J’ai toujours été mal à l’aise avec la littérature africaine, ou du moins ce qui est défini ainsi. La raison de cette gêne réside dans la posture et les moyens de cette littérature. Dans ces deux aspects se trouve l’élément clé de la langue. Les gens qui ont intérêt à endormir les Africains expliquent à l’envi que la langue n’est qu’un instrument, et qu’il faut voir au-delà de ce qu’elle porte. Mais c’est vite dit car la langue est un tout. Il n’y a pas un monde extérieur à part et une langue qui en nommerait les parties à part. Parler c’est mettre au monde, c’est émettre, donner vie, et la vie c’est parlerDès lors, le talon d’Achille de la littérature africaine en tant qu’elle est produite par les Africains est sa nature aliénée. Nous avons hérité beaucoup de choses d’une histoire de violence et de domination sur laquelle jusqu’à présent nous n’avons aucune prise. Parmi ces choses, il y a le système symbolique dont la langue – qu’elle soit officielle ou littéraire – est un élément important. De fait, la littérature en Afrique et en l’occurrence en Afrique francophone a émergé des limbes d’une histoire de violence et de dépendance. Comment exprimer ce qu’on a de plus vrai, de plus profond en soi, en laissant de côté sa propre langue au bénéfice de celle de ceux qui hier nous asservissaient et aujourd’hui encore ne renoncent pas à nous dominer ? C’est cette problématique que l’on peut entendre chez un Roger Gbégnonvi, éphémère Ministre de l’alphabétisation, lorsqu’il estime qu’il est temps que l’oisillon grandisse dans son plumage. En effet, qui peut donner cher de la vie d’un oisillon qui ne grandirait pas dans son plumage ? Tant que cette problématique n’est pas tranchée, il y a donc une question sans réponse à propos du sens, du bien fondé, de la réalité et de l’efficacité de la littérature africaine. A ces questions de fond, des institutions spécialisées ont tenté de donner des réponses. Des acteurs et des auteurs plus ou moins talentueux ont apporté leur contribution mais dans le meilleur des cas, il s’agit d’expériences érudites, laborieuses, parfois géniales et louables mais souvent désespérées et sans lendemain parce que ne correspondant pas à une réalité significative. La sociologie de la littérature africaine, c'est-à-dire plus précisément la littérature d’expression étrangère montre que la crème de ce qui se nomme ainsi est une production tournée vers l’extérieur, le plus souvent élaborée avec subtilité dans les officines éditoriales parisiennes ou londoniennes. La langue est étrangère, la thématique construite de l’extérieur, l’éthique et l’esthétique aussi, l’éditeur et surtout le lecteur sont dans le meilleur des cas essentiellement en Occident, c’est-à-dire in fine à l’extérieur de l’Afrique. Et pourtant, tout ce lourd passif n’empêche pas de qualifier cette littérature d’africaine ! Une telle audace dans l’absurdité et le vice de l’aliénation n’a cours ainsi qu’en Afrique. Or pour sortir du marais, la méthode provisoire – en attendant que l’Afrique tout entière veuille prendre à bras le corps la problématique globale de sa libération – consiste sans aucun doute à inverser la pyramide des valeurs en matière de définition de ce qui est littéraire en Afrique. Réévaluer ce qui est dévalorisé par le système actuel et se méfier comme de la peste de ce que le système par tous les moyens essaie de nous imposer comme ce qu’il convient de célébrer. Mettre en lumière ce qui est dans l’ombre et d’une manière générale exercer un droit d’éclairage exclusif sur ce qui se veut littéraire dans les productions dites africaines. Cette démarche subversive hautement heuristique n’a rien de nouveau. Un auteur comme Amos Tutuola en a été l’un des précurseurs. Lorsque parut son œuvre « The Palm wine Drinkard » les écrivains africains établis y opposèrent un mépris agacé. Selon eux, il s’agissait d’une œuvre naïve et d’une débilité syntaxique pour le moins affligeante qui traduit l’indigence intellectuelle de son auteur ; à leurs yeux un tel étalage de maladresse et d’inexpérience ne fait que dévaloriser l’aptitude des Africains à parler et écrire comme il sied les langues européennes – aptitude érigée au firmament des critères de l’intelligence. Et si les Occidentaux faisaient tant de cas de cet auteur inconnu et de son œuvre ce n’était rien moins que pour tourner le couteau dans la plaie des clichés réducteurs sur l’Afrique sauvage, naïve, peuplée de grands enfants à l’esprit simple, inapte à l’intelligence. Pour eux, Amos Tutuola était au mieux le Douanier Rousseau de la littérature africaine. Selon une démarche frappée au coin du complexe d’infériorité, l’intellectuel noir n’avait de cesse de rivaliser avec le Blanc sur le même terrain sans écouter son âme propre, sans mettre à distance autant que faire se peut tout ce qui à travers l’emprunt et le masque symbolique exogène dissout l’être propre de l’Africain, l’asservit en le séparant subtilement de lui-même. La domination commence avec le symbole. La magie d’Amos Tutuola n’était pas seulement dans l’imaginaire des êtres et des lieux de ses œuvres. Mais cette magie était dans l’art de minimiser le bruit exogène et de réduire la poutre de la langue étrangère qui empêche de voir la paille dans nos propres yeux. Ainsi considérée l’impertinence d’Amos Tutuola est une méthode provisoire, une réponse au cri d’alarme de l’âme africaine aux prises avec le conflit symbolique qui conditionne l’expression de son être et le sens de son être-là. En dépit des cris d’orfraie des auteurs établis, et parce que ceux-ci finirent par céder aux caprices de leurs maîtres, Amos Tutuola est entré dans la légende du créateur de verbe africain authentique, et par là même de résurrecteur de nos rêves. L’écrivain nigérian a illustré de manière géniale ce que la littérature africaine à la recherche d’elle-même pouvait être lorsqu’elle ne renonce pas à se regarder dans le miroir ontologique de son expression intime. Aujourd’hui, force est de constater que l’approche aliénée de la littérature africaine participe d’une démarche absurde. A-t-on idée de considérer comme littérature chinoise, une littérature écrite par des chinois de Chine dans la langue danoise ? Non, certainement pas. Or c’est bien ce que nous faisons allègrement en Afrique sans sans état d’âme. Le même système d’aliénation symbolique parvient à hiérarchiser les auteurs. Ainsi classe-t-il les meilleurs, les moins bons et les insignifiants selon des critères inhérents à ses buts. Est considéré comme écrivain francophone de valeur par exemple l’écrivain dont l’œuvre est publiée par un grand éditeur parisien, et lue en priorité par le lecteur métropolitain occidental. En clair, dans cette vision des choses devenue une seconde nature, le bon écrivain togolais n’est pas un écrivain publié à Lomé mais à Paris ; le bon écrivain congolais n’est pas lu en priorité par les Congolais mais expressément par les lecteurs chics métropolitains qui en sont meilleurs connaisseurs et potentiels acheteurs ; le bon thème de la littérature ivoirienne n’est pas la langue (même française) ni les thèmes de la réalité socioculturelle ivoirienne, mais doivent être remâchés, profilés, construit pour être compris par les instances arbitrales et les lecteurs métropolitains. Une réévaluation de l’activité littéraire africaine s’impose. Celle-ci doit en toute intelligence donner droit à une insertion harmonieuse de l’expression littéraire dans son authenticité, et sa vérité immédiate ; elle doit se vouloir autonome dans tous ses aspects : thématique, symbolique, structurel, infrastructurel, et matériel. Le chemin ouvert par Amos Tutuola mérite d’être exploré car en attendant que l’Afrique se libère de l’aliénation héritée du passé, il montre la voie vers une littérature émancipée, autonome qui va de l’Afrique à elle-même. Dès lors, ramenée à l’échelle nationale, l’exigence d’authenticité conduit à se demander s’il y a une littérature qui mène du Béninois au Béninois, du Bénin à lui-même. Abandonnant à son sort la poignée d’acteurs du monde de la littérature engoncée dans ses fantasmes et certitudes serviles, force est de constater l’existence d’une abondance d’auteurs et d’œuvres du cru dont l’authenticité et l’originalité le disputent à l’autonomie. Œuvres à propos desquelles il n’y a pas d’ambigüité touchant aux questions visant à savoir : Qui les a écrites ? Pour qui les a-t-on écrites ? Par qui les a-t-on publiées ? De quoi parlent-elles ? Et à qui parlent-elles ? De plus, au-delà de l’univocité des réponses à ces questions, lorsqu’on en arrive au niveau de la langue, non pas à l’hétéronomie normative d’un en-soi de la langue savamment entretenue et imposé de l’extérieur mais plutôt à l’autonomie d’un pour-soi immédiat, alors la langue même étrangère éclaire le chemin d’une littérature qui va du Béninois au Béninois. Dès lors, dans la forêt confuse de l’expression s’ouvre le sentier prometteur qui va de soi à soi-même. Tel est le cas de La Ligne du Destin, le dernier roman de l’écrivain béninois Romuald Binazon. Un petit roman format de poche autoédité d’une centaine de pages. Petit par la taille mais sans doute grand par son ambition et ses intentions. Dans la préface à l’œuvre, Denis Avimadjessi se refuse à la considérer comme un conte. Mais le roman recèle un charme subtil qui n’est pas sans rappeler les plus beaux contes de l’humanité. Certes l’environnement social sous-jacent à l’œuvre, ses thèmes – nombreux – son mouvement et la violence inouïe des sentiments le différencient du conte et le hissent au niveau d’une tragédie. Et c’est dans le chevauchement subtil de ces apparentements génériques que se situe en filigrane le charme mystérieux de ce petit roman captivant. Si captivant que j’ai pu le lire entièrement dans le train de Paris à Lyon sans même voir passer les vaches qui paissent, tant il est vrai qu’en TGV, la chose relève de l’exploit... Roman d’apprentissage assurément, La Ligne du Destin à chaque étape, nous invite au dépassement. Dépassement de soi dans l’amour et la haine, dépassement de nos mœurs dépassées, dépassement de nos conservatismes, dépassement de nos mesquineries, et de nos ignorances – que ce soient celles qui résultent de l’analphabétisme et de ses séquelles ou celles qui ressortissent à l’obscurantisme dans lequel végète encore notre regard sur la réalité. Dans cette invitation passionnée et méthodique au dépassement, l’auteur introduit bien sûr une hiérarchie de méthodes et de valeurs. Car pour Romuald Binazon, dépassement ne veut pas dire renoncement à ce qui est bien dans nos valeurs. Pour être nous-mêmes – et tout le dispositif complexe de l’œuvre le prouve – il faut rester soi-même : dans sa langue, dans ses thèmes, dans sa pensée, dans les problèmes spécifiques qui sont les nôtres, dans ce qu’il y a de meilleur dans nos us et coutumes. Pour un roman qui est celui du dépassement ainsi entendu, il n’est pas étonnant que la jeunesse soit placée aux avant-postes du progrès, du changement, de la raison voire même de la sagesse, là où la génération antérieure incarne le pôle des excès, voire de la folie. Car l’ironie du destin réside dans le fait que sa ligne n’est ni droite ni maladroite, mais continue et finit par se réaliser. C’est cette continuité et sa finalité qui est l’objet du roman. Mais la finalité, à en croire l’auteur n’arrive pas les bras croisés. Elle requiert la volonté, l’abnégation, l’espérance, le courage, le travail, la tolérance, toutes vertus qui inscrivent le destin individuel et collectif dans la marche irréversible du temps. Malgré la violence des sentiments, malgré la tension qui atteint des sommets inimaginables, l’auteur sait insuffler à son œuvre un souffle d’ironie qui nuance la fatalité de la violence. La simplicité du style, la naïveté des échanges et des points de vue, constituent le caractère réaliste de l’œuvre dans la mesure où ils renvoient directement à la réalité du vécu et des manières de vivre, la réalité des pensées et des modes de pensées. Cette naïveté va de pair avec un régime d’énonciation et d’intervention logique pour le moins insolite. Mais toutes ces maladresses assumées ne font qu’enraciner l’auteur et l’œuvre dans la réalité d’un rapport à la langue partagé parce que socialement fondé. Ce réalisme est partie intégrante d’un réalisme transcendantal qui au-delà des manières de parler intègre dans le même plan des conditions apparemment conflictuelles de savoir. L’intégration se passe de commentaire dans la mesure où elle se rapporte à la vie telle qu’elle se vit, aux pensées telles qu’elles se pensent, et à la réalité telle qu’elle se déroule au fil du temps. La manipulation des forces de l’ombre est une réalité qui n’a pas besoin d’explication, comme elle n’a pas besoin de transition bien qu’elle s’insère dans la causalité du réel c’est-à-dire finalement dans la rationalité. Pour se réaliser le destin traverse la zone tumultueuse des passions. Cette traversée intervient selon un ordre régi par le réalisme transcendantal. Elle est le tribut du destin à la réalité. Mais la force du destin réside dans sa ligne en ce qu’elle est continue, c'est-à-dire ininterrompue. Tel est le sens du destin exceptionnel d’Alougba, la jeune paysanne, héroïne de La Ligne du Destin. Après maintes vicissitudes, souffrances et difficultés, Alougba parvient, d’une façon incroyable à donner un vrai visage à son désir, à son amour et à ses rêves les plus légitimes. Ainsi se réalise La Ligne du Destin. Destin somme toute humain, d'une héroïne authentiquement béninoise… Arsène Biléou /source |
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