Avec cette affaire faramineuse d’empoisonnement qui touche le plus haut niveau de l’Etat du Bénin, et eu égard à l’idée de régression que ce genre d’histoire induit, on ne peut s’empêcher de faire appel à la loi des trois états, un concept énoncé par Auguste Comte, fondateur du positivisme. Selon cette loi du père de la sociologie moderne reprise sous d’autres formes par des philosophes ultérieurs l'esprit humain, ainsi que l'espèce humaine entière, passe par trois états théoriques successifs : théologique, métaphysique et positif. Ainsi, et dans le contexte politique, pour agir de façon illégale contre un régime ou son chef de nos jours, la logique positiviste voudrait qu’on lui fît un coup d’Etat, avec ou sans mort d’homme, qu’on fît parler le langage de la force et des armes. Malgré la brutalité de l’acte, il n’en demeure pas moins rationnel et conforme à la logique positiviste d’un 21ème siècle où la science et la technologie rendent raison du réel. Alors quand on en vient à parler d’empoisonnement du chef d’un Etat en vue de mettre fin à son pouvoir ou à son régime, on se dit qu’on est en pleine régression : quelque part entre l’état théologique ou l’état métaphysique. Déjà chez nous en Afrique, et plus particulièrement au Bénin, pays du Vodou, nous avons beau clamer notre qualificatif de quartier latin de l’Afrique, nous nous accommodons chaque jour d’un syncrétisme épistémologique qui mélange allègrement l’irrationnel et le rationnel, le magique et le scientifique. Mais n’empêche officiellement nous considérons que ce qui mène ouvertement nos vies dans l’ordre du réel c’est la science. Cette dichotomie dans nos représentations du réel fait que plus que dans d’autres cultures, notamment la culture de référence que constitue l’occidentale, notre représentation du réel est frappée au coin d’une ambigüité qui lui est quasiment consubstantielle. Mais pour des pays qui se disent en voie de développement, regarder de l’avant vers l’état positif à défaut d’y être corps et âme est une obligation à la fois éthique et biologique. Or avec cette affaire de présumée tentative d’empoisonnement de Monsieur Yayi Boni -- quelle soit vraie ou fausse -- nous semblons revenir en arrière vers le cul de sac d’un état qu’on pourrait qualifier de théologico-métaphysique dans la perspective comtienne. Cela suppose qu’entre autre choses, ce genre de faits et de récits relève d’un état dépassé des cultures et nations ou peuples occidentaux aujourd’hui passés à l’état positif. Cette hypothèse logique est illustrée par un épisode de l’histoire politico-sociale de France d’avant la Révolution. Et le fait que cet exemple, qui n’est qu’un parmi d’autres, date de l’ancien Régime montre bien la dimension politique et culturelle de changement d’état, tel que considéré ici. En effet l’affaire dont on nous rebat les oreilles au Bénin actuellement n’est pas sans rappeler ce qu’on a appelé dans la France de l’Ancien Régime, “l’Affaire des Poisons”. De quoi s’agit-il ? Au début de l’affaire, une cassette avec neuf lettres et des poisons En 1672, à la mort naturelle d’un officier de cavalerie et aventurier perclus de dettes, Godin de Sainte-Croix, on découvrit lors de l'inventaire après décès dans ses papiers, dans une cassette rouge, neuf lettres de sa maîtresse, la marquise de Brinvilliers ainsi qu’une reconnaissance de dette de la marquise, d’un montant de 30 000 livres et diverses fioles qui, après être analysées par un apothicaire, révèlent avoir contenu divers poisons laissant peu de traces dans l'organisme. Elle a essayé de tuer son père 10 fois avant d'y arriver. Dans ses lettres, la marquise reconnaît aussi avoir empoisonné par un mélange d'arsenic et de bave de crapaud son propre père et ses deux frères pour s’approprier leur part d’héritage. Dans la même cassette, la police trouve aussi une procuration du receveur général du clergé, Pierre Louis Reich de Pennautier, datée du 17 février 1669, autorisant un marchand de Carcassonne à recevoir par l’entremise de Godin de Sainte-Croix, de la part de la marquise de Brinvilliers, une somme de 10 000 livres qu’il lui aurait prêtée sous le nom de Paul Sardan. La fuite en Angleterre et les efforts de Colbert pour que l’enquête avance Une fois la cassette découverte, la marquise de Brinvilliers est citée à comparaître devant la justice le 22 août 1672, mais se réfugie à Londres. Dès le 3 décembre 1672, Colbert tente d’obtenir le retour en France de la marquise de Brinvilliers mais sans provoquer d’incident diplomatique avec l’Angleterre. Il écrit ainsi à l’ambassadeur de France à Londres pour tenter d’obtenir l’extradition de la marquise de Brinvilliers, en indiquant « Si le roi d’Angleterre voulait bien la faire arrêter, la faire mettre aussitôt en un bâtiment et l’envoyer promptement à Calais, cela serait fait et exécuté auparavant que personne en eût connaissance »3. Elle se réfugie alors à Valenciennes, en Hollande puis à Liège, dans un couvent. La Chaussée, valet de Godin de Sainte-Croix, est lui arrêté dès le 4 septembre 1672. Jugé en février 1673 il est condamné à être rompu vif fin mars, car il est considéré comme le complice de la marquise de Brinvilliers, ayant servi d'abord son frère. Il est également suspecté d'avoir voulu empoisonner le Roi à l'instigation de Godin de Sainte-Croix qui avait cherché à obtenir pour lui une charge d'officier du gobelet avec la caution de Pierre Louis Reich de Pennautier. Enfin après avoir subi la question préalable, La Chaussée a reconnu avoir servi de tueur à gages à de Sainte-Croix. L’arrestation de la marquise et celle de son ami Pennautier Après avoir été jugée par contumace en 1673, la marquise de Brinvilliers est retrouvée dans un couvent à Liège et arrêtée le 25 mars 1676 par la ruse d’un exempt de police déguisé en prêtre, François Desgrez, le plus fin limier du lieutenant-général de police de La Reynie. Lors de son arrestation sont retrouvées dans sa chambre des lettres de confession dans lesquelles elle s'accuse d'homicides, d'avortement, de pyromanie mais aussi d'une enfance dévastée par un viol à l'âge de 7 ans et des actes incestueux de la part d'un de ses frères. Il n'est pas possible pour l'historien de démêler la part de vérité et de fantasme dans ces confessions. La marquise de Brinvilliers est extradée, ramenée en France. Elle est soumise à un premier interrogatoire le 17 avril 1676 et écrouée à la Conciergerie le 26 avril 1676, alors qu’elle refuse d’avouer et déclare que ses lettres de confession ont été écrites lors d'un acte de folie. Sa tentative de suicide échoue. Son long procès (29 avril-16 juillet 1676), sa condamnation et son exécution sont rapportés dans la correspondance de Madame de Sévigné (« Cette affaire occupe tout Paris. ») ainsi que dans les Crimes Célèbres d’Alexandre Dumas. Pierre Louis Reich de Pennautier fut emprisonné le 15 juin 1676 à la Conciergerie4, après avoir été mis en cause par la marquise de Brinvilliers, qui déclare aux enquêteurs lors de nouveaux interrogatoires: « s’il dégoutte sur moi, il pleuvra sur Penautier »4. Ce dernier est alors cité dans une autre affaire d’empoisonnement : Mme Hanivel de Saint Laurens, alias Marie Vosser, veuve de l’ancien receveur du Clergé de France, l’accuse d’avoir empoisonné son mari le 2 mai 16694, pour pouvoir prendre possession de sa charge, ce qu’il fit effectivement le 12 juin 16694. Pennautier fera intervenir de nombreux ecclésiastiques et fut libéré de prison le 27 juillet 1677 après treize mois dans les geôles4. Le 26 juin 1676, Louis XIV écrit à Colbert : « sur l’affaire de Mme de Brinvilliers, je crois qu’il est important que vous disiez au premier président et au procureur général, de ma part, tout ce que de gens de biens comme eux doivent faire pour déconcerter tous ceux de quelque qualité qu’ils soient qui sont mêlés dans un si vilain commerce » Au su et à l’issue de cette histoire, on se dit qu’il suffit de remplacer les Talon, Cissé, et autres Karamatou par les Godin de Sainte Croix, marquise de Brinvilliers, ou les Pierre Louis de Pennautier pour nous retrouver à trois siècles en arrière ! Il n'est pas jusqu'aux recommandations sans ambiguité de Louis XIV lui-même qui ne ressemblent à l'incessante immixion de Yayi Boni et ses ses sbires dans le fonctionnement de la justice. Et peu importe l’issue de ce qu’on appelle tentative d’empoisonnement de M Yayi -- qu’il s’agisse d’une machination politique pour éliminer des ennemis politiques ou financiers ou d’un fait vrai, toujours est-il que l’inspiration de telles allégations, la culture qui les empreigne constitue pour notre conscience collective de Béninois une véritable régression vers un état qui n’a rien de positif au sens que Comte donnait à ce mot. L’ironie du sort veut donc que ce soit l’homme qui a promis au Bénin l’émergence soit celui-là même par lequel notre conscience collective, notre perception du monde et malheureusement aussi nos œuvres soient frappées du sceau lugubre d’une régression d’Etat, à tous les sens du mot… Binason Avèkes |
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