Quand on regarde la photo du premier gouvernement d'indépendance de Kwame Nkrumah en 1957, on observe que dans la nation ghanéenne en gestation, l'unification vestimentaire était en marche. Le costume national ghanéen est composé d'une toge avec ou sans tunique, le plus souvent de couleur blanche. C'est une tenue culturellement orientée sud que l'on retrouve au Togo et au Bénin. Les membres de ce premier gouvernement portant cette tenue traduisent ainsi leur adhésion culturelle. Pour faire une nation il faut toujours trouver un noyau culturel qui unit les diversités. Mais comme on le voit, deux ministres n'arborent pas cette tenue, parce qu'ils ne s’y reconnaissent pas. Ce sont justement les deux seuls ministres originaires du Nord de ce premier gouvernement d'indépendance du Ghana.
La problématique du régionalisme, au regard de l'effort de construction nationale est clairement posée là. Pourquoi les deux ministres du Nord qui auraient volontiers porté un costume européen si telle en avait été la consigne, se refusent-t-ils à porter un costume relevant d'une aire culturelle plus proche d’eux que l'Occident ? Parce que, préférer aux siens la langue, le costume ou la religion de son voisin immédiat, est perçu comme sacrilège et met plus en danger son identité que parler la langue, porter le costume ou adopter la religion de l'autre, de l'étranger qui, du fait de sa puissance politique prouvée et éprouvée, a le malencontreux pouvoir de départager les Africains sans coup férir.
C'est dire que déjà, à l'aube de la naissance de la jeune nation ghanéenne, le monstre du régionalisme sortait déjà ses tentacules visqueuses. Mais la problématique du régionalisme est intéressante à considérer dans le cas du Ghana parce que les pères fondateurs de ce pays du golfe du Bénin--pays historiquement clivés dans une opposition Nord-Sud--du fait de leur parti pris panafricain, ne pouvaient être taxés de régionalisme. Et pourtant, à en juger à l'aune des indices du régionalisme d'aujourd'hui,--dont la coloration ethnique des gouvernements est l'un des signes les plus triviaux--le gouvernement de Kwame Nkrumah de l'époque détonne. Il donnerait la fausse impression d'un gouvernement régionalement orienté, dès lors que, ramené à la dichotomie Nord-Sud, il n'y aurait que deux ministres nordiques sur 10 ! Ce qui, selon la pratique et les critères d'un Yayi Boni aujourd'hui relèverait de l'hérésie ou en tout cas du non-sens politique.
Mais qu'elle soit observée dans la perspective historique ou dans l'actualité, la situation ghanéenne est tout à fait singulière. Le Ghana est le pays du golfe du Bénin où la culture régionaliste est la plus faible. Pourquoi y avait-il si peu de ministres « nordiques » dans le gouvernement de Kwame Nkrumah de 1957 ?
1. D'abord parce qu'en tant que panafricaniste, Kwame Nkrumah ne regardait pas ses concitoyens à travers le prisme vicieux du régionalisme.
2. Parce que selon le système ghanéen, existait pour chaque région un poste de ministre régional.
3. Parce que Kwame Nkrumah était conscient que pour construire la nation, il fallait mettre les hommes compétents aux places nécessaires, et non pas comme cela se fait au Bénin sous Yayi une horde de médiocres à n'importe quelle place juste pour assouvir des pulsions et des satisfactions régionalistes ou népotistes.
4. Quatrième et dernier point, et cela est très important, en 1957, si comme partout en Afrique à l'époque, le déficit du pays en cadres bien formés était réel, dans le Nord il était très préoccupant. C'est pour cette raison que Kwame Nkrumah fera voter une loi de discrimination positive en faveur de la région du Nord, une loi qui reste encore en vigueur jusqu'à aujourd'hui.
Autrement dit, lorsqu'on est un chef d'État conscient qui a lu deux ou trois livres, qui est peu ou prou instruit, qui est soucieux de faire avancer ce bout de l'Afrique unie que représente son pays, quand on constate qu’une région de ce pays est sociologiquement arriéré, la réponse ne consiste pas à répandre massivement ses ressortissants dans des postes de ministres, ou de responsabilité, indépendamment de leur compétence, mais tenter (légalement et politiquement) de corriger progressivement les distorsions structurelles.
Ce choix intelligent opéré par Kwame Nkrumah et son équipe en 1957 rend raison de la faiblesse du régionalisme au Ghana aujourd'hui en tout cas dans ses effets néfastes et antinationaux. De même, il explique pourquoi, après avoir traversé sa propre nuit et connu ses moments d'errance, le pays a retrouvé sa voix et s'est remis dans le droit chemin creusé de bonne heure par ses pères fondateurs.
L'autre raison pour laquelle la culture du régionalisme n'a pas le vent en poupe au Ghana est liée à l'influence de l'effet conjugué de la structure territoriale et des désignations. Il y a des structures et des désignations qui sont porteuses de division, de clivage et d'opposition ; et il y a des structures et des désignations territoriales qui les réduisent à défaut de les éliminer.
Dans les pays anglophones du golfe du Bénin, comme le Nigéria ou le Ghana, dans la désignation des régions, interviennent les mots clivant Nord et Sud. Mais il y a une différence entre le Ghana et le Nigéria, c'est que si au Nigéria on a explicitement--dans la période coloniale s'entend--formé la région du Nord et deux régions du sud (le sud-ouest et le sud-est) au Ghana, on a bien une région du Nord mais il n'y a pas de région du sud. Ce qui dans les termes désamorce la mécanique de l'opposition régionaliste nord-sud. Entre ces deux pays celui où l'opposition Nord-Sud exacerbée au point d'avoir poussé à une guerre civile et de réclamer régulièrement et de façon soutenue comme une divinité diabolique des centaines de morts selon les situations politiques ou économiques, c'est bien celui des deux pays qui utilise les termes Nord et Sud dans la désignation de ses régions.
Avec la désignation, la structure territoriale des régions en est pour beaucoup dans la culture régionaliste.
Au Nigéria, même s'il est en principe difficile de parler d'opposition lorsqu'il y a trois entités, on observe que dans la mesure ou deux d'entre elles sont étiquetées sud, alors le clivage Nord-Sud se met en place.
Le parti de la convention du peuple, qui avait gagné 72 sièges au sein de l'Assemblée Législative, constitua le gouvernement. Du côté opposé, le Parti antigouvernemental le plus puissant de la Chambre était celui des Peuples du Nord qui détenait 12 sièges. Les 20 sièges qui restaient étaient pour la plupart entre les mains de candidats non-inscrits mais ces candidats commencèrent avant peut à se rattacher à un parti ou à un autre, et vers le milieu de 1956 le nombre de sièges détenus par le C.P.P. fut porté à 79.
Lorsque le chef du Parti des Peuples du Nord se leva pour présenter les membres de l'Opposition, j'annonçai qu'en tant que chef du gouvernement j'avais quelque chose à dire sur la question. Je me disais, convaincu que dans les démocraties parlementaires, il pouvait y avoir dans certains cas ce qu'on pouvait appeler une « opposition officielle », ainsi que cela était dans l'Assemblée précédente, mais que j'avais compris que l'interprétation normale de l'idée de l'opposition, c'est que ce parti-là serait capable de constituer un nouveau gouvernement sans tarder, dans le cas où le gouvernement actuel viendrait à tomber. Ceci ne pourrait pas se faire, étant donné la composition de la soi-disant opposition. Je dis que le gouvernement aurait besoin d'un peu de temps pour faire une déclaration complémentaire sur cette affaire, ce que je fis le lendemain. Je commençai pas répéter que le gouvernement accueillerait avec satisfaction une opposition officielle, que nous avions pleinement conscience de la valeur d'une critique fondée sur les faits et de nature constructive, et avions la volonté de tout faire pour établir au sein de l'Assemblée les procédures et les conventions de la démocratie parlementaire, qui doit toujours comporter une opposition bien organisée.
La situation telle qu'elle était n'amenait pas le gouvernement à regarder les membres siégeant de l'autre côté de la Chambre comme une opposition au sens propre du mot. Il n'y avait, comme je venais de le signaler, aucun groupe parmi elle capable de constituer un gouvernement de rechange. Aussi, le gouvernement ne croyait pas désirable de reconnaître comme une opposition officielle un parti organisé sur la base d'une seule région. Cependant, le gouvernement serait prêt à reconnaître et accepter de payer le salaire approprié au chef d'une opposition qui serait organisée à l'échelle nationale et que tout le monde saurait établie sur cette base. Avant qu'une telle organisation ne fût créée, le gouvernement regrette de ne pouvoir regarder les membres siégeant de l'autre côté de la chambre, que comme une opposition non-officielle--un groupe non-officiel critiquant le gouvernement--et regrette de ne pouvoir lui accorder une reconnaissance identique à celle dont jouissait l'opposition dans les débuts du gouvernement actuel.
Naturellement, cette question constitutionnelle souleva un profond intérêt. Les adversaires politiques s'en emparèrent tout de suite comme une preuve supplémentaire du fait que j'étais un dictateur : « Kwame Nkrumah ne veut pas d'une opposition », déclarèrent-ils. Il ne pouvait pas comprendre que je combattais pour une question de principe.
Tous les partis qui sont actuellement hostiles au C.P.P. sont connus dans le pays sous le nom de « Domo ». Ce mot eut ses origines dans le fait que de nombreuses personnes trouvaient difficile de prononcer le mot « démocratie », lorsque le premier de ces partis d'opposition s'appela le Parti Démocratique. Le mot « domo », en l'occurrence décrit très bien l'apparition soudaine de ces partis, car littéralement il veut dire « champignons » en langue twi. Un autre sobriquet de l'opposition c'est GOPA, sigle qui représente « Ghana Opposition Parties Amalgamated ». Les dirigeants des partis de l'opposition ont toujours rivalisé les uns avec les autres pour avoir la direction du parti, et c'est précisément à cause de cela que tant de partis ont surgi dans le pays. Cependant, parce que ces partis se sentaient incapables individuellement de faire face au C.P.P., parti discipliné, ils ont fait fusion. Ils se trouvèrent alors, dans l'impossibilité d'accepter la direction d'une seule personne et c'est ainsi que la fusion est devenue de plus en plus faible. D'autres territoires coloniaux sont affligés de cette maladie. Une élite bourgeoise, sans le bélier des masses illettrées, ne peut jamais espérer avoir raison des forces du colonialisme. Un tel résultat ne peut être réalisé que par un peuple uni au sein d'un parti politique discipliné et qui en assure la direction.
Dans les pays coloniaux où l'impérialisme a réussi à scinder le mouvement nationaliste pour l'orienter dans le sens de tribalisme, la lutte anti-impérialiste invariablement a faibli et les principaux objectifs du mouvement nationaliste, unité et indépendance, sont sacrifiés sur l'autel du tribalisme. Un cas d'espèce est le Nigéria où, jusqu'en 1951, il y avait un mouvement nationaliste uni luttant pour l'unité et indépendance du Nigéria. L'introduction du tribalisme brisa l'unité du mouvement nationaliste du Nigéria et divisa ultérieurement le pays.
Kwame Nkrumah, Autobiographie
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Au contraire, au Ghana, à la veille de l'indépendance, comme on peut le voir dans les postes de ministres régionaux, existait huit régions dont la région du Nord. À partir du moment où la région du Nord et noyée dans un ensemble de huit régions, on voit mal comment peut se mettre en place la mécanique de l'opposition Nord-Sud.
Alors que dans les pays francophones comme le Bénin ou le Togo, la notion de région n'est pas une réalité administrative. La région est une vue de l'esprit régionaliste, un non-dit qui se dit lui-même et qui exécute ses plans obscurs selon une loi non écrite. En effet au Bénin il n'existe pas officiellement de région Nord et de région Sud mais Kérékou et Yayi Boni ont œuvré et œuvrent passionnément pour donner corps et forme à cette vue de l'esprit régionaliste et ce à des fins politiques. Ainsi depuis 1960, les territoires dits du Nord n'ont cessé de s'avancer subrepticement vers le sud, et opèrent sournoisement des phagocytages territoriaux par le jeu des positions, et la mise en jeu des oppositions. Exemple, fondée sur l'exhumation des violences intra-régionales du passé, une manipulation politique porte certains territoires à la scission d'avec le corps historique et politique dont ils font partie, pour être politiquement aspirés vers d'autres régions dans le cadre du clivage régionaliste Nord-Sud. C'est le cas du département des collines qui était jusque-là confondu avec le Zou, et qui après en avoir été détaché, se tourne de plus en plus vers la région du Nord.
Donc dans le cas des pays francophones, comme le Bénin mais aussi le Togo, le fait qu'il n'y ait pas de région explicitement nommée et reconnue comme telle est la porte ouverte à une logique de clivage Nord-Sud qui opère dans l'arbitraire, le non-dit et l'implicite sur fond de manipulation des représentations et des affects exhumés des pages sombres de l'histoire commune des peuples.
Le propre du régionalisme c'est d'être d'abord une vue de l'esprit avant d'être une mise en regard de lieux géographiques ou culturels prétendument opposés. En elles-mêmes, à travers leurs peuples et leurs espaces, les régions ne s'opposent pas ; c'est dans la représentation des hommes et les libertés que se donnent les acteurs politiques que naît et agit le régionalisme.
Si bien qu'une organisation territoriale bien pensée qui comme au Ghana ne se prête pas dans sa structure et dans ses désignations au jeu du clivage Nord-Sud succombera moins aux démons du régionalisme qu’une organisation qui comme au Bénin en fait implicitement le lit.
Prof. Agbeli Botsio
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