Pendant plus de deux siècles, le royaume du Danhomè a bâti sa prospérité et sa puissance sur le commerce des esclaves. Même après l'abolition officielle de la traite négrière sous l'égide de l'Angleterre industrielle, la traite continuait au Danhomè malgré l'effort colossal de substitution du bois d'ébène par le palmier à huile, effort courageusement entrepris sous l'égide du roi Glélé. Cette substitution d'un commerce d'êtres humains réifiés par un produit agricole, de même que la métaphore arboricole par laquelle on désigne l’esclave, loin d'être fortuite correspond en vérité à la méthode pluriséculaire de collecte du bois d'ébène. Cette méthode, de par son efficacité, a concouru à la prospérité du Danhomè ; mais elle a été aussi le talon d'Achille de sa chute. En quoi consiste-t-elle ? La culture du bois d'ébène est organisée selon une temporalité et des méthodes de gestion agricole. L'espace de chasse des esclaves est régi par les mêmes normes de mise en jachère des terres agricoles. Le domaine d'influence du royaume du Dahomè s'étend du plateau des Guédevi jusque sur la côte au sud, et au nord vers les contreforts du mont Dassa, voire au-delà. Ce domaine est divisé en espaces distincts dans lesquels la sécurité des individus et des biens ainsi que le risque de sujétion ancillaire ou de prédation négrière est hiérarchisée et variable. Abomey et ses environs, jusqu'à Allada et Ouidah après la conquête du roi Agadja, avaient un statut élevé de sécurité, où prévalait l'identité danhoméenne ainsi que la liberté sous le rapport du risque de razzia. En dehors de cet espace, vient ensuite un ensemble très diversifié, très hétérogène--comprenant le nord du plateau d'Abomey et allant jusqu'au sud sur la côte--où planent le risque de razzia et l'ambiguïté du statut de liberté. Les Mahis au nord, les peuples de l’Ouémé à l'est, les Ouatchi, les Popo à l'ouest, les Nago de Savè, les Yoruba de Kétou, les Egba d’Abeokuta, et même le royaume frère de Porto-Novo étaient soumis à l'incertitude menaçante des razzias de l'armée danhoméenne. En dehors des conquêtes de Kétou, d’Allada et de Ouidah, et peut-être des multiples échecs devant la forteresse d'Abeokuta, les guerres de l'armée danhoméenne n'étaient pas des guerres à visée politique d'annexion de territoires, mais d'abord et avant tout un système prédateur de prélèvement d'esclaves qui fonctionnait par rotation cyclique. Lorsqu'une contrée ou un royaume était saigné, l'armée danhoméenne faisait mine de l'oublier pendant un certain temps, le temps de lui laisser reconstituer ses forces humaines et vitale. Pendant ce temps, d'autres royaumes et d'autres contrées étaient mis à contribution. Ce système de jachère politico-militaire autorise à se poser la question de la signification des défaites ou des demi-échecs des expéditions militaires du Danhomè face à ses nombreux ennemis. Ainsi, que de fois l'armée danhoméenne n'a buté contre les forteresses mahi ou aux portes mythiques d'Abeokuta ! La vérité est que le but de l'armée danhoméenne n’était pas de vaincre mais de créer la zizanie sur son passage, d’effrayer ses ennemis et de capturer le maximum d'esclaves possible. Ainsi, l'armée revenait à Abomey et, à défaut de victoire, exhibait fièrement ses trophées en vies humaines, en crânes d'ennemis décapités, en objets de valeur saisis et surtout en esclaves par dizaines, voire par centaines. Cette méthode de razzia ne manquait pas de cohérence ni de sens. En effet, comment transformer en esclaves tous les habitants d'un royaume conquis et dans le même temps espérer avoir ce royaume soumis et commis à la production d'esclaves ad aeternam ? En revanche, par le mode de collecte violent d'une razzia qui passe comme la tempête au-dessus d'un royaume ennemi, on laissait ce royaume à sa liberté, au prix de la capture de nombre de ses habitants, notamment les plus solides mais cette liberté aléatoire était aussi une caution de menaces potentielles, un droit de regard et une incertitude politique de tous les instants. Avec cette technique et cette culture de la razzia dans son espace d'influence, le royaume du Danhomè, au lieu d'oeuvrer pour son intégration qui aurait été le fer de lance de la constitution d'une nation soudée, et de l'élargissement politico-administratif du territoire, s'est enfermé dans une logique d'atomisation et de défiance qui a fait le lit de la haine, de la méfiance et de la division. À un moment donné, le royaume était enfermé dans le piège du dilemme entre l'impératif technique de razzia (sa méthode de jachère militaire) et le besoin politique d'agrandissement. Territorialement, le royaume pouvait se prévaloir d'une certaine grandeur mais cette grandeur était en trompe-l’œil, et dangereusement illusoire. La preuve de cette illusion réside dans l'échec des multiples tentatives d'arraisonnement du royaume de Porto-Novo considéré jusque-là comme vassal, et qui, avec le roi Toffa, poussa le pion de la liberté plus loin sur l'échiquier politique que ne pouvait l'accepter le Danhomè.
L'option de la méthode de razzia l'a emporté sur la philosophie politique initiale de Houégbadja dont le mot d'ordre était d'agrandir la terre des ancêtres. La culture de razzia qui a calqué sa méthode sur celle de l'agriculture a institué un système de jachère militaire et politique qui a permis au royaume d'élargir son espace d'influence et de prédation mais, cet espace n'avait aucune consistance politique. La culture de razzia organisée de main de maître et avec une subtilité inégalée a assuré au royaume du Danhomè sa prospérité et sa puissance. Cette puissance lui a conféré sur le plan ouest-africain une certaine respectabilité politique, en lui permettant avec la pression exercée par les Peulhs et les Haussa sur le royaume d’Oyo aux alentours de 1820, de se libérer de la sujétion de celui-ci, mais aussi d'être à égalité avec le puissant voisin d'Ashanti avec lequel il entretenait de bons rapports d'amitié. Mais cette culture était une arme à double tranchant. Ou plus exactement, la médaille du succès de l'option de la culture pluriséculaire de razzia avait son revers. Tout le territoire d'influence du Danhomè, au moment où le roi Béhanzin ambitionnait dans une démarche radicale de l'opposer aux visées colonisatrices des Français (Je suis le roi des noirs et les blancs n'ont rien à voir à ce que je fais. Les villages dont vous parlez sont bien à moi, ils m'appartiennent et voulaient être indépendants, alors que j'ai envoyé les détruire et vous venez toujours vous plaindre. Je désirerais savoir combien de villages français indépendants ont été brisés par moi ? roi du Dahomey... /Moi je reste dans mon pays, et toutes les fois qu'une nation africaine me fait mal, je suis bien en droit de la punir. Cela ne vous regarde pas du tout. ) était en vérité atomisé, divisé et traversé de part en part par la mémoire douloureuse des saignées pluriséculaires savamment pratiquées par le Danhomè. À l'orée de la guerre de conquête coloniale française, alors que la traite des Noirs était déjà abolie depuis fort longtemps, c'est encore sur ce commerce qu'allait compter Béhanzin pour son effort de guerre. Ce qui n'était pas pour faciliter ses bons rapports avec les Anglais, même si ces esclaves étaient présentés comme des travailleurs recrutés.
Mais, lorsqu'on regarde la méthode à la fois politique et militaire de conquête française du Danhomè, on se rend à l'évidence qu'elle s’est tout entière appuyée sur le talon d'Achille du système des razzias, c'est-à-dire le revers de la médaille de ce qui a jusqu'ici permis la prospérité du Danhomè. Politiquement, et psychologiquement la France a rallié toutes les victimes séculaires du Danhomè, fédérées dans la mémoire douloureuse des violences du passé et dont la plus importante était Porto-Novo. En plaçant ce royaume sous son protectorat, il interdisait au Danhomè de s'en approcher de trop près, et trouvait là une base arrière militaire régionale pour sa conquête. Cette intrusion a été vécue par le Danhomè et notamment par le roi Béhanzin comme une obscénité inacceptable, à laquelle allait faire écho les prétentions françaises de propriété sur Koutonou. Sur le plan militaire, aussi bien dans le recrutement des troupes combattantes que dans l'organisation de la logistique (porteurs, espions, interprètes, aides en tout genre) la France a compté sur tous les ressortissants des peuples martyrs de la culture pluriséculaire de razzia du royaume du Danhomè : Nago, Mahi, Yoruba, Ouéménou, Ouatchi, Popo, Goun, etc. C'est en fédérant cette opposition bigarrée qui fit bloc autour d'elle que l'armée française, sous l'égide du colonel Dodd, est venue à bout de la vaillance de l'armée danhoméenne. La méthode antique de diviser pour régner n'est pas nouvelle et a été systématiquement utilisée par les Blancs dans leurs rapports avec les Noirs. Mais en raison de la culture de razzia et la méthode de jachère politique associée qui donne préférence à la délimitation d'un espace d'influence et de prédation volontairement non intégrée politiquement, le Danhomè a semé tout au long de l'histoire un vaste champ d'inimitiés et de haine que la France est venue malicieusement récolter.
Professeur Bola Adebimpe
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Hélas oui, le gain immédiat aveugle nos dirigeants. Mais si c'était seulement un gain immédiat pour tous cela aurait un sens. Mais malheureusement, ici, c'est un gain immédiat et égoiste, familial, tribal, régionaliste : et c'est ça qui nous tue !
Rédigé par : Sankara | 14 août 2012 à 13:51
Malheureusement, toutes choses égales par ailleurs, la même cécité, le même refus de voir, de prévoir et de pourvoir aux priorités garantes de la liberté voire du progrès sont à l’œuvre. Ils continuent de façon outrageuse, comme si sous nos cieux la bêtise était une fatalité à défaut d'être génétique. Et avec en moins l'excuse qu'on ne savait pas, qu'on n'était pas aux faits des choses. Or que le progrès, l'émergence, l'intelligence collective voire la prospérité ne soient pas l'apanage d'une seule culture a été largement prouvé et se prouve chaque jour sous nos yeux. Alors qu'attendons-nous pour faire au bon moment ce qu'il faut faire ? Qu'attendons-nous pour nous doter d'un leadership qui, conscient des erreurs du passé, ouvre la marche vers une action et une pratique politique intelligente ? La chose est possible, au prix d'une volonté collective, gage d'une mutation nécessaire des mentalités...
Rédigé par : BA | 14 août 2012 à 08:06
La méthode antique du "diviser pour mieux régner" et systématiquement mise en oeuvre dans la pratique quotidienne, par les Français d'alors a toujours cours. Pour nous qui vivons et / ou travaillons en FRANCE, le modèle de management des cadres dirigeants et surtout, des membres de l'encadrement intermédiaire, est resté strictement le même, pénalisant ainsi tout l'efficacité des coopération, collaboration et solidarité indispensables dans le monde du travail, entre collègues. Pour revenir (à nos classes politiques) aux actuels dirigeants de nos états, je constate si tristement qu'en cette matière, l'élève surdoué s'est depuis toujours appliqué à dépasser le maître.
Eric David CAPO-CHICHI
[email protected] et [email protected]
Rédigé par : Ericapochichi | 13 août 2012 à 20:14
Comme quoi, les responsabilites sont toujours partagees. Dans le cas present, c'est la vision a long terme qui fait defaut, le gain immediat prenant le pas sur les promesses d'avenir. C'etait il y a deux siecles - au moins. Nos classes politiques ont elles plus de vision aujourd'hui? Je repondrais de maniere detournee, en invitant chacun a jeter un coup d'oeil aux budgets de nos Etats, au long desquels les lignes consacrees a l'education et la sante demeurent marginales.
Rédigé par : Moudjib Djinadou | 12 août 2012 à 13:48