À Binkomey, l'Ouest figure le coucher du soleil et plus que cela. Le pays s'étend au pied d'une montagne nommée Datcho. Dans la vallée se trouve la place publique et les lieux des rituels sacrés. À l'ouest, aux confins du pays, en plein désert gît l'abîme des bannis. C'est là que sont renvoyés ceux qui ont offensé le dieu suprême OGOUNTOLA. Et quand OGOUNTOLA bannit quelqu’un, l’ordre lui est donné de marcher vers l'Ouest. Et l'impudent doit aussitôt s'exécuter ; marcher vers l'Ouest des jours et des nuits durant sans manger ni boire et surtout sans regarder derrière.Autre particularité du banni : il subit la honte de voir son nom inversé pour la postérité ; contrairement à ce qui se fait pour tous les citoyens honnêtes, désormais on le désignera en premier par son prénom et le nom de famille viendra après. Ainsi avant d'être condamné par le dieu OGOUNTOLA à aller vers l'Ouest, notre héros éphémère s'appelait Bami Yawa. C'est après que la postérité a consigné sa triste mémoire sous le nom de Yawa Bami. Ce qui était le comble de l'infamie ! Alors pourquoi Yawa Bami entra-t-il dans l'infamie pour la postérité ? Eh bien l'histoire de ce héros éphémère, est farfelue, cocasse et pour tout dire d'une idiotie invraisemblable. Il faut dire que Yawa Bami n'était pas de la graine des héros. Nul ne le connaissait dans le pays comme un homme fort, à part la corporation des prêteurs sur gage, à laquelle il appartenait. Ceux-ci, il est vrai, se devaient de s'imposer par la force à leurs clients ; et il n'était pas rare que nombre d'entre eux fissent des exercices physiques pour entretenir leur force. Quelle n’était donc la surprise générale lorsque le dieu OGOUNTOLA désigna cette année-là Yawa Bami comme étant le héros élu pour porter la lampe sacrée au sommet de la montagne Datcho pour la nuit de l'ordalie ! Ah, la lampe sacrée et la nuit de l'ordalie ! Parlons-en ! Voilà un rituel d'importance qui structure la vie du Binkomey et dont il sied de parler afin de faire comprendre le destin malheureux du héros déchu Yawa Bami. Le Binkomey possède des dieux divers et des rituels variés. Tout le pays en porte la marque. De tous les rituels observés, celui de l'ordalie est le plus important. La nuit de l'ordalie, comme son nom l'indique, se déroule la nuit. Elle est placée sous le haut patronage du dieu suprême OGOUNTOLA. Le rituel de l'ordalie se déroule sous la lueur vivifiante de la lampe sacrée qui éclaire alors tout le pays Binkomey. La nuit comprend deux rituels distincts : l'ordalie à proprement parler et la bénédiction annuelle du Dieu OGOUNTOLA. Pour lors, et afin de faire régner la lumière vivifiante dans les esprits, la lampe sacrée est hissée au sommet du mont Datcho d'où elle éclaire tout le pays Binkomey. Voilà pourquoi elle est considérée comme l'un des attributs précieux du Dieu OGOUNTOLA, dieu du soleil, de la guerre, de la justice, du progrès, de la fertilité, des semailles, ainsi que de maintes autres principes qui régissent la vie du pays. La veille de la nuit de l'ordalie, le héros porteur de la lampe sacrée est désigné. Aussitôt l'annonce faite par la voix de l'oracle, l’élu du dieu se présente à l'aube sur la place des fêtes, au pied de l'arbre de la lumière. Sous cet arbre pluriséculaire, est fichée la lance porteuse de la lumière. La lampe sacrée est en fait un autel portatif au toit circulaire en bronze très lourd et soutenu par quatre branches comme un parasol ouvert. Sous le toit circulaire, au creux des branches se trouve l'ambre sacrée qui, la nuit de l'ordalie, pénétrée par l'énergie vitale du Dieu OGOUNTOLA luit d'une lueur intense qui éclaire tout le Binkomey à plusieurs lieues à la ronde. Une particularité de la lampe est son poids très lourd. Ceci n'est pas seulement dû à son toit circulaire en bronze mais provient de l'énergie du dieu OGOUNTOLA qui s'y concentre et lui donne un poids qui défie les lois ordinaires de la pesanteur. C'est pour cette raison que le dieu OGOUNTOLA, par la voix de l'oracle, désigne l'homme considéré comme le plus fort de tout le pays pour hisser la lampe sacrée au sommet de la montagne. Aussi, dans tout le pays, l'une des activités prisées des hommes en âge de porter la lampe sacrée est le sport : haltérophilie, musculation, course au flanc de montagne, abattage des arbres, transport de fûts, grimpée sur les palmiers où les hauts arbres, et surtout, bras de fer, sport national du Binkomey qui donne lieu à des compétitions régulières. C'est dans ce contexte d'émulation tous azimuts qu'il faut situer le malheureux destin de Yawa Bami. Cette année-là, à la surprise générale, le dieu OGOUNTOLA avait désigné un prêteur sur gage totalement inconnu des citoyens et notamment du milieu des grands sportifs et autres hommes forts du pays. Le lendemain même de cette désignation, au matin, la place des fêtes était emplie de monde. Le peuple, avide de connaître le nouveau porteur de la lampe sacrée, était venu nombreux. Il avait pris d'assaut tous les lieux de culte et tout autour de l'arbre de la lumière, là même où se trouvait la lampe sacrée, la foule était aussi compacte qu'une forêt dense. Le héros du jour eut du mal à se frayer un passage vers la lampe sacrée autour de laquelle les dignitaires et prêtres formaient cercle. Accompagné de son griot qui, tam-tam en bandoulière, criait ses louanges, Yawa Bami fendit la foule fièrement. Lorsqu'il arriva tant bien que mal dans le cercle sacré sous l’arbre de la fertilité, tous les prêtres consacrés étaient déjà là et l’accueillirent à bras ouverts. Comme le veut la tradition, après s'être prosterné devant les prêtres et dignitaires religieux, Yawa Bami marcha vers le centre du cercle où se trouvait la lampe sacrée. Sur le toit de bronze, quatre lances croisées indiquaient les points cardinaux ; chacune d’elles représentaient les quatre grandes ethnies sœurs dont la fusion avait donné la grande nation Binkoméenne. Conformément aux exigences de la tradition, Yawa Bami prit les quatre lances, prononça sur chacune l'incantation de son nom fort, invoqua les mânes des héros éponymes, puis les planta l’une après l’autre sur une ligne tracée au sol à cet effet. Après quoi, en héros élu par le dieu suprême, fier de sa force, Yawa Bami banda les muscles de ses bras ceints d'amulettes magiques, se frotta les mains l'une contre l'autre, prononça des incantations puis se courba vers la hampe de la lampe sacrée fichée en terre. C'est à ce moment précis que s’enclencha le piège dans lequel il allait tomber à son corps défendant. Une voix de rogomme s'était élevée du sein de la foule et l'avait apostrophé. « Et bienheureux Bami, combien de taureau as-tu sacrifié à OGOUNTOLA pour qu'il t'élise héros ? » Yawa Bami interpelé jeta un œil furieux dans la direction d’où venait la voix qui l’avait provoqué. Mais à peine avait-il repéré son provocateur qu'une autre voix puis une autre se mirent à l'aiguillonner de leur provocation toutes plus méprisantes les unes que les autres. Les provocations n'avaient en soi rien d’inhabituel à cette occasion. L'habitude voulait qu'avant de déterrer la lampe et la hisser sur ses épaules, le nouvel élu subisse quelques quolibets de la part de ses concurrents malheureux. Ces provocations n’étaient jamais prises au sérieux par le héros du jour et finissaient en rigolade. Le plus souvent, il suffisait que le héros fît preuve de sa force pour que les provocateurs se calment ; alors l'élu du dieu OGOUNTOLA pouvait se concentrer sur sa noble mission. Mais ce matin-là, il sembla que l'amour-propre de Yawa Bami eût pris ombrage des provocations, surtout lorsque son regard se porta sur le plus puissant de leurs instigateurs, le nommé Houno Anga, homme bien connu dans le pays dont la force phénoménale était telle que tout le monde se demandait pourquoi il n'avait pas été l'élu du Dieu OGOUNTOLA cette année-là. Son échec était la preuve que les voies du Dieu OGOUNTOLA, comme toutes les voies divines, avaient quelque chose d'impénétrable pour le commun des mortels. Houno Anga, très remonté ce matin-là, accentua le ton de sa provocation et parla au héros du jour sans ménagement. « Si tu es bien né, cria-t-il, brebis non sevrée, montre moi ta force ! » Houno Anga avait lancé sa provocation en exhibant ses bras nus, ceints d'amulettes et dont les muscles saillants exprimaient sans détour la force et la vigueur de vaincre. Ce geste, à Binkomey, était un défi à se mesurer à l'adversaire. Il ne passa pas inaperçu et Yawa Bami, piqué au vif, jetant par-dessus bord tout scrupule d'élu du Dieu OGOUNTOLA, répondit au défi. Et, très vite, les deux protagonistes en vinrent aux mains. Oh non ! Il ne s'agit pas ici d'un échange de coups ni d'une bagarre meurtrière, mais du sport favori des hommes du pays : le bras de fer ! Accoudés au toit de bronze de la lampe sacrée, – ce qui était déjà en soi un sacrilège– les deux hommes se défiaient main à main, bras contre bras, sous le regard ébahi de la foule et même des dignitaires religieux qui avaient eux aussi succombé à la tentation du jeu. Comme c'était la coutume dans le pays, très vite, les partisans de l'un et de l'autre s'étaient rassemblés chacun derrière son héros favori. La lutte se révélait âpre. Yawa Bami avec sa force reconnue par le dieu OGOUNTOLA s'attendait à vaincre en quelques instants, pour vaquer à sa noble mission : hisser la lampe sacrée au sommet de la montagne avant la nuit de l'ordalie. Mais c'était compter sans la force de Houno Anga, sa détermination à prouver que le dieu s'était cette année-là trompé dans son choix. Contrairement à l'attente du héros du jour, le combat ne prit pas fin dans la minute qui suivit. Les minutes se suivirent et se chargèrent en heures comme la nuit se charge en rosée ; et rien de tangible ne se passa, malgré les muscles tendus, les mains serrées, les fronts en sueur et les incantations croisées échangées de part et d'autre. Le temps, fleuve espiègle qui emporte tout sur son passage, passa inaperçu. Tout le peuple, y compris les prêtres et les hauts dignitaires religieux, avait pris goût à ce stupide combat, déploiement stérile de force brute. Pendant que les deux combattants accoudés au toit de bronze de la lampe sacrée exerçaient leur force, la hampe s'enfonçait doucement dans le sol. Et tout le monde trouvait naturel qu'au bout d'un certain nombre d'heures dont personne ne prit la mesure les deux hommes en fussent même arrivés à se coucher à plat ventre sur le sol pour continuer leur affrontement musculaire stérile. Et tout à coup, la nuit tomba sur Binkomey. Tout le pays fut plongé d'un seul coup dans l'obscurité. Aucune lampe n'avait été hissée au sommet de la montagne Datcho comme l'exigeait la tradition. La fertilité, le progrès, et la sécurité autant dire la survie du pays seraient-ils compromis ? Mais la tombée de la nuit n'arrêta pas le bras de fer des deux hommes. Le héros du jour, tout à sa volonté de relever le défi de son redoutable concurrent, en était arrivé à perdre de vue la substance de son élection et le sens de la noble mission qui lui était assignée. Ce fut seulement lorsqu'au milieu de la léthargie générale, la voix tonitruante du dieu OGOUNTOLA se fit entendre comme mille tonnerres réunis dévalant la montagne que tout le pays se surprit en flagrant délit de diversion absurde. Mais il était trop tard ! OGOUNTOLA était en colère. « Yawa Bami, où est la lampe sacrée que tu devais hisser en haut de la montagne ? » À ce cri du dieu en fureur, les deux lutteurs mirent fin à leur concurrence musclée qui les avait occupés toute une journée. Les prêtres baissèrent les yeux de honte. La foule, tétanisée, les imita comme un seul homme. Nul n'était fier de ce qui s'était passé. « Où est la lampe sacrée sur la montagne, Yawa Bami ? As-tu ainsi condamnée le peuple à la nuit ? » Accroupi, tête baissée, le regard éteint, Yawa Bami ne répondit pas. Il ne savait pas quel démon l’avait possédé ; et comment le temps qui lui avait été imparti s'était arrangé pour qu'en un tournemain il en fût arrivé à sa fin sans avoir accompli sa mission sacrée. Il ne savait pas comment il avait utilisé tout ce temps en pure diversion, inspiré par l'aveuglement de l'amour-propre. « Comment ? » se demandait-il sans comprendre ni trouver de solution à son désarroi. Et son silence ne fit que décupler le courroux d'OGOUNTOLA. Sur l'ordre du dieu suprême, quatre divinités armées jusqu'aux dents descendirent en hâte de la montagne et se saisirent du héros coupable. Et OGOUNTOLA prononça sa déchéance en ces termes : « Eh bien minable avorton, tu n'as pas été digne de mon élection, Yawa Bami ! Je te condamne à aller vers l'Ouest pour avoir choisi de laisser mon peuple dans la nuit. À partir d'aujourd'hui, la postérité te connaîtra sous le nom de Yawa Bami. Tu es la misère de ce peuple et il faudra l’en débarrasser. Adieu ! » Sur ces paroles graves et définitives du dieu suprême, les quatre divinités armées se saisirent de Yawa Bami et le poussèrent sur le chemin de sa pénitence. Et, la tête baissée, le héros déchu se mit en marche vers l'Ouest… Quant au peuple de Binkomey, nul ne sait la décision exceptionnelle que prendra bientôt le dieu suprême pour le tirer de cette nuit profonde et chargée d’incertitude qui plane sur son destin. Espérons qu'elle lui sera clémente et bénéfique… Binason Avèkes
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.