sur une ressource de rente dont l'existence ne dépend pas du savoir-faire, des efforts ou du génie particulier de ses habitants mais d'un pur hasard géologique ? Les États-Unis, la Russie pour ne citer que ces deux grandes puissances possèdent eux aussi de larges réserves de pétrole, mais non seulement ils n'en abusent pas mais cela n'est pas la seule source de leur richesse, plutôt équilibrée où, à côté des ressources minières, un effort particulier est mis sur l'industrie, l'agriculture, les services, l’éducation, la société, la recherche de pointe, qui rend compte de leur génie et de leur grandeur. Au lieu de quoi, à l'instar de bien des pays africains, le Nigéria a fait d’une ressource, le pétrole, sa seule source de revenus ; et, depuis sa découverte, le pays a drastiquement reculé dans tous les autres secteurs de l'économie comme l'agriculture où il était pourtant en bonne place dans les années 60. Or, dans l'état actuel des choses, si aucune découverte ne vient s'ajouter à l'existant, au rythme d'exploitation courant les réserves du Nigéria représentent 43 années de production ! Ce qui veut dire que si rien n'est fait pour sérieusement diversifier les sources de revenus du pays, d'ici un demi-siècle, au moment même où la population du Nigéria dépasserait les 500 millions d'habitants, tous les puits de pétrole se retrouveront à sec et le pays sera plus pauvre qu'il ne l'était lorsque la population avoisinait les 100 millions d'habitants ! 3. Dernier élément de taille sur lequel est basée l'idée de grandeur du Nigéria, l'économie, qui est créditée du deuxième rang en Afrique. Mais là-dessus, on tourne superbement en rond puisque cette appréciation est basée d'une part sur le PIB, c'est-à-dire la production intérieur brut dont l'essentiel est indexé sur les revenus du pétrole ; et d'autre part sur la démographie d'un pays dont l'unité est sujette à caution. Toute évaluation socioéconomique d'une nation qui se cache derrière des grandeurs macro-économiques sans référence au bien-être des habitants est malintentionnée, idéologique et frauduleuse. Les notions de PIB et de croissance forte n'ont de sens que si elles s'équilibrent avec les besoins fondamentaux d’un pays et les opportunités de ses habitants. Si on considère les premières économies de l'Afrique telles qu’ordonnées par le PIB, on ne comprend pas grand-chose à la réalité socioéconomique du deuxième d’entre elles, le Nigéria, dont la banque mondiale a révélé récemment que pas moins de 100 millions d'habitants vivaient dans la misère ! En revanche, le PIB par habitant est plus éclairant. Comme le montre le tableau ci-dessous, le Nigéria tombe à la 15e place en Afrique, loin derrière le Gabon, le Botswana, la république démocratique du Congo ou le Cap-Vert ! Tous pays qui ne se targuent d’aucune grandeur particulière.
Il apparaît donc que cette grandeur du Nigéria dont ses citoyens, surtout ses dirigeants politiques ne sont pas peu fiers à l'extérieur est plus un fantasme qu'une réalité consistante et durable. À la place de cette grandeur en trompe-l’œil que voit-on concrètement et au quotidien ? D'abord les effets lénifiants et circulaires de ce sentiment de grandeur lui-même, à savoir la tentation de dormir sur ses lauriers et de considérer la grandeur comme un acquis et une fin en soi ; le fait de penser que, comme les données de la grandeur tombent du ciel, sa maintenance serait aussi sui generis, et que les Nigérians n'ont besoin de rien faire pour qu'elle se perpétue. En tout cas, à en juger par la médiocrité, l'incurie, l'injustice, l’arrogance, l'égoïsme de classe, l'immoralité, la corruption et l'impunité qui gangrènent la vie sociopolitique du pays, on n'a pas le sentiment qu'il en aille autrement. Un peu partout, les forces centrifuges s'exercent sur la grande masse hétéroclite du pays traversé de soubresauts et de tensions. Les divisions communautaires et religieuses mettent à mal le semblant d'unité du pays. Le terrorisme fondamentaliste représenté par Boko haram met en péril la vie humaine et la sécurité des citoyens. Parallèlement à ce terrorisme, sévissent aussi, avec des prétentions politiques tout aussi motivées, les activistes du Delta pétrolier dont certains n’ont pas renoncé à l'idéal autonomiste. La corruption est la grande plaie éthique du Nigéria, avec sa source et son corollaire : l'impunité. Chaque année des dizaines de milliards de dollars sont soustraites des caisses de l'État d'une façon ou d'une autre, et les auteurs de ces crimes continuent de parader en toute liberté au sommet de l’Etat et de ses institutions.
Au total, le Nigéria est un pays qui a un très grand potentiel représenté par sa démographie, sa superficie, sa culture, ses ressources pétrolières et minières, ses capacités agricoles. Mais il faudrait une révolution mentale, éthique et politique et beaucoup
+de travail pour transformer ce potentiel en réalité. Et c’est seulement sur cette réalité que pourrait le cas échéant se fonder l’idée de grandeur, qui autrement n’est qu’un serpent de mer.
Prof. Adéléké Banjo
|
|
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.