Journal de M. Lartigue, Agent de la Maison V. Régis, En 1860, M. Lartigue, agent de la maison V. Régis, se rendit à Abomé, et publia sur ce qu'il avait vu des détails que nous trouvons résumés dans les Annales de la propagation de la foi. « Le 13 juillet, y dit M. Lartigue, arrivé à TofTo, j'ai reçu la visite d'une escouade du roi, accompagnant à Wydah un cabécère nouvellement nommé, orné de tous ses attributs et destiné à être noyé à l'embouchure de la rivière, afin que le fétiche continue d'attirer les navires de commerce, et aussi pour porter au roi défunt des nouvelles de ce qui se passe au Dahornev. En expédiant ces sortes de messages dans l'autre monde, on leur donne une bouteille de tafia et quelques piastres pour les frais de la route. « Le 15, on est venu me prévenir qu'il fallait aller me poster sur la route d'Agbomé, afin d'y attendre le passage du roi. Celui-ci, après avoir sacrifié une cinquantaine de prisonniers, est sorti de son palais au bruit de la mousqueterie. Immédiatement a commencé le défilé de tous les cabécères., chacun selon son grade, les moins élevés en tète. Le milieu de la cour était tendu de nattes et de tissus divers; le roi seul et ses femmes pouvaient marcher dessus. Sur un des côtés cheminaient les troupes, au son de toute? les musiques, au bruit étourdissant de quatre à cinq cents tam-tams, et en tirant des coups de fusil. « Quand le méhou parut, on me fit signe de monter en hamac et de suivre l'allure de son cheval, qui allait constamment au petit trot. Alors eut lieu la scène la plus fantastique qu'il soit possible d'imaginer vingt mille nègres à pied, une trentaine de hamacs, tous lancés au pas gymnastique sur un chemin rendu étroit par celui qui servait de voie royale, et qu'il fallait bien se garder de fouler; ce peuple, ruisselant de sueur, luttant de vitesse pour ne pas se laisser atteindre par les gens du roi, qui arrivaient par derrière avec la même célérité tout cela formait un tableau infernal. « Le 16, la même course a recommencé; puis un captif, fortement bâillonné, a été présenté au roi, par le ministre de la justice, qui a demandé au prince s'il avait à charger le prisonnier de quelque commission pour son père. En effet, il en avait; et plusieurs grands du royaume sont venus prendre ses ordres, et sont allés les transmettre à la victime, qui répondait affirmativement par des signes de tête. C'était chose curieuse à voir que la foi de cet homme qu'on allait décapiter, à remplir la mission dont on allait le charger. Après lui avoir remis, pour ses frais de route, une piastre et une bouteille de tafia, on l'a expédié. Deux heures après, quatre nouveaux messagers partaient dans les mêmes conditions; mais ceux-ci étaient accompagnés d'un vautour, d'une biche et d'un singe, bâillonnés comme eux. Une fois ces courriers partis, avec leurs dépêches d'outre-tombe, le roi est monté sur son tabouret, a revêtu ses armes de bataille, a fait à son peuple un long et belliqueux discours, qu'il a terminé en interpellant ses braves, leur demandant s'ils étaient prêts à le suivre partout où il aurait décidé de porter la guerre. Il est impossible de rendre la scène d'enthousiasme qui répondit à cet appel.
« Le 18, largesses du roi à ses troupes. Tout chef est porté sur les épaules d'un soldat. Chaque bataillon a pour marque distinctive une bande d'étoffe de différentes couleurs, attachée aux cheveux, afin que les soldats du même corps puissent se reconnaître dans la lutte acharnée qui se prépare. De plus, chaque militaire a un sac attacta sur le ventre, pour y renfermer promptement l'objet que le roi va lancer de sa propre main, sinon le voisin a le droit de s'en emparer. Une fois dans le sac, il est sacré. Les distributions se composaient de cauris et de tissus. Dès qu'un prix était jeté à la foule, on se ruait en masse pour le saisir; les rangs étaient si compactes que la majeure partie de ceux qui ne pouvaient pénétrer à l'endroit où l'on s'en disputait, escaladaient ce pêle-mêle de lutteurs, et cheminaient sur leurs têtes et leurs épaules, comme sur un plancher. D'autres à leur tour, montant sur cette seconde couche, formaient un nouvel étage et ressemblaient à une pyramide humaine qui. dans une oscillation plus forte, s'effondrait tout à coup, pour aller recommencer ailleurs.
« Le 23, j'assiste à la nomination de vingt-trois cabécères et musiciens qui vont être sacrifiés, pour entrer au service du roi défunt. « Le 28, immolation de quatorze captifs, dont on porte les têtes sur différents points de la ville, au son d' une grosse clochette. « Le 29, on se prépare à offrir, à la mémoire du roi Ghézo, les victimes d'usage. Les captifs ont un bâillon en forme de croix, qui doit les faire énormément souffrir. On leur passe le bout pointu dans la bouche; il s'applique sur la langue, ce qui les empêche de la doubler et par conséquent de crier. Ces malheureux ont presque tous les yeux hors de la tête. Dans la nuit prochaine, il y aura grand massacre. « Les chants ne discontinuent pas, ainsi que les tueries. La place du palais exhale une odeur infecte quarante mille nègres y stationnent jour et nuit, au milieu des ordures. En y joignant la vapeur du sang et les émanations des cadavres en putréfaction, dont le dépôt est peu éloigné, on croira sans peine que l'air qu'on respire ici est mortel.
Les 30 et 31, les principaux mulâtres de Wydah offrent leurs victimes qu'on vomène trois fois autour de la place, au son d'une musique infernale. La troisième ronde achevée, le roi s'avance vers la députation, et, tandis qu'il félicite chaque donateur, l'égorgement s'accomplit. « Pendant ces deux dernières nuits il est tombé plus de cinq cents tètes. On les sortait du palais à pleins paniers, accompagnés de grandes calebasses dans lesquelles on avait recueilli le sang, pour en arroser la tombe du roi défunt. Les corps étaient traînés par les pieds et jetés dans les fossés de la ville, où les vautours, les corbeaux et les loups s'en disputent les lambeaux qu'ils dispersent un peu partout. Plusieurs de ces fossés sont comblés d'ossements humains. « Les jours suivants, continuation des mêmes sacrifices. La tombe du dernier roi est un grand caveau, creusé dans la terre. Ghézo est au milieu de toutes ses femmes qui, avant de s'empoisonner, se sont placées autour de lui, suivant le rang qu'elles occupaient à sa cour. Ces morts volontaires peuvent s'élever au chiffre de six cents. c Le 4 août, exhibition de quinze femmes prisonnières, destinées à prendre soin du roi Ghézo dans l'autre inonde. Elles paraissent deviner le sort qui les attend, car elles sont tristes et regardent souvent derrière elles. On les tuera cette nuit d'un coup de poignard dans la poitrine. « Le o, jour réservé aux offrandes du roi. Elles forment une collection de tout ce qui est à l'usage d'un monarque africain quinze femmes et trente-cinq hommes bâillonnés et ficelés, les genoux repliés jusqu'au menton, les bras attachés au bas des jambes, et maintenus chacun dans un panier qu'on porte sur la tête. Le défilé a duré plus d'une heure et demie. C'était un spectacle diabolique, que de voir l'animation, les gestes, les contorsions de toute cette négraille. « Derrière moi étaient quatre magnifiques noirs, faisant fonction de cochers autour d'un petit carrosse destiné à être envoyé au défunt, en compagnie de ces malheureux. Ils ignoraient leur sort. Quand on les a appelés, ils se sont avancés tristement, sans proférer une parole; un d'eux avait deux grosses larmes qui perlaient sur ses joues. Ils ont été tués tous les quatre comme des poulets, par le roi en personne. « Les sacrifices devaient se faire sur une estrade construite au milieu de la place. Sa Majesté est venue s'y asseoir, accompagnée du ministre de la justice, du gouverneur de Wydah et de tous les hauts personnages du royaume, qui allaient servir de bourreaux. Après quelques paroles échangées, le roi a allumé sa pipe, a donné le signal, et aussitôt ous les coutelas se sont tirés et les tètes sont tombées. Le sang coulait de toutes parts; les sacrificateurs en étaient couverts, et les malheureux prisonniers, qui attendaient leur tour au pied de l'estrade, étaient teints en rouge.
« Ces cérémonies vont encore durer un mois et demi, après quoi le roi se mettra en campagne pour faire de nouveaux prisonniers et recommencer sa fête des Coutumes vers Ja fin d'octobre. Il y aura encore sept ou huit cents têtes abattues. » Quelle horreur! que de sang! quelle barbare cruauté! On porta le nombre des victimes immolées dans les circonstances dont parle M. Lartigue, à plus de deux ou trois mille. M. Borghéro, parlant, lui aussi, de ce qu'il a vu, ne peut contenir l'indignation qui envahit son âme. « Quand nous débouchâmes sur la place d'armes, dit-il en racontant une excursion qu'il fit dans les rues de la capitale, j'aperçus de loin comme une rangée de fourches d'où pendaient des corps qu'à cette distance je pris pour des animaux, ne pensant pas que ce pût être des hommes. Quand je vis que la longueur des jambes égalait celle du corps, je compris que c'étaient des gens sacrifiés. Vous dire ce que je ressentis dans tout mon être à une telle vue m'est impossible. Mon premier mouvement fut de serrer fortement mes mains crispées, en m'écriant « Ah! vengeance de Dieu, où te c caches-tu? » Me tournant ensuite vers mon guide avec une expression de colère, je lui dis « Pourquoi m'avez « vous fait passer par ici? Jamais je n'aurais cru trouver de « pareilles horreurs. Ni moi non plus, me répondit-il, « car je n'en savais rien, et nous n'avons que cette voie. » Nous continuâmes donc notre route, en nous éloignant au plus vite mais le hideux spectacle se représentait à chaque instant. Arrivés près d'une enceinte, nous fûmes presque asphyxiés par la puanteur des cadavres qu'on y avait accumulés, car on ne se donne pas la peine de les ensevelir. Des milliers de vautours, des chiens, des porcs, des loups rôdent alentour, en convoitant une si abondante pâture. Les toits des maisons sont couverts des débris qu'y ont portés les oiseaux de proie. Ce qui est bien significatif, c'est que mon guide, qui connaît parfaitement les usages du Dahomey et qui était toute la journée à flâner dans les rues, ignorait que ces corps, tués depuis deux jours, fussent encore là, et il l'ignorait, pour sûr, car il avait l'ordre de ne pas me laisser approcher d'un endroit où il y avait des morts exposés. Ainsi, depuis une semaine, je ne passais plus devant le palais royal, parce qu'il y avait constamment des tètes coupées chaque nuit.
« Vous trouvez sans doute que je vous retiens trop longtemps au milieu de cet épouvantable charnier; mais la vérité doit l'emporter sur vos délicatesses, et il vous faut entendre un dernier mot sur l'appareil des sacrifices humains. La nuit de ces boucheries, personne ne peut circuler dans la ville, depuis le soir jusqu'au matin; si quelqu'un est rencontré par les rues, on l'assomme à coups de massue. Seulement, des compagnies de musiciens se promènent dans l'ombre en chantant d'un ton lugubre. Vers minuit, une décharge de mousqueterie annonce le commencement des exécutions. Les victimes sont amenées sur la place par séries de vingt-quatre ou de trente; on leur bouche toutes les voies de la respiration, et on les fait mourir en leur pressant la poitrine. Le canon indique la fin de la tuerie. Ensuite une partie des suppliciés est pendue par les pieds aux fourches dont j'ai parlé plus haut, entre deux sacs remplis, dit-on, de membres humains découpés une autre partie est revêtue de costumes symboliques par des gens qui font profession de cette industrie, et placée sur plusieurs arcs de triomphe, debout ou assis, dans l'attitude de leur rôle. Il y en a qui ont l'air de jouer de la musique; d'autres ont des poses militaires; d'autres ont une position théâtrale, mais toujours avec une telle justesse de représentation, qu'à petite distance on les prendrait pour vivants, si les vautours qui rôdent autour d'eux n'indiquaient bien clairement que ce sont des cadavres. En même temps, devant le palais royal, sont exposées des centaines de tètes, et le peuple passe indifférent à côté de ces scènes, auxquelles il est du reste tellement habitué qu'il ne s'en émeut plus. Les enfants s'amusent près des victimes, et jouent pour ainsi dire avec les morts; pour les hommes, une hécatombe de victimes humaines est chose si commune, surtout depuis l'avènement du nouveau roi qu'elle n'éveille pas même leur attention. « Les diverses façons d'immoler varient, au Dahomey, selon le caprice et l'ingénieuse méchanceté des bourreaux. L'une des plus horribles, sans doute, est de clouer, sur une grosse poutre fixée au sol, un ou plusieurs hommes par les pieds, avec défense de leur donner aucun aliment. Exposés au soleil du jour et à la rosée de la nuit, ils meurent ordinairement au troisième jour, tandis que les curieux s'amusent à contempler les convulsions de ces infortunés. » Ajouterons-nous qu'au milieu de ces scènes dégoûtantes, on voit des gens qui arrachent les yeux des victimes et qui les mangent? Dirons-nous que d'autres prennent le caeur encore palpitant, et qu'ils le déchirent de leurs dents? Chose révoltante à penser! les enfants s'y exercent à des jeux de sauvage cruauté ils plantent des épines dans le corps des victimes encore vivantes et enchaînées, et ils se rient de la souffrance et des convulsions des patients. Les deux voyageurs dont nous venons d'invoquer le témoignage parlent des cadavres exposés sans sépulture et pourrissant en plein air. Il ne faut pas croire que ce fait soit le résultat de l'incurie et de l'imprévoyance on agit ainsi de propvs délibéré et par principe les victimes sont privées de sépulture, parce que ce sont des victimes, objet de rebut voué au mépris public. Malheur à quiconque pousserait l'audace jusqu'à critiquer ce qui se fait Lorsqu'un nouveau roi procède aux funérailles de son prédécesseur, il lui érige, à l'occasion des Coutumes, un mausolée digne de lui, digne du Dahomey. Le mortier qui sert à bâtir cette case funéraire est pétri avec du sang humain et du tafia. On mêle à la boue des verroteries et du corail. Cette case s'appelle missanga.
Un fils du Yévogan de Wydah. jeune homme intelligent et habile comme son père, s'amusa à faire des croquis de certains supplices auxquels il avait assisté au Dahomey.. Ces croquis, reproduits par la Revue des Missions catholigues, représentent des tortures dont nous n'avons pas parlé encore. Sans avoir la prétention de tout dire, nous ne pouvons garder le silence sur ce point. On y voit de pauvres malheureux l'un pendu par les pieds et emmailloté dans une natte ne laissant paraître que la tète dans le bas; l'autre pendu par la tète, qui se perd dans une espèce de sac un troisième, pris par le milieu du corps dans une trappe tous les trois destinés à mourir de faim dans cet état et à être, vivants, la proie des vautours. Dans d'autres croquis, la même revue nous fait assister au hideux spectacle d'un homme brûlé vif, d'un second, attaché sous les aisselles, pendu à une branche d'arbre et privé de ses quatre membres, que l'on a tranchés d'autres victimes tuées à coups de lance ou assommées dans les forêts par les féticheurs. Disons, à l'honneur de la nature humaine, que l'habitude de tant d'atrocités n'a pu étouffer tout sentiment dans le cœur du roi. Un Français, 1\1. Colonna de Lecca, dans un voyage qu'il fit à Abomé, fut invité à une cérémonie publique. Il ne put voir sans frémir l'exécution d'une victime, et il donna des signes d'une vive indignation. Le roi sourit « Je sais, lui dit-il, que tu es l'ami des Pères et que tu penses comme eux. Que veux-tu? il le faut! Par goût, j'y aurais déjà renoncé. Et puis, il y a des blancs qui m'envoient des victimes. »
source image : Persée/ source texte Gallica
Sacrifices Humains au Danhomè 2
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