Nelson Mandela est mort, et des hommages lui sont rendus un peu partout, par toutes sortes de personnes. Hommages plus que mérités, qui traduisent la qualité morale et humaine de sa personne, son sens de l’histoire, son attachement à la dignité de l’homme et à la justice.
Mais pour moi Nelson Mandela n’est pas mort. Et je n’ai pas besoin de lui rendre hommage aujourd’hui. Non pas tant que je ne veuille mêler ma voix insignifiante à certains égards, au chorus des voix grandes et moins grandes, dignes et moins dignes qui lui rendent hommage. En France par exemple, même Marine Lepen du Front National, un parti dont les militants traitent Taubira de singe, parle de Mandela en termes élogieux. Certes l’ennemi, celui qu’on avait méprisé de son vivant devient soudain respectable dans la mort. Et Nicolas Sarkozy qui, malgré l’œuvre historique de libération de Mandela, trouve que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire, ira à ses obsèques, peut-être pour entrer lui-même dans l’histoire…Que les hommages qui pleuvent autour de la mort de Nelson Mandela, plus que ceux dont on le gratifiait de son vivant, puissent remplir une auberge espagnole va de soi. En effet, il y en a des vertes et des pas mûres et, comme le dirait le roi Béhanzin, qui suis-je pour que ma disparition soit une lacune sur la terre ? Qui suis-je pour que l’absence de ma voix soit une lacune dans le concert des hommages à Nelson Mandela ?
Et pourtant, je suis un écrivain né à Hogbonu en Afrique de l’ouest, et mon premier roman est tout entier dédié à Nelson Mandela. Dédié est un faible mot. En fait c’est un roman sud-africain, dont tous les personnages sont sud-africains, l’intrigue est sud-africaine, et le dénouement sud-africain. Selon l’histoire, le titre que j’avais choisi moi-même au départ était « J’irai mourir à Soweto », dans la veine irrévérencieuse du « J’irai cracher sur vos tombes » de Boris Vian, l’un de mes héros littéraires de l’époque. C’est quand j’ai rencontré l’éditeur, après signature du contrat qu’il m’a été suggéré de changer le titre pour lui donner une coloration proche de mon identité béninoise de l’époque -- nationalité à laquelle j’ai renoncée depuis 2011, et les événements honteux qui se succèdent follement dans ce pays sous le règne ubuesque de son actuel président nommé Thomas Boni Yayi. Et ce roman sud-africain est devenu « La Kola Brisée ».
Pourquoi un Africain de l’ouest, de culture fon-yoruba-mina, exilé en France, se métamorphose et épouse l’identité et les préoccupations éthiques, culturelles et politiques d’une autre ère culturelle et régionale de l’Afrique ? Non seulement comme le pensent les anciens Grecs, la politique est en toute chose et inversement, mais parce ce que la situation de l’Afrique du Sud de l’époque condensait au sens du jeune révolté que j’étais, toute la condition de l’homme noir. Et pour l’écrivain que j’aspirais à être, le geste inaugural était de revêtir l’identité de l’Africain du sud. Mandela incarnait cette identité et cette condition. Il était à la fois une métaphore et une réalité vivante. C’est la raison pour laquelle mon premier roman est sud-africain.
Mon intérêt pour l’Afrique du Sud, et pour Soweto (South-West Township) s’était nourri à la source de mes amitiés sud-africaines dont celle de l’écrivain feu Sipho Sepamla, que j’ai rencontré à Paris en 1985. Sipho Sepamla, qui est né en 1932 à Soweto, sait mieux que personne parler de sa ville natale. Par tout ce que j’ai pu recueillir de lui, et surtout par la lecture de ses œuvres, notamment « Retour à Soweto », traduit en français par Jean-Pierre Richard, j’ai capté le souffle inné et l’âme indomptable de cette cité étale.
Quand j’ai rencontré la lectrice maison de l’éditeur pour parler de mon ouvrage avant sa parution, cette dame qui avait un certain âge m’apprit qu’elle-même avait vécu en Afrique du sud dans les années 70 où elle a été correspondante de journaux français. Elle connaissait Soweto m’a-t-elle dit, et voulut savoir en quelles années j’y avais vécu. Quand, je lui eus dit que je n’avais jamais mis les pieds en Afrique du Sud, grande était sa surprise !
Mais était-ce si vrai que cela ? La commisération et l’empathie que j’éprouvais pour la condition de l’Afrique du sud incarnée par ce qui sera le destin de Nelson Mandela ne m’avaient-elles pas fait intérioriser tout le paysage et l’âme de Soweto ?
Mais l’identification à Nelson Mandela, et la prédilection pour le thème de la lutte contre l’apartheid n’expliquent pas tout. Si mes souvenirs sont bons, il me semble que c’est Oliver Tambo, un des camarades de lutte de Mandela qui avait dit qu’il ne se battait pas pour avoir le droit de se baigner dans la même piscine qu’un Blanc, mais pour être libre, comme n’importe quel Sud-Africain. Et l’une des réflexions du travail de l’exilé que j’étais à cette époque partait de cette idée. Quand j’étais en Afrique de l’ouest, à Hogbonu ou même à Eko, je ne connaissais pas plus que cela Nelson Mandela, et l’Afrique du Sud était un pays lointain d’où me parvenaient de loin en loin les clameurs étouffées de l’oppression des Noirs, celles surtout que voulaient bien nous relayer les radios des pays occidentaux objectivement et historiquement complices de l’apartheid. Je ne savais pas non plus ce qu’on appelait racisme ; j’en entendais parler, mais comme je n’avais jamais eu l’occasion de le vivre, cela ne me signifiait rien du tout. Au surplus, hormis l’Amérique dont on savait qu’une partie de nos frères qui y avaient été déportés en tant qu’esclaves continuaient d’être opprimés -- et la figure de Martin Luther King nous était connue -- on était loin dans ma génération de s’imaginer que le racisme existait aussi dans les pays d’Europe : et surtout dans un pays comme la France, qui selon le lavage officiel de cerveau du colonisé que nous subissons, passait pour un grand pays de lumière et de droits de l’homme, nous étions loin de nous y attendre à l’enfer du racisme ! Et cette impréparation, qui vous cueille à froid dans l’euphorie de la découverte d’un pays et d’une culture que vous avez aimés sans méfiance ajoute encore un peu plus au ressentiment que génère le racisme anti-noir en France. Comme l’actualité française le montre, il y a d’ailleurs beaucoup à dire sur le racisme en France mais la première mise au point qu’il convient de faire est d’ordre méthodologique et lexical. Comme les Juifs sont parvenus à faire accepter une désignation spécifique à l’oppression dont ils ont été historiquement victimes sous l’appellation d’antisémitisme, je pense qu’il convient que les Noirs refusent de laisser l’oppression dont ils sont victimes, et qui d’une certaine manière a sa propre spécificité, son histoire, ses enjeux, ses raisons et ses modes dans une généralisation fourre-tout sous l’appellation de racisme. La haine, l’oppression du Noir, peut être appelée antinégrisme.
Cet antinégrisme que j’ai vécu et vit toujours en France explique le vif intérêt que le jeune écrivain d’Afrique de l’ouest que j’étais a éprouvé pour la situation de l’Afrique du sud, la posture et le destin de Nelson Mandela, auxquelles je me suis identifié intimement. Et la question en filigrane derrière ma démarche de romancier était : quelle est la différence entre l’antinégrisme que je vivais en France et l’apartheid contre lequel Nelson Mandela luttait en Afrique du sud ? Et les propos de Oliver Tambo sont éclairants à cet égard. Empiriquement, il m’est apparu clairement que la différence entre l’antinégrisme en France et l’apartheid en Afrique du sud, c’est qu’en France les Noirs peuvent se baigner dans la même piscine que les Blancs, alors qu’en Afrique du Sud ce n’était pas possible…Mais cette différence-là n’était-elle pas purement cosmétique ? Les Noirs sont-il nés pour se suffire de se baigner dans la même piscine qu’un Chinois ou un Norvégien ? La preuve du caractère spécieux de cette différence c’est que, en dehors de ses héritages sociologiques qui ne peuvent disparaître du jour au lendemain, l’apartheid n’existe plus en Afrique du Sud, alors que l’antinégrisme -- et les attaques indignes contre Taubira en font foi -- a toujours le vent en poupe en France !
Du point de vue formel, le schéma actanciel qu’impliquait ma posture, et notamment le défi de la transversalité identitaire qui en était le principe ont été une source de tension. Cette tension, ainsi que la fougue de la révolte n'ont pas ménagé la forme de l'œuvre dont l'écriture elle-même a souffert de part en part. Les maladresses d’écriture jurent avec la volonté de transcendance identitaire et l'ambition créatrice de l'œuvre. « Le titre "la Kola brisée " fait certes exotique mais il reste une métaphore confuse qui échoue à rendre compte du contenu du livre » constate Guy Ossito Midiohouan qui considère que l’œuvre est surtout «sauvée par la ferveur de l'engagement de son auteur dans la lutte contre le racisme, pour la reconnaissance des droits de l'Homme et la fraternité entre les hommes »
Près de trente ans après, je ne regrette ni d’avoir écrit cette œuvre, ni le sens profond de ma démarche. S’il y a un regret peut-être à formuler c’est de n’avoir pas conservé le titre initial de l’œuvre qui cadrait bien avec son projet. Ce que je voulais dire dans « J’irai Mourir à Soweto » c’est qu’il vaut mieux qu’un fléau dispose des conditions de son objectivation plutôt que d’en être dénié. Car dans un cas il peut être combattu et éliminé alors que dans l’autre, il a toutes les chances de perdurer…
Cette vérité-là, nous la devons à Nelson Mandela vivant, et à jamais dans nos cœurs !
Blaise Aplogan
Robben Island
Six ans après notre arrivée à Paris, l'oisiveté exceptionnelle et le bouleversement psychologique que génère la maladie projettent devant ma conscience taraudée, les souvenirs de mon aventure européenne comme si avec le temps, elle prenait une tout autre signification.
L'arrivée de Monseigneur Shasha, sa prise en charge de ma situation, la kola de mon père, ainsi que l'intérêt qu'il manifesta spontanément pour Soweto/Seine et son maire Monsieur Gaspard, ne sont pas étrangers à ce retour de la mémoire.
Couché sur le rebord du bar, le chat de Martie me fixait d’un regard mystérieux qui renvoyait au mystère de sa maîtresse disparue.
Depuis que j'étais tombé malade, chaque matin, dès les premiers rayons du soleil, le chat venait là à l'angle du bar et me regardait, pendant que je ruminais mes pensées.
Ce matin, tout y passait. J'ai pensé à notre évasion d'il y a six ans. A la menace du général Van Der Mal qui nous promit du feu et du sang alors que nous avions été retenus par ses services secrets en France, quelques jours seulement après notre arrivée. Il promettait d'en découdre avec nous pour avoir participé à un complot imaginaire. Le spectre de Robben Island nous hanta toute une nuit alors avec, à la clé, son cortège de malheurs. La terrible imagination de ses murs froids et lézardés. Robben Island, cette immense baie de la violence frauduleusement légitimées. Les crépuscules incertains et silencieux où le sang des hommes inonde leur race, rappelant tragiquement que bourreaux et victimes sont irrigués de la même rivière intérieure.
Robben Island au ciel d’écailles. Sinistre endroit où la mort a élu domicile dans l’immensité d’un silence menaçant. Haut lieu d’un holocauste injustifié, où se joue la tragédie d’un monde discret. Sinistre vallée où les rayons du soleil se marchandent à l’aune d’une soumission de tous les instants. Arène de ténèbres monstrueuses où les forts parodient l’insoutenable silence des dieux et des pierres . Robben Island : Nelson Mandela…
Ma pensée sautait du chat au passé, du coq à l’âne
(…)
|
l’Archevêque Desmond Tutu
- Mais cette regrettable malédiction s'entremettait et me taraudait l'esprit. J'ai écrit plusieurs fois à mon père pour lui expliquer les motivations de mon geste coupable, pour lui dire que seul l'amour de Jani m'en avait donné le courage. Mais il ne m'a pas répondu
- Jamais ?
- Jamais ! je vous dis, et n'est-ce pas là une preuve de la malédiction ? Vous savez, je sais qu'il a écrit bien des fois à Paul, mais jamais il ne m’a écrit à moi son propre fils, voyez-vous, ce sont des choses qui ne trompent pas…
- Eh ben, dites donc...
- Et la malédiction continuait. Et plus elle continuait moins j'étais exigeant sur la qualité du travail demandé. Je me disais que mon destin d'ingénieur du son qui, tôt ou tard, devrait se réaliser à Paris, pouvait toujours se construire sur des antécédents professionnels moins valorisés. En attendant, j’avais surtout besoin d’un job.
- Vous avez raison, il n’ a pas de sot métier…
- Oui docteur, après tout, un homme comme le président Carter a été vendeur de cacahuètes à un moment donné de sa vie ; d'autres hommes moins illustres ont dû, à un moment donné ou à un autre de leur existence, exercer des métiers qui n'étaient pas à la mesure de leur talent, et ceci de façon transitoire.
-Tout à fait normal, dit le docteur.
-Parce qu'on était dans un pays où l'égalité des chances le permettait.
- C’est ça l’essence de la Démocratie, dit le docteur avec conviction.
- Comme vous le savez, chez nous, si un Noir est vendeur de cacahuètes ou d'oignons, il faudrait qu'il se batte toute sa vie pour conserver ce maigre acquis.
- Et en France on était, pour une fois de ma vie, dans un pays de liberté, et il en allait tout autrement. Un jour j'ai relevé dans un journal parisien une petite annonce. C'était au sujet d'un job de pompiste dans une banlieue. J'y suis allé en train. Dans le train, j'ai rencontré un jeune Français que j'avais connu dans une société de vente de vin par téléphone. Il s’appelle Philipe. A l'époque, ce Philipe, ayant beaucoup d'expérience dans l'art de parler au téléphone, s'était montré à l'aise et son test a été concluant. Chez moi, ça n'avait pas marché
-- Encore la malédiction ?
— Non, docteur… pas vraiment. Je n'en suis pas à voir la malédiction partout. Non, cette fois-là, j'avais échoué parce que je n'étais pas doué pour la vente par téléphone. De toute manière, je n'avais rien perdu puisque ce Philipe m'a dit que la société avait fait faillite quelques mois après son embauche. Et c'était par pur hasard qu'on se retrouvait encore pour le même boulot. Et il n'y avait pas de concurrence parce que selon l’annonce, les gens cherchaient beaucoup de pompistes. Mais dans le train, Philipe a rencontré une jeune fille de ses amies. Quand on est arrivé à Argenteuil, il a continué avec la jeune fille, préférant remettre son rendez-vous pour plus tard. Moi je n'ai pas fait comme lui.
— Evidemment, dit le docteur.
— Quand je suis arrivé au rendez-vous, la malédiction était déjà là qui m'attendait de pied ferme. Il y avait la secrétaire du garage, une jeune femme blonde et souriante qui m'a dit avec compassion : « désolé, tout est pris ».
C'était trop tard ! La malédiction continuait de frapper. Une des preuves que la malédiction continuait de frapper, c'est que, quelques jours plus tard, j'ai rencontré ce même Philipe à St-Lazare. Philipe m'a demandé à quelle station j'avais été affecté. J'avais honte de lui dire la vérité. De lui avouer mon histoire, de lui parler de mon geste coupable envers mon père dont la malédiction me poursuivait. Aucun Européen - fût-il français - ne comprendrait facilement le caractère sacré des relations entre père et fils en pays zoulou
— Evidemment, dit le docteur.
— Alors j'ai préféré invoquer mon retard au rendez-vous. Mais Le type n’a pas été dupe car il m’a appris qu’il avait été, lui, embauché l’après-midi de ce même jour où la malédiction me mettait les bâtons dans les roues. Et, puis, non seulement ça, deux de ses amis m’a-t-il précisé, des gars qui venaient fraîchement de leur Bretagne natale, avaient été embauchés eux aussi… (…)
Cette malédiction frappa si souvent et si longtemps, dans une myriade de cas semblables que, si je me proposais de vous les narrer, ils prendraient tout le temps des autres choses que vous auriez aimé savoir sur moi. Cette malédiction continua de remplir mes oreilles et ma conscience de fatales stupidités du genre : «. Désolé, tout est pris » prononcées par des jeunes femmes blondes et souriantes, qui la plupart du temps, vous recevaient bien au téléphone et vous fixaient un rendez-vous en bonne et due forme, ou donnaient à espérer jusqu'à ce que vous apparaissiez en chair et en os, et c'est à ce moment précis que la malédiction intervenait…
|
Seul, la tête baissée, les yeux fermés, faisant fi de la présence de l'archevêque, je vivais avec Jani et le pays dans ma tête et dans mon cœur. Ensemble et d'un commun accord, les deux m'attiraient. Pays de mes ancêtres, l'un m'apparaissait comme la source de mes équilibres réels, le creuset de mon identité perdue et de ma personnalité profonde. But ultime de ma vie, l'autre me fascinait et en elle l'amour prenait ses droits bafoués. Ma virilité anesthésiée renaissait avec force. L'image de Jani venait, par saccades, inonder le champ de ma conscience. Je revoyais en elle, cette belle fille que j'avais embrassée plus d'une fois sur la scène majestueuse du théâtre de Jo'burg, et sa beauté s'imposait à moi, concrètement. Elle avait su, seule, espérer mon retour en Afrique du Sud, dès les premières heures de mon exil. Avec le concours de sa mère, elle avait su, en quelque sorte, alléger mes déboires d'exilé en me trouvant un toit et un rêve de substitution en la personne de la mystérieuse Marie. Seule, elle m'avait attendu, bravé le froid despotisme du pouvoir blanc, seule, elle avait cru à la fin de mon exil et lutté pour ça dans le secret avec sa mère. Oui sa mère ! et que dire de la générosité de Madame Bernhard ? Que dire de son dévouement quasi maternel ? Maintenant, à mesure que chaque seconde me rapprochait de Jo'burg, les yeux fermés, je la revoyais faisant irruption sur la scène du théâtre du Provincial Muséum de Jo'burg, cette nuit mouvementée du retrait de Jani. Son regard m'illuminait encore qui s'était posé sur moi cette nuit-là et m'avait profondément troublé. Je me souviendrai toujours avec précision de cette terrible impression que j'avais eue d'être personnellement visé. Maintenant, tout était clair, ce regard insistant et grave ne pouvait avoir été que le regard compatissant d'une belle-mère que la violence du pouvoir blanc et la force des choses avaient contrainte au silence
Oui, c'était ça... à présent j'en étais plus que sûr... Sûr aussi que, grâce au hasard, j'étais enfin sur la route, cette célèbre route qui mène au ciel...
A l’idée du ciel, j'ouvris les yeux et regardai devant moi. Monseigneur Ramshamola était là, immobile. Il semblait n'avoir pas bougé d'un pouce et continuait de me fixer du même regard terriblement émouvant.
— Ah ! dit-il d'une voix blanche, vous voyez qu'il n'est pas mort...
— Mais qui donc n'est pas mort ? demandai-je, un peu agacé.
— Cet enfant métis de votre père, dit-il.
Je le regardai, étonné. Pourquoi l'archevêque me harcelait-il avec un sujet aussi caduc ? J'avais envie d'être seul, me consacrer à la pensée de ce qui m'arrivait, la fin de mon exil, le retour à Soweto, ma rencontre avec Jani, le nouveau départ de notre amour. Mon père était mort, sa kola était brisée avant même que je ne l'ouvre, mais tout cela n'était pas grave, l'important n'était-il pas qu'au bout du compte, il fût d'accord, même du fond de sa tombe de m'accorder que j'avais le droit d'aimer la fille que j’aimais, quelle que soit sa race ? Je voulais sur le coup que l'archevêque Shasha me fît une faveur, une simple faveur : qu'il allât s'asseoir et qu'il me laissât à mes réflexions... Je ne pouvais pas le lui dire, mais je n'avais plus envie de penser à rien d'autre, surtout pas aux erreurs de jeunesse de mon père...
Au même moment, une belle voix d'hôtesse retentit.
« Your attention please... we will be landing on Johannesburg International Airport in a few minutes. Ladies and gentlemen fasten your seat-belt please ».
On allait donc atterrir ! Enfin l'archevêque allait me laisser tranquille juste une minute. Mais avant de s'en aller, il se glissa près de moi et dit d'une voix confidentielle.
— Tu dois pardonner à ton père, vraiment.
|
Steve Biko
Et d’une voix grave, il se mit à la lire :
« Cher Desmond, cher enfant, je t’écris parce que depuis cinq ans, c’est-à-dire quelques mois seulement après ton départ pour Paris, j’ai été emprisonné pour avoir abrité un homme qui était recherché dans l’affaire des émeutes de Shaperville.
Je t’écris depuis les profondeurs de la prison de Robben-Island pour te dire de ne pas m'en vouloir pour tout ce qui s'est passé. Comme tu le vois, si j'avais été libre j'aurais eu le temps de te raconter les raisons qui ont motivé mon comportement injuste dans tes rapports avec Jani. Mais j'espère qu'elle te le dira elle-même. Quand tu l'apprendras tout ce que je te demande, c'est ton double pardon : pardon de les avoir gardés secrets si longtemps, mais pardon aussi parce que je ne serai plus là pour payer ma faute car demain, à l'heure où la terre de ce pays sera encore fraîche des premières rosées de l'aube, vois-tu, mon fils, pour une raison que je ne comprends pas, je serai pendu... »
Monseigneur Shasha cessa de lire. Il sortit un mouchoir de sa poche et essuya son visage. Il étouffa quelques sanglots et, comme pour cacher la source de ses souffrances, il enfouit fébrilement la lettre dans la poche de sa soutane. Puis d'un geste las, il sortit la kola de mon père. Il s'approcha de moi et me la donna, sans avoir le courage de me fredonner la chanson rituelle. Quand je la reçus, je remarquai qu'elle était rompue, brisée, parodiant à sa manière, la triste fin de l'histoire de mon père. Monseigneur Shasha ne fit pas attention. Il semblait avoir oublié le côté rituel de sa mission, se consacrant à ce qui lui paraissait essentiel.
D'une manière grave, il marcha vers le hublot et s'assit.
Seul sur mon lit, les deux cotylédons de kola dans ma main, je fondis en larmes. Je savais que d'avoir été incarcéré par le pouvoir, Père risquait jusqu'à sa vie, mais le savoir est une chose, l'apprendre en est une autre. Deux choses séparées par un abîme. Ma souffrance m'étouffait. Je pleurai seul pendant plusieurs minutes, puis tout d'un coup, me rendant compte que cette mort de Père allait ternir ma joie, je me ressaisis et réagis comme un Sud-Africain. C'est-à-dire comme un homme pour qui la mort et la prison ne devaient pas constituer un motif d'affaissement, mais une stimulation pour la liberté. Alors, dans la mort de mon Père, je puisai mes dernières énergies, je m'accrochai à mon amour pour Jani. Pour moi, cette brisure de la kola, avant même de m'être revenue, était simplement anecdotique et il fallait aller de l'avant résolument de l'avant.
Cette détermination me mit sur mon séant et je gagnai un peu en force. Pas question de se laisser abattre.
Un étrange silence régnait dans le compartiment, ponctué par les sanglots de Monseigneur Shasha. Il dura ainsi jusqu'au moment où l'archevêque le rompit.
— C'est un péché et le Bon Dieu le leur rendra..
Il y eut un long intermède de silence entrecoupé de sanglots.
(…)
— Oh mon Dieu ! dit-il, je me demande à quoi ça m'a servi ce prix Nobel, je me le demande, je me le demande...
(…).
Monseigneur Shasha leva la tête et s'essuya le visage.
— Steve Biko avait raison, dit-il. Nous devons développer la conscience noire. Nous devons pouvoir prendre conscience de ce que cela signifie d'être noir. Mais plus que cela, nous devons garder présentes à l'esprit notre souffrance imposée et la dure histoire qui est la nôtre, nous devons en faire, au regard de l'histoire, une profonde inspiration de riposte pour l'avenir, car ceux qui nous font souffrir aujourd'hui du fait de notre couleur, où qu'ils soient, ne doivent pas réussir éternellement, par le jeu des manipulations, à s'assurer de l'impunité de leurs crimes au regard du temps.
Il s'arrêta et haleta péniblement.
— Pour notre conscience, continua-t-il sur le même ton pathétique, nous devons pouvoir instituer quelques journées mémorables, comme par exemple : une journée mondiale de l'esclavage des Noirs, une journée mondiale de l'apartheid, une journée mondiale de la détérioration des termes de l’échange…(…)
|
Soweto
Maintenant, cette image de Biléké m'exprimait au plus haut point l'élan de mon cœur et de mon espoir pour la vie, la forme la plus authentique du jeu relationnel normal dont j'avais été sevré pendant ces six dernières années. Je me souvins de Joyce, surtout des reflets éblouissants de ses yeux cet après-midi de notre unique rencontre. Mais à travers toutes ces pensées, c'est l'appel profond d'une ville, Soweto, qui grondait en moi. Tout à coup, j'eus l'impression d'être comme un aigle qui, ayant plané haut dans le firmament pendant un certain temps, éprouve le désir de regagner la terre, la bonne vieille terre. Tant il est vrai que j'aimais Soweto.
J'aimais Soweto, malgré ses morts et peut-être à cause d'eux. J'aimais Soweto malgré la brutalité policière, les assassinats déguisés en suicides, malgré le lot quotidien de deuils qui font de cette ville la résidence principale de la mort. J'aimais Soweto avec ses protestations, cette ville où les fabricants de bière font fortune à tous les coups. J'aimais Soweto, cette ville où les balles des policiers sont du même métal que le soleil de plomb. J'aimais Soweto avec les bus bondés d'hommes comme du bétail au rebut. De loin, les yeux fermés, m'envolant à chaque seconde vers elle, je commençais à sentir la chaleur moite des soleils couchants, les odeurs des corps calcinés dans le feu de la violence. Seul avec Jani dans mon cœur, je renaissais au rythme de mes premières amours dont l'élan enrayé depuis six ans avait fini par s'arrêter. Depuis toujours, je voulais être heureux, Noir et intègre et il me semblait, du moins en rêvant, que j'échappais, à chaque seconde qui s'écoulait, à cette terrible parenthèse de violence qu'avait représenté continûment mon existence de Noir…
|
in La Kola Brisée, Blaise APLOGAN, 1990
|
|
|
L'idée est pertinente, et me trotte dans la tête...Merci pour la suggestion.
Rédigé par : B.A. | 10 décembre 2013 à 23:35
Pourquoi pas une nouvelle édition revue et corrigée - ou simplement un tirage - avec le titre de votre inspiration - J'irai mourir à Soweto...
Rédigé par : Thomas Coffi | 10 décembre 2013 à 22:56