Une vie que les inculpations, les prisons et les bagnes de la toute puissante « mère-patrie » ont rendue exemplaire. Une carrière politique que tous les gardiens du désordre et de l'injustice coloniaux ont accablée de leur haine, de leurs calomnies. Ainsi furent celles de Louis Hunkanrin mort il y a aujourd'hui une dizaine (d'années, et auquel nous ne saurons jamais cesser de rendre hommage. Une équipe de chercheurs du CRAD (Centre de Recherches Appliquées du Dahomey), malgré l'indigence scandaleuse des moyens de travail qui leur sont offerts et face aux sarcasmes mesquins de certains « intellectuels dahoméens, dont l'ignorance des méthodes et du style de toute recherche devrait faire honte, a donc choisi à l'occasion du 10ème anniversaire, de témoigner. En présentant un dossier sur la vie, l'œuvre et les luttes de Louis Hunkanrin, et en faisant appel à la compétence de M. Jean Suret - Canale, éminent connaisseur de l'Afrique et des choses de l'Afrique. Que notre ami et collègue français en soit ici remercié ! Notre dossier Louis Hunkanrin comportera successivement l'importante contribution de Jean Suret-Canale, une série de témoignages sur la vie et les luttes du grand militant puis enfin des textes écrits de sa main. Le dernier volet de ce dossier sera malheureusement moins fourni que nous l'aurions souhaité. L. Hunkanrin — et pour cause — publia pendant de longues années, sous des pseudonymes divers, beaucoup d'articles dans la presse dahoméenne. En outre, les rigueurs de la lutte clandestine et les affres de la persécution policière et coloniale l'ont contraint à cacher, disperser et même enterrer de nombreux manuscrits aujourd'hui encore introuvables. Mais au-delà de ces absences et de ces lacunes de notre dossier, nous sommes convaincus que les documents d'archives que nous publions prendront aux yeux de nos lecteurs toute leur signification démonstrative. Car la meilleure façon de rendre hommage à la vie et aux luttes d'un homme politique de la stature de Louis Hunkanrin n'est pas forcément de déclamer un panégyrique lyrique. De tels discours visent souvent à bien vite soulager certaines mauvaises consciences ou à récupérer, pour mieux l'enfouir dans les oubliettes de l'histoire, l'héritage légué par une vie de sacrifices, de courage et de combat démocratique et libérateur. Aussi avons-nous choisi de montrer, à travers les témoignages directs de ses persécuteurs et de ses bourreaux — « civilisateurs » et « pacificateurs » de nos contrées « sauvages » et « barbares » — le calvaire et la foi inébranlable de Louis Hunkanrin. C'est par là que les morceaux choisis de la prose colonialiste qui, dans le secret des cabinets et des bureaux, dispose de la vie et de la liberté de Louis Hunkanrin, nous paraissent essentiels dans notre dossier. Lorsqu'on consulte et dépouille certaines archives, ou écoute le témoignage honnête et admiratif de ceux qui l'ont connu, les mots peuvent parfois paraître manquer pour caractériser et juger l'homme, le militant et le précurseur. Car L. Hunkanrin alliait la brillance intellectuelle, le militantisme et la conviction patriotique la plus ferme, partout où ils le rencontrèrent, et partout où ils voulurent le briser. A ce titre, L. Hunkanrin est un grand exemple. Dans notre société actuelle en effet le modèle de nombreux dahoméens n'est-il pas celui du fort en thème, le négociant en carrière ou le marchand en « curricula vitae » qui, quelle que soit la couleur du ciel politique, poursuit tranquillement son ascension vers les honneurs, le confort et la richesse ? L'intellectuel Hunkanrin présente un autre profil et une autre image auxquels nous devrons toujours essayer de ressembler. Le grand lutteur rassemblait également en lui d'autres éminentes qualités : fidélité à une cause et aux principes, courage à toute épreuve, et esprit de sacrifice. En cela encore, en des temps où la recherche prioritaire et effrénée de la fortune personnelle est la chose la mieux partagée chez la plupart des «lettrés» supérieurs de nos pays, L. Hunkanrin constitue un exemple et un modèle. De son bagne de Mauritanie, le 11 Novembre 1932, L. Hunkanrin n'écrivait-il pas| à son gendre Blaise Kuassi, cette phrase éloquente : «... J'ai juré de rester politicien rien que pour combattre les bandits qui profitent de leurs galons argentés pour brimer et opprimer leurs administrés » ? Et durant son séjour pénitentiaire dans l’aride désert mauritanien L. Hunkanrin eut à confirmer et accentuer la vision africaine ou mieux panafricaine de ses luttes. L'on sait qu'il avait déjà participé à certaines assemblées panafricaines mondiales réunies sous l'impulsion du Dr. W. E.B. du Bois (1). Mais en défendant âprement et avec la même haine inextinguible de l'injustice les esclaves de la société coloniale et féodale mauritanienne, Louis Hunkanrin démontrait que sa lutte était celle de tous les opprimés de la patrie africaine. Tels furent donc l'homme et le militant : révolutionnaire de son époque, armé de sa seule foi et du soutien discret mais souvent efficace de son peuple aux durs moments de la répression. Ce peuple, dans l'impossibilité institutionnelle de s'organiser à visage découvert, était contraint à une sorte de clandestinité collective. Pourtant, malgré les « flics » et les mouchards, il protégeait Hunkanrin, l'informait, l'aidait et le cachait, chaque fois qu'il en avait besoin dans ses entreprises de dénonciation des injustices et du règne oppressif colonialiste, et chaque fois que l'on se préparait à le priver de sa liberté. Il faut ici brièvement souligner qu'un intellectuel de cette dimension et de cette trempe, n'eut jamais la prétention de se considérer comme un messie et ne propagea aucun millénarisme utopique. Aujourd'hui, certains opportunistes pourfendent le fantôme du « messianisme des intellectuels », alibi commode et aveu implicite d'une mauvaise conscience certaine. Or un intellectuel qui choisit de s'engager dans la voie de la défense de son peuple, conquiert par là même toute la modestie, la conviction et la persévérance qui l'éloignent de toute mystique et de tout vertige messianiste. Il devient, tout en mettant toutes ses ressources au service de bonnes et grandes causes, un intellectuel « organique » (en termes gramsciens) (2), un « fils du peuple », qui échappe nécessairement à l'illusion naïve de penser que sa lutte solitaire et héroïque sauvera ses frères de la misère et de l'oppression. Les vers immortels de L'Internationale .- « II n'est pas de sauveurs suprêmes, Ni Dieu, ni César, ni tribun... », indiquent d'abord que c'est par la lutte collective et la mobilisation de leurs forces, que les masses et les peuples conquièrent leur liberté et imposent la justice. Des intellectuels, parfois surmontés à leur corps défendant d'une auréole charismatique, et à cause de certaines circonstances et nécessités que crée l'histoire, se trouvent souvent aux premiers rangs de cette lutte. L' « anti-messianisme » contemporain aurait, alors quelque difficulté à les écraser de sa condamnation sans appel. Car leur exemple est vénéré dans les mausolées ou sur les monuments des martyrs de plusieurs révolutions triomphantes ou éphémères. Et plus près de nous, dans ces lignes fulgurantes Amilcar Cabral nous permet de rendre encore plus inconsistants, certains schématismes de « l'anti-messianisme » : « La situation coloniale qui n'admet pas le développement d'une pseudo-bourgeoisie autochtone et dans laquelle les masses populaires n'atteignent pas, en général le degré nécessaire de conscience politique avant le déchaînement du phénomène de libération nationale, offre à la petite bourgeoisie l'opportunité historique de diriger la lutte contre la domination étrangère pour être, de par sa situation objective et subjective (niveau de vie supérieur à celui des masses, contacts plus fréquents avec les agents du colonialisme, et donc plus d'occasions d'être humiliée, degré d'instruction et de culture politique plus élevé, etc), la couche qui prend le plus rapidement conscience du besoin de se libérer de la domination étrangère. Cette responsabilité historique est assumée par le secteur de la petite bourgeoisie, que l'on peut, dans le contexte colonial, appeler révolutionnaire, tandis que les autres secteurs se maintiennent dans le doute caractéristique de ces classes ou s'allient au colonialisme pour défendre, quoique illusoirement, leur situation sociale (3). » Le cas de L. Hunkanrin, pour en revenir à notre objet principal, se rattache à une problématique générale : celle que suscite l'analyse des thèmes idéologiques de la presse dahoméenne des années coloniales. Autour de campagnes de dénonciation des « abus » du colonialisme, et à partir d'une série de propositions de réforme de l'ordre et de la société coloniaux, les « journalistes » locaux témoignaient et luttaient. Or leur réformisme doctrinal ou littéral, conduisit presque inévitablement à miner les fondements de l'ordre colonial. Si l'empire, sa domination concrète et son gouvernement oppressif tremblent et titubent, nous pensons que la pensée et la théorie qui préparent ou précèdent cette « déconfiture » sont lourdes de semences révolutionnaires. En ce qu'elles proposent à la place de l'ancien ordre des choses un ordre nouveau et des idées nouvelles. Considérons par exemple quelques extraits du « Manifeste de l'Elite dahoméenne». (Le Courrier du Golfe du Bénin n01 68-69, Sept.-Oct. 1934). « Un groupe de jeunes gens émus par la campagne de dénigrement, de mensonge '' et de calomnie entreprise contre l'élite dahoméenne, campagne à laquelle ose prêter la main un enfant du pays dont le ventre crie plus fort, adresse le manifeste ci-après que nous insérons avec plaisir : C'est à tort que l'on représente comme des éléments de troubles, les jeunes gens instruits du Dahomey et que l'on cherche à indisposer contre eux les pouvoirs métropolitains. Comme nos pères et nos grands pères, nous savons que notre pays dépend de la France et qu'il est gouverné par ses représentants à qui nous devons obéissance et respect. Comme eux nous nous plions à l'ordre établi et nous nous y soumettons de bon cœur. Comme eux nous bénissons à chaque instant notre glorieuse Mère adoptive et c'est pénétré de sincère gratitude filiale que nous la nommons. Chacun de nous s'efforce de travailler à sa grandeur en lui prêtant son secours dans l'administration du pays ou en faisant répandre par le commerce et l'industrie les bienfaits de sa civilisation. C'est avec zèle et empressement que nous l'avons toujours servie. Chaque fois que cela était nécessaire, nous lui avons offert nos cœurs et nos bras ; chaque fois qu'elle a eu besoin de nous, nous avons répondu « PRESENT » à son appel. Dans les tragiques événements de 1914, nous avons couru les premiers à sa défense et aux heures sombres de 1926, nous avons délié nos bourses pour sauver sa monnaie. En récompense de cet attachement que nos dirigeants qualifient eux-mêmes d'indéfectible, que demandons-nous ? Un peu de considération et de bienveillance. La France que nous vénérons à l'égal d'une mère a à cœur de nous traiter comme des personnes humaines, de nous associer à la gestion de nos intérêts, d'écouter nos désirs et de nous aider à réaliser nos aspirations. Elle désire même nous élever au rang des mêmes avantages qu'eux. Nous tenons beaucoup à ces droits sacrés que généreusement, la France met à notre disposition et pour rien au monde, nous ne voulons qu'on nous en dépouille sous le prétexte fallacieux du respect des coutumes. En combattant le despotisme, en dénonçant les bassesses et les mesquineries nous ne faisons nullement œuvre anti-française. Au contraire, nous empêchons qu'on fasse haïr le nom vénéré et glorieux de la France. Entre nos détracteurs et nous c'est nous qui, par notre conduite, nous rendons dignes de cette race française, de cet esprit français qui a toujours combattu pour délivrer de la tyrannie, la pensée, la parole et la conscience. Mais sommes-nous donc au-dessus des calomnies dont on essaie de nous couvrir. Elles sont loin de nous atteindre. C'est pourquoi connaissant la très bonne intention de la France envers nous, nous nous cabrons quand certains mauvais représentants qui ne visent que leurs intérêts personnels, cherchent par leurs actes à dénaturer la bonne Mère-Patrie comme une Marâtre. « Un groupe de jeunes gens ». Ce manifeste traduit admirablement les aspirations réformatrices et les tendances idéologiques de la presse de combat dahoméenne. Jean Suret-Canale constate ainsi que- les « évolués » se battaient « sur le terrain de la politique même des colonisateurs » et que le « mouvement démocratique » qu'ils animèrent avait un « contenu assimilateur » (4). Du combat de ces « évolués », P. J. Gonidec écrit également qu' « en réalité c'est parce qu'ils admirent la culture occidentale et parce que dans le même temps le colonisateur leur refuse le droit de construire l'Afrique à l'image de l'Europe qu'ils entrent en contestation ». Et il ajoute : « Mais il faut répéter que sauf de rares exceptions, les opposants n'envisagent pas de détruire le système colonial. Ils ne sont pas des révolutionnaires [...] Bref ce qu'ils demandent, c'est que l'image qu'ils ont reçue de l'Etat à travers les connaissances acquises, l'image d'un état démocratique et libéral, devienne en Afrique une réalité » (5). Mais les déclarations d'intention et les constats ponctuels et catégoriques doivent être passés au crible de la question critique. Pourquoi une telle vision politique reste-t-elle caractéristique de la presse de combat ? Pourquoi de telles limites ou de telles insuffisances sont-elles observées dans les analyses et le programme des combattants et des rédacteurs de la presse de l'entre deux-guerres ? C'est dans la réponse à ces questions que nous pourrons dépasser certaines banalités et la brutalité péremptoire de nombreuses analyses. Cette couche d'intellectuels se situait dans un univers idéologique qui — malgré certaines exceptions — véhiculait alors en son propre sein deux apories essentielles : celle du passage à l'indépendance et celle de l'édification d'une société révolutionnaire socialiste. Cependant le Messager du Dahomey formule clairement en 1921 un thème nationaliste, exception et audace dont on ne trouvera plus aisément la réédition dans la presse de combat. Le journal du grand patriote L. Hunkanrin écrivit en effet cette année, citant Marcus Garvey : « Nous ne demanderons ni à l'Angleterre, ni à la France, ni à l'Italie ni à la Belgique : « Pourquoi êtes-vous ici ? » Nous leur ordonnerons tout simplement de s'en aller. Ce qui est bon pour l'homme blanc l'est pour l'homme noir, à savoir : la démocratie et la liberté » (6). Le Guide peut également dans un de ses numéros se risquer à imprimer le slogan : « Le Dahomey au Dahoméen », mais cela n'implique pas une campagne systématique, continue et active pour l'indépendance sur la base de mots d'ordre nationalistes. Car le même journal (n° 80 du Samedi 2 Septembre 1922), dans une critique du garveyisme, écrit comme pour se contredire lui-même. « Mais la formule : « L'Afrique aux Africains » qui résume sa doctrine [celle de Marcus Garvey], de même que l'idée impraticable du retour en Afrique de tous les noirs avancés et enfin l'expulsion de l'élément blanc-colonisateur des territoires africains […] Compatriotes point n'est nécessaire d'être pour Garvey ou contre Garvey. Contentons-nous tout simplement d'être des noirs intelligents et poursuivons la tâche laborieuse de notre évolution sans haine et sans violence sous l'égide de la France ». (souligné par nous, G. L. H.) Le Courier du Golfe du Bénin proteste également de sa modération idéologique et de sa « bonne conduite politique ». d'abord dans son n° 33 du 1er Mai 1933 : (« On dira ce que l'on voudra, on nous traitera d'anarchistes, de bolchevistes, et de communistes, mais on ne nous retiendra pas. Nous répétons que nous ne savons rien de ces doctrines inconnues chez nous, mais que nous ne sommes qu'au service de la vérité... »), En combattant le despotisme, en dénonçant les bassesses et les mesquineries, nous ne faisons nullement œuvre anti-française. Au contraire nous empêchons qu'on fasse haïr le nom vénéré et glorieux de la France... » La presse de combat ne fut donc pas « corrompue » ou « pervertie » par la propagande « extrémiste » (aux yeux du pouvoir colonial) ni profondément contaminée par les germes idéologiques pannégristes et panafricaines A l'égard de Garvey dont le mouvement et l'action parvinrent à leur apogée dans les années 20 nous avons pu déjà percevoir toute la méfiance et parfois l'hostilité de la presse. Seuls Hunkanrin et Kodjo Marc Tovalou Quenum furentn, à cette période de leur carrière politique, des militants garveyistes. Marc Tovalou Quenum prit la parole à un Congrès de l'UNIA (Universal Negro Improvement Association) de Garvey au mois d'Août 1924 à New-Ycrk (7). Il fut nommé par Garvey « potentat » de l'UNIA et à ce titre participa en 1924 à une réception à la cour de Garvey (8). Le mouvement panafricain fondé et animé par W.E.B. du BOIS s'efforça également de créer une section et de recruter des sympathisants au Dahomey, mais sans grand succès semble-t-il. L'action militante prolétarienne et pan-nègre de Georges Padmore ne suscita ni un enthousiasme particulier, ni un soutien actif et massif au Dahomey (9). Situé dans l'empire colonial français, le territoire du Dahomey était compris dans le champ géographique d'action de la « Ligue de défense de la Race Nègre » de Thiemoko Garan Kouyate. De nombreux « évolués » furent abonnés au Cri des Nègres et à la Race Nègre, organe de la LDRN. Kouyate développa une campagne intense vers l'Afrique mais traqué par la police coloniale et catalogué comme «un dangereux agitateur communiste », il ne put chez nous faire émerger son action de la rigoureuse clandestinité. Le simple abonnement aux organes de la Ligue entraînait la suspicion, les menaces et la surveillance discrète ou ouverte des autorités coloniales, comme de nombreux documents secrets des Archives Nationales du Dahomey nous ont permis de le constater (10). Le Parti Communiste français, qui pendant une certaine période soutint et patronna l'action de la LDRN et de Kouyate, ne concrétisa pas son action anticolonialiste, souvent ambiguë et hésitante (11) par la création de cellules ou d'une section au Dahomey. Sa presse étant proscrite dans les colonies, ses textes et documents devaient emprunter des voies sinueuses et difficiles pour parvenir aux « élites » coloniales — s'il y en eut jamais qui furent marxistes ou communistes, avoués ou clandestins. L'environnement idéologique pouvait donc, malgré les barrages policiers et les censures, laisser circuler au Dahomey des thèmes nationalistes ou marxistes. Or la presse de combat ne les reprit pas généralement et de manière explicite à son compte, ni ne chercha à leur ouvrir ses colonnes. On peut affirmer que ce refus ou ces réticences devant les idées avancées — nationalistes et marxistes — procèdent d'une intériorisation automatique, spontanée et inconsciente des canons politiques et moraux de l'époque. La société coloniale, enfermée dans la logique de son propre système d'oppression et de domination, et pour assurer le fonctionnement optimal de ses structures administratives ne pouvait tolérer l'expression et la diffusion libre de ces idées avancées. Devant les courants révolutionnaires et nationalistes, la société coloniale resta hermétique et allergique et son comportement répressif et inquisiteur s'identifiera presque à un phénomène biologique de rejet. Les « élites » coloniales, rédacteurs de la presse de combat, ont pu alors véhiculer et charrier — parfois à leur insu — ces « impératifs catégoriques » de l'ordre colonial. Les « élites » se trouvèrent ainsi enfermées dans cette situation type : « être un-bon-sujet loyal et-faisant -confiance - en - la - France - paternelle - civilisatrice — et libératrice ». Un thème souvent agité nous vient à présent à l'esprit - celui des « conditions objectives ». Parce que ces «conditions objectives » ne sont pas parvenues à un degré suffisant de maturation, il peut apparaître impossible que le mot d'ordre ou l'idée d'indépendance puissent être formulés. Même si la subjectivité ou la conscience subjective des « élites » en arrive à rêver d'indépendance. De ces conditions objectives, J. S. Canale a écrit qu'elles étaient d'abord liées « à la toute puissance de l'administration coloniale ». Ensuite, ajoute l'auteur : « il y avait surtout une situation économique et sociale peu favorable ». (12) Ces conditions objectives réunies constituent, selon Suret Canale, autant de freins puissants à la diffusion aisée et active des idées nationalistes. Il y a également, pensons-nous, l'absence de modèles concrets — dans la période historique considérée — de mouvements nationaux ou nationalistes, qui, dans l'Empire français ou dans d'autres ensembles coloniaux, auraient pu, par leurs succès, ou leur lutte victorieuse, constituer des situations de référence et bénéficier d'une réelle exemplarité (nationaliste). Or, après la seconde guerre mondiale, et avec la lutte du Viet-Minh indochinois et les progrès de la Révolution chinoise, les mouvements d'indépendance ou les exigences nationalistes pourront — avec une certaine crédibilité aux yeux des masses — se réclamer d'exemples contemporains (13). La lutte du F.L.N, algérien, déclenchée le 1er Novembre 1954, aura également constitué une source d'inspiration et un modèle. Mais l'énoncé descriptif des conditions objectives ne résout pas tous les problèmes et ne peut nous satisfaire entièrement. On peut, en y voyant l'explication finale des hésitations idéologiques et des choix politiques des «élites», cautionner consciemment ou non une certaine conception linéaire et mécaniste de l'histoire. Selon une progression inévitable et un cheminement qui déboucheraient fatalement sur certains carrefours de prise de conscience, nous devions ainsi arriver un jour à l'expression claire de nos nationalismes. De tels schémas sont par homologie fort curieusement transposés aujourd'hui à une autre échelle, celle de la « maturation des conditions objectives du socialisme », qui, pour certaines écoles se réalisera fatalement un jour. Ce problème nécessite une discussion et un examen dont l'étude actuelle ne peut provisoirement constituer le cadre. Nous devions surtout dire nos préventions à l'égard d'une sorte d'attentisme teinté de fatalisme, qui peut justifier tous les opportunismes et vivifier toutes les compromissions. De plus, en voulant exclure tout volontarisme, ne tombe-t-on pas dans l'excès contraire, où une variante laïque et athée de millénarisme satisfait et optimiste attendrait que certains automatismes de l'histoire nous fassent fatalement parvenir au stade de la possibilité de revendication de l'indépendance, puis à celui de la possibilité de construction du socialisme ? L'analyse peut aussi se poursuivre à d'autres niveaux. Intermédiaire entre les colonisateurs blancs et la masse analphabète et laissée pour compte des « indigènes », auxiliaires et hommes d'affaires de second rang (situés aux étages inférieurs du négoce colonial), les « évolués » constituèrent une petite bourgeoisie de « sujets » et de « citoyens » français. Cette situation de classe, ou en termes sartriens leur être-de-classe-, limitait leur horizon idéologique. L'examen des thèmes de la presse de combat permet de constater que la préoccupation de leurs intérêts de classe et de leurs droits particuliers tient une grande place dans les colonnes des journaux. Grâce à leur savoir, à leur solidarité, ces « évolués » purent seuls opposer une action de groupe au colonialisme Les autres indigènes ( paysans, ouvriers et chefs amoindris ou dévalués), restèrent paralysés dans leur sérialité passive (14) — pour reprendre une autre expression sartrienne. Gonidec, après Jean Suret-Canale, a ainsi constaté : « De même, la classe des travailleurs, faute de pouvoir se grouper en syndicats puissants, n'avait pas réussi à sécréter des leaders capables de jouer un rôle dominant dans la vie politique. Enfin, la masse paysanne pouvait bien servir de support à l'action politique, mais non pas jouer un rôle actif du fait que, dans sa très grande majorité, elle était demeurée en dehors du processus de modernisation des sociétés africaines ». (15) En souhaitant de manière parfois obsédante cette identification à la réalité « démocratique » et « libérale » de la société métropolitaine, les petits bourgeois de la couche des « évolués » nourrissaient également un fantasme permanent. Celui par lequel ils rêvaient d'être des citoyens à part entière, assimilés en droit au français de France, l'Empire à leur sens, devant traiter tous ses fils, de la métropole ou des colonies, sur un même pied d'égalité. En cela, ils corroborent admirablement l'analyse suivante d'Albert Memmi (16) : «La première tentative du colonisé est de changer de condition en changeant de peau. Un modèle tentateur et tout proche s'offre et s'impose à lui : précisément celui du colonisateur. Celui-ci ne souffre d'aucune de ses carences, il a tous les droits, jouit de tous les biens et bénéficie de tous les prestiges : il dispose des richesses et des honneurs, de la technique et de l'autorité. Il est enfin l'autre terme de la comparaison, qui écrase le colonisé et le maintient dans la servitude. L'Ambition première du colonisé sera d'égaler ce modèle prestigieux, de lui ressembler jusqu'à disparaître en lui ». (souligné par nous, G. L. H.) Confinés dans leur propre situation de classe, les « évolués», rédacteurs et fondateurs de la presse de combat, ont donc pu nécessairement et objectivement sécréter un réformisme petit-bourgeois. Leur exigence la plus grande et leur préoccupation la plus intime étant l'assimilation. De plus la formation intellectuelle et l'éducation morale suscitent d'autres limites. Les rédacteurs de la presse de combat ont tous été éduqués à l'école primaire coloniale, catholique ou laïque. Après leurs études « primaire » supérieures », certains d'entre eux furent des moniteurs et des maîtres de l'enseignement catholique. Il s'agit donc d'une élite christianisée et parfois de vieille souche catholique, lorsqu'elle est d'origine « afro-brésilienne ». Emmanuel Mounier, devant les patronymes à consonance portugaise de certains évolués, pieux catholique, et fils de l'église, eut quelque raison de dénommer si hâtivement notre pays : le « quartier latin de l'Afrique » ! L'éthique, les horizons moraux de ces élites charrièrent donc nécessairement des germes de cléricalisme antibolcheviste. Leur idéal de vie petite bourgeoise fondée sur la réussite individuelle, la paix familiale et l'harmonie entre les diverses couches de la société, devait leur rendre répugnants tous les excès « extrémistes » et révolutionnaires. Nourris à l'école des principes républicains et démocratiques inscrits dans les traditions révolutionnaire et libérale françaises, les «élites», par naïveté politique. Guy Landry Hazoume NOTES (1) Le problème de la participation de L. Hunkanrin à certains congrès panafricains ne nous paraît pas entièrement résolu, du point de vue de la précision historique. En effet Jean Suret Canale, dans un article des Etudes dahoméennes reproduit ci-dessous, écrit que Hunkanrin n'a pas participé aux travaux du premier Congrès panafricain, suscité et organisé par W. E.B. du Bois à Paris du 19 au 21 Février 1919. Parce que Hunkanrin n'y fait pas allusion « et qu'il était probablement en ce moment sous les drapeaux ». Cette seconde hypothèse peut être retenue ; si l'on songe qu'à la même époque, le militant devenu secrétaire d'Etat Major aux effectifs coloniaux luttait pour obtenir sa démobilisation rapide en France même où il voulait poursuivre ses! études. Quant au deuxième congrès panafricain, réuni successivement à^ Londres, Bruxelles et Paris, la participation de Louis Hunkanrin à ses travaux devra apparaître à travers des témoignages et une enquête historique plus fouillés et plus assurés. Jean Suret Canale écrit en effet : « Dans le même temps Louis Hunkanrin participe, avec Biaise Diagne et le Dr W.E.B. du Bois, au deuxième Congrès panafricain qui tint ses sessions en Août et Septembre 1921 successivement à Londres, Bruxelles et Paris ». Or des recherches récentes sur le panafricanisme (J. Ayodele Langley, Pan-Africanism and Naiionalism in West Afrîca 1900-1945) établissent que Diagne ne fut pas à Londres (page 71), mais présida les réunions de Bruxelles et Paris (pages 79, 82 et 83). A cette réunion de Paris Hunkanrin a pu participer La phrase suivante le laisserait à penser (page 83) : « ... to thé présence of French critics like Félicien Challaye, président of Ligue des Droits de l'Homme, as well as thé présence of a few militant and disillusioned French Negroes, some of whom had served in thé French army and had corne to see French rule somewhat differently from Diagne and Candace. » De plus Asiwaju (de manière bien plus précise que Djivo dans son article sur Hunkanrin, Dictionnaire Bio-Bibliographique, du Dahomey, IRAD 1969) écrit : « He was eventually courtmartialled by thé war Council in Dakar which in Aprîl 1921 irnprisoned him for six months on charges of dissertion. He had hardly landed in Dahomey when he was made to face a trial for forgery which in December 1921 led to a sentence of three-year imprisonment and five years of interdiction by thé Cotonou Assizes. He was still serving thèse terms in 1923 when thé incidents of Porto-Novo took place ». Les sources de l'historien nigérian étant solidement établies (Archives Nationales Idu Sénégal), on imagine assez mal que le prisonnier Hunkanrin, « mauvais esprit » et « récidiviste de la subversion », ait été autorisé à participer aux sessions européennes du Congrès de 1921. Mais on pourrait également supposer que condamné à 6 mois de prison en Avril 1921 il avait été en mesure dès sa libération de prendre part aux assises Panafricaines d'Août et Septembre 1921. Le débat est encore ouvert et mieux que de nouvelles hypothèses il doit fournir des preuves historiques irréfutables. (2) « Chaque groupe social, naissant sur le terrain originel d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, crée en même temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine politique et social... » In Antonio Gramsci, Œuvre choisies : (Problèmes de la vie culturelle — La fonction des intellectuels p. 429) Editions Sociales, Paris 1959. (3) Le pouvoir des Armes, Paris, Maspero 1970, pages 58-59 (4) In « Un pionnier méconnu du mouvement démocratique et national en Afriquje : Louis HunKanrin » — Etudes Dahoméennes. Nouvelle Série n° 3 pages 5 à 49. Voir infra (5) In Les 'systèmes politiques africains, L. G. D. J. Paris 1971 pages 80 et 83. Cité par Jean SURET CANALE dans l'article cité supra sur L. HUNKANRIN, iri Etudes Dahoméennes- (7) cf l'article d'Ayo Langley : « Pan-Africanism in Paris — 1924-1925 » in Journal of Modem African Studies : vol. 7 — n° 1 pages 69 à 94. (8) Une photo de cette réception figure à la page 316 de The Phi- losophy and opinions of Marcus Garvey, African Modem Li- brary, n° 1, Augustus M. Kelley Publishers, New York 1967. (9) cf à propos des luttes et de l'itinéraire politico-idéologique de PADMORE l'ouvrage fondamental de James R. HOOKER : Black Revolutionary — George Padmore's Path from communism to Pan-Africanism — Pall-Mall Press, Londres 1967. (10) cf Dossier secret AND : Série) E (11) cf. Jacob Moneta. Le P. C. F. et la question coloniale 1920-1965. Maspero 1971. (12) Jean SURET CANALE: article sur L. HUNKANRIN, Etudes Dahoméennes n° 3 — Décembre 1964 pages 6 et 7. L'étude des textes de certains mouvements « nationalistes » d'étudiants et de jeunes de l'Empire français est en effet très révélatrice à c,e sujet. Se reporter par exemple à l'ouvrage ; Les étudiants noirs parlent (Présence Africaine — 1953) ''14) Par opposition à la solidarité active et organisé de groupe, existant par exemple au niveau des « évolués » clé la petite — bourgeoisie. Ainsi là « sérialité passive » des paysans doit ici se comprendre comme l'absence à leur niveau d'organisations de lutte de classe. Mais il faut fortement souligner que dans toute la période coloniale, le colonialisme eut à affronter de nombreuses révoltes de paysans (cf à ce propos K. P. MO-SELEY : Rural Résistance in Southern Dahomey — 1900-1919 The « Mass-Factor » Reconsidered — Communication à la quinzième session annuelle de « l'African studies Association » — Philadelphia — E. U, 8 au 11 Novembre 72). Il reste à analyser le problème important de l'absence de liaison et de jonction organique entre ces mouvements et les « Comités d'évolués ». Analyse qui constitue tout un programme et que nous n'entreprendrons pas ici. (15) GONIDEC : Systèmes politiques africains (ouvrage cité supra) page 79 '16) in « Portrait du Colonisé » précédé du « Portrait du Colonisateur » (Jean Jacques Pauvert-Editeur Paris 1966) page 156 |
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