Comment pouvons-nous réussir en tant que nations, peuples ou continent en Afrique, si nous ne suivons pas la voie rigoureuse pour y parvenir ? Si le colonialisme et le néocolonialisme ont semé dans nos nations/sociétés et esprits un sinistre désordre, celui-ci n'est pas insurmontable, à condition de faire montre d'une volonté et d'une intelligence qui, bien qu'il n'y ait aucune raison que nous n'en soyons pas dotés par le Ciel, tardent à se manifester concrètement sur terre. C'est vrai que les sillons creusés par l'aliénation coloniale nous figent dans des réflexes de dépendance et de passivité. Nous attendons que nos solutions viennent d'ailleurs, et nous avons peur de manifester notre originalité intrinsèque, notre spontanéité créatrice. Qui sait si, depuis le mot d'ordre de Kwame Nkrumah enjoignant à l'Afrique de s'unir, si nous aurions créé l'union africaine n’eût-elle été calquée sur le modèle, jusque dans sa dénomination, de l'expérience de l’Union Européenne ? C'est dire que l'Afrique est toujours dans la dépendance et l'attente. On pourrait dire qu'il s'agit d'une imitation. Mais à y voir de près il n'en est rien, car l’imitation en soi est une attitude plus profonde, plus ordonnée et plus méthodique que notre attentisme grimaçant et nos gesticulations superficielles. Les vrais imitateurs, nous les voyons en Asie, du Japon à la Chine, en passant par la Thaïlande ou la Corée du Sud. Ces pays qui sous nos yeux, s'approprient la modernité et essayent d'en tirer le meilleur parti. Mais en Afrique, ce que nous faisons est loin d'être de l’imitation au sens ordonné et structuré du terme. Une imitation fructueuse et structurée se fait en pleine possession de ses moyens ; elle constitue d'ailleurs un moyen plutôt qu'une fin. Par rapport à l'originalité en question que proposons-nous au monde, à commencer par nous-mêmes, sur la base de nos moyens et de nos nécessités ? Que créons-nous qui soit conforme à nos attentes et à nos besoins ? Les Européens, en matière de sciences humaines ont créé, en son temps, l'ethnologie et l'anthropologie, non pas, contrairement à ce qu'ils on pu laisser croire, pour les beaux yeux de l'humanité mais pour soutenir l'effort de l’aventure coloniale dans son programme d'accaparement des richesses et de domination des peuples faibles du monde. Il ne s'agit du reste pas de critiquer cette initiative, encore que de nos jours, comme en toute chose, ces sciences issues d'une intention inhumaines de domination se sont-elles sublimées en sciences véritablement humaines, dont les techniques sont utilisées par maintes universités de par le monde, Dieu merci, chacune en fonction de ses buts et orientations spécifiques. Ce qui est à retenir là, c'est la capacité d'originalité créatrice dont toute civilisation doit faire preuve si elle veut laisser sa marque dans l'histoire de l'humanité et cesser d'être à la traîne. De nos jours, les domaines d'originalité créatrice ne manquent pas ; mais l'Afrique fait comme si elle n'est pas concernée. Elle attend que d'autres créent, et elle se contentera de s’en emparer frénétiquement à titre de consommateur dépendant. Et cet attentisme paresseux est l'une des raisons pour lesquelles les Africains sont très portés sur le discours égalitariste. Car si tous les hommes sont égaux ceux qui n'inventent jamais rien, ont le droit d'utiliser les choses que les autres créent. Et ce au titre d’une division raciste de l’anthropologie politique, selon laquelle une minorité s’arroge le monopole de l’intelligence, de l’organisation, de l’inventivité et de la production des objets technologiques là où les autres sont forcés d’accepter leur condition de consommateurs à vie. Ainsi, à supposer qu'il fût jamais établi que nous les Africains nous fussions effectivement inférieurs aux peuples qui ont créé ou construisent l'automobile, ou le téléphone portable--pour ne citer que ces deux objets de la technologie qui font fureur chez nous--sur la base de quelle légitimité pourrions-nous revendiquer le droit de les utiliser ? Seulement parce que, contrairement aux chimpanzés qui eux aussi n'ont jamais inventé l'automobile ou le téléphone portable, nous avons suffisamment d'intelligence pour les utiliser ? Seulement parce que sous les terres qui sont reconnues du bout des lèvres comme les nôtres, il y aurait suffisamment de ressources--pétrole, or, diamants, manganèse, bauxite, etc.--contre lesquelles, à coups de guerres, de génocides et de coups d'état qui nous sont imposés, nous les échangeons avec ceux qui inventent, s'approprient ou construisent ces objets ? Telle est souvent l’usage idéologique et éthique que les Africains conçoivent de l’idée de l’égalité des hommes. Et c’est aussi pour cela qu’ils y tiennent avec une passion aveugle non questionnée, comme si ces idées ne prennent leur sens qu’avec eux. La différence entre les gesticulations mimétiques des Africains et la réelle imitation structurée dont font preuve les Asiatiques peut s'expliquer en partie par le caractère désordonné avec lequel nos sociétés entrent en rapport avec les produits de la technologie. Par exemple, considérez un grand pays--tout au moins par sa taille, sa démographie et ses ressources--comme le Nigéria et regardez comment l'appropriation d'un objet de consommation technologique comme l'automobile s'effectue, et vous vous apercevrez que cela ne correspond en rien à la manière dont il faudrait procéder pour en tirer le meilleur parti. Après tout, les premières automobiles ont été inventées par l'Occident. Ensuite, elles ont été appropriées par le Japon à la fois en tant que pays constructeur, exportateur et consommateur. Puis la Corée du Sud, l’Inde et la Chine ont pris tour à tour rang parmi les nouveaux pays avec tous la même ambition : être aussi bien consommateurs que fabricants et exportateurs. Ensuite, dans ces pays asiatiques ou l’imitation est un art maîtrisé, l'appropriation est programmée dans ses différents niveaux d'objectif. En Chine, le mot d'ordre a été : « être le moins possible consommateur d'automobiles venus d'ailleurs et ne devenir consommateur massivement qu'en tant que fabricant ». Cet objectif rationnel a impliqué une certaine rigueur dans les usages, des contraintes et des privations collectives librement consenties. Ces peuples se sont astreints à utiliser massivement des objets qu’ils fabriquaient eux-mêmes : la bicyclette a ainsi tenu le haut du pavé, en tant que moyen de déplacement de masse, qu’ils fabriquaient eux-mêmes. La bicyclette concentre symboliquement l'expression de la nécessité collective, de l’ effort personnel et non dépendant ni d'autrui, ni de la machine, dès lors que celle-ci ne serait pas une création endogène maîtrisée. Ce choix ordonné et maîtrisé a conduit à développer les infrastructures routières, les transports en commun de masse et, lorsque l'économie et la capacité technologique en arrivèrent au point idoine, à passer à l'utilisation de masse de l'automobile. Or, au Nigéria, l’aliénation mimétique a conduit à la démarche inverse, avec l'invasion subie de la consommation de l'automobile. Celle-ci s'est imposée comme la traduction d'une culture de la facilité, de la paresse, du refus d'organiser la vie collective dans le temps et l'espace, d'en déterminer les étapes et de lui assigner des objectifs graduels axés sur l'émergence, le bien-être collectif, et la libération. La société consommatrice s'est offerte tout entière au diktat des fabricants étrangers, --occidentaux puis mondiaux-- à leur bon vouloir qui a dessaisi ce pays de la moindre ambition programmatique en matière du rapport à la consommation des produits de la technologie et à l'enfermer à la fois dans un usage anarchique, désordonné et sans fin. Tout simplement parce qu'à l'autre bout de la chaîne, le pétrole qui coule à flot suffit pour assurer l'échange commercial imposé de l'extérieur. La consommation de l'automobile au Nigéria est non seulement aliénée, désordonnée,--il n'y a qu'à voir les routes sur lesquelles ces voitures sont destinées à circuler pour se rendre compte du désordre complet dans lequel ce produit technologique s'est imposé--mais elle est dénuée de toute ambition d'appropriation technologique. Le Nigéria ou le cas de l'automobile cité ici n'est qu'un exemple de l'ineptie avec laquelle nous abordons notre rapport collectif au monde, notre être là dans le temps et l'espace du monde. Et ce qui est rageant dans cette ineptie, c’est qu'aucun des prétextes qui naguère avaient encore cours--le colonialisme, le néocolonialisme, etc.--n’est plus vraiment recevable de nos jours. En effet, rien ne justifie aujourd'hui le déficit d'imagination, d'originalité et d'autonomie dont nous faisons preuve. Si les Européens ont inventé l'ethnologie parce qu'ils avaient besoin de cette science pour mieux connaître les peuples qu'ils colonisaient, qu'attendons-nous autres Africains pour inventer une discipline qui étudierait les nations où les civilisations qui réussissent actuellement ou qui ont réussi par le passé dans le monde ? De quelque mots qu'on appelle une telle discipline—Aristologie, primologie, etc.--ses retombées directes nous permettront de savoir comment nous insérer dans la modernité, comment faire en sorte de prendre place dans le concert des Nations qui avancent ; comment faire pour nous sortir du piège désastreux de pays uniquement pourvoyeurs de matières premières--pétrole, or, fer, manganèse, uranium, bauxite, diamant, etc.--aux autres qui nous imposent leur prix, au prix de guerres, de conflits et d'une domination politique de plus en plus complexe. Parmi les pays asiatiques qui sont l'antithèse de ce que nous faisons en Afrique, et qui fait voir toute la différence entre nos gesticulations mimétiques et l'art de l’imitation structurée, la Corée du Sud est un exemple éclairant. On parle de la Corée du Sud dans plusieurs domaines de la vie humaine : technologie, économie, politique et même dans le domaine artistique. Les groupes industriels comme Daewoo et Samsung sont connus à l'échelle mondiale. Leur émergence, comme celle de leur pays a pu étonner plus d'un en Afrique. Et les observateurs africains qui s'adonnent volontiers à des comparaisons superficielles n'ont cessé de s'étonner de ce miracle, en comparant la Corée du Sud au Sénégal avec lequel elle partageait le même niveau de développement économique dans les années 70. La courte vue avec laquelle de telles comparaisons sont faites dans les milieux et par les acteurs ou personnes les plus représentatifs de l'opinion ou de la pensée en Afrique montre à quel point nous ignorons les déterminants fondamentaux et les conditions a priori du réveil des peuples, de leur émergence et de leur montée en puissance. Raison d'ailleurs pour laquelle, nous nous épuisons en initiatives, tentatives et actions sans suite en consumant nos énergies disparates dans des projets qui ne donnent rien, n'aboutissent à rien, s'éteignent comme des feux follets parce qu'ils ne correspondent pas à des actes fondés. Contrairement à ce que pensent nos penseurs comparatistes africains, la Corée du Sud des années 1970 ne ressemblait au Sénégal des mêmes années qu'en apparence. Dès qu'on quitte la surface trompeuse des apparences pour entrer dans les profondeurs éclairantes de la réalité des peuples, de leur histoire, de leur valeur, de leur organisation, de leurs systèmes symbolique, de leur mentalité que ne mesurent pas les taux de croissance et les PNB, alors on s'aperçoit des vrais déterminants qui augurent des différences énormes que nous voyons aujourd'hui entre le Sénégal et la Corée, et qui font par exemple que pour construire la place publique la plus imposante dans le premier pays on soit obligé de faire appel aux capitaux et au savoir-faire de l'autre pays. L’effectivité de ces conditions multiples que réunit la Corée du Sud justifie que ce pays, ses hommes et ses institutions, sachant ce qu'ils savent, sachent faire ce qu'ils font. Tout le contraire d’un Sénégal ou d’un Nigéria dont on n'est pas sûr qu'ils sachent ce qu'ils font. Ainsi, renforcée par ses atouts historiques, axiologiques, et symbolique, la Corée du Sud aborde son développement, sa projection dans le temps et l'espace dans un ordre déterminé, et exempt de toute approche désordonnée. Même lorsque le désordre intervient sous la forme d'une guerre civile, c'est tout aussitôt pour être sublimé en stratégie et géopolitique ordonnée à l’intérêt national. Posséder les atouts fondamentaux d'une émergence digne de ce nom c'est aussi être prêt à tirer le meilleur de ce que d'autres ont fait avant vous en bien. La Corée du Sud qui a des liens culturels historiques et politiques anciens avec le Japon a bien vu comment ce pays a construit son développement sur un modèle capitaliste qui conjugue le travail avec l'action commerciale à l'échelle mondiale. Au sortir de la seconde guerre mondiale, le Japon avait pris son essor en étant l'un des grands pays producteurs et vendeurs de transistors, de matériels électroniques et de motos. Les noms comme Sony, Suzuki ou Yamaha seuls nous rafraîchissent la mémoire sur la force monopolistique de ces sociétés qui ont constitué la rampe de lancement du capitalisme commerçant du Japon. Aujourd'hui, la Corée imite strictement la méthode japonaise. Aux motos et transistors d'hier, les Coréens ont tout simplement substitué des outils de communication moderne comme le téléphone portable, les tablettes ainsi que les voitures. Et les résultats sont là sous nos yeux avec le succès à la clé. Mais la Corée du Sud ne s'arrête pas en si bon chemin. Vassal politique des États-Unis, elle s'efforce aussi d'examiner le modus operandi de la puissance économique et culturelle de son grand protecteur géopolitique. Quand on regarde la manière dont une société comme Samsung opère dans le monde on se rend compte que la dimension commerciale et technologique qu'elle déploie est entièrement étayée par un parti-pris publicitaire tout à fait prodigieux. Cette intensification de la publicité procède d'une valorisation de l'image et de ses effets commerciaux, tel que l'ont conçu pratiqué et le pratiquent toujours les États-Unis. En vérité, bien que cela soit devenu si banal qu'il peut nous échapper, l'intérêt que nous portons aux produits américains, que ce soient les autos mais aussi Coca-Cola ou les fast-foods résultent directement des images qu’ils nous ont fait intérioriser à notre corps défendant. Cette façon que les Américains ont par exemple de faire danser le monde entier au son de leur musique, d'imposer au monde leurs propres images, leur cinéma, séries télévisées, leurs vedettes de chanson a une influence directe sur le naturel ou la docilité avec laquelle nous consommons américain sans nous poser de questions parce que l'image intériorisée que nous avons de l'Amérique agit à notre corps défendant et nous prédispose à leur égard.
C'est ainsi que, fort de cette évidence, les Coréens du Sud se sont eux aussi mis en tête de conquérir les esprits et les cœurs du monde pour mieux accompagner le mouvement de développement commercial et capitaliste de leurs grandes sociétés qui agissent dans le monde dans le but de fourguer les produits que les Samsung et autres Daewoo s'emploient à y déverser sans retenue. Ainsi s'invente sous nos yeux en Corée du Sud un gigantesque système de manipulation des émotions et de l'opinion, qui prend la forme de groupes musicaux, et de chanteurs de variétés, de jazz etc. calqués sur le modèle des Elvis Presley, des Stevie Wonder, des Ray Charles, et autres Michael Jackson etc. avec l'objectif clair de créer des modes culturels à usage planétaire comme le font les États-Unis. Sachant que qui fait danser et chanter le monde peut mieux se vendre au monde. À l'évidence les groupes Samsung, Daewoo, etc. sont derrière l'émergence de cette nouvelle offensive dont l'un des pantins phares est le chanteur PSY qui ambitionne à sa manière d'être connu à l'échelle mondiale comme a pu l'être un Elvis Presley ou un Michael Jackson ; et dont la mise en scène de l'image est fortement basée sur les manipulations vertigineuses du grand nombre et de la foule, la mise en jeu des nouveaux médias notamment Youtube, érigé en référence médiamétrique du succès. Les groupes coréens capitalistes qui animent cette offensive de charme n'hésitent pas à déverser des millions de dollars dans le milieu de la presse et des médias occidentaux qu'ils parviennent à convaincre d'accompagner le mouvement en le naturalisant. Que cette ambition de la Corée du Sud de faire danser le monde puisse aussi bien réussir comme sa stratégie d'imitation du Japon est une autre affaire. Ce qui est clairement démontré là c'est la capacité d'originalité, étayée sur une conscience claire des déterminants et des conditions de la réussite. L’imitation aussi ordonnée soit-elle a bien sûr ses limites mais sans la clairvoyance, malgré tous les atouts naturels dont on peut disposer, on s'enferme dans le piège du désordre, et de la manipulation exogène. Le souci de l'influence mondiale comme condition de sa prospérité a toujours habité la Corée du Sud. Son rapport au monde a été et continue d'être une obsession. La guerre qui a divisé le pays dans les années 50 avait déjà une dimension mondiale par le rôle qu’y ont joué les grandes puissances à commencer par les États-Unis. Ensuite, le pays a eu à cœur de se montrer au monde tour à tour par l'organisation des jeux olympiques puis par la coupe du monde. De même s'est-elle démenée pour placer un des siens à la tête de l'ONU. Enfin, les mélomanes connaissent aussi le plus célèbre chef d'orchestre Myung-Whun Chung. Tout ce palmarès de projection à la face du monde, la Corée du Sud l’obtient en grande partie par l’imitation du Japon, qui ne la surpasse en la matière que par le prix Nobel de littérature, qui n’est pas encore octroyé à un Coréen. Mais l’ambition de faire chanter et danser le monde, et le succès relatif qu’elle y rencontre sont plus calqués sur le modèle américain que sur celui de son voisin historique. Ce qui prouve que la Corée du Sud maitrise bien l’art de l’imitation. Aucune comparaison avec le Sénégal ou le Nigeria ne tient la route. Dans ce dernier pays où le pétrole mène la danse, c’est le désordre et les gesticulations mimétiques sans avenir qui l’emportent. Mais le désordre et notre mode de vie collective écervelée ne peuvent jamais nous conduire vers cette émergence, cet éveil du continent que nous appelons de tous nos vœux
Adenifuja Bolaji
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