Le discours de Dakar prononcé par Sarkozy en 2007 a provoqué un tollé d'indignation parmi les Africains, notamment dans les milieux intellectuels et de la jeunesse. L'idée que les Africains seraient un peuple qui n'est pas ou pas suffisamment entré dans l'histoire, comme tout ce qui touche à l'interrogation sur les valeurs et la nature des Africains, n'a pas plu et a été mis au compte de l'ethnocentrisme virulente et historique des Blancs. Mais dans quelle mesure peut-on valablement défendre son entrée dans l'histoire là où dans maintes nations d’Afrique les pouvoirs politiques jouent avec la mémoire du passé, souvent avec la complicité paternaliste de l'ancien colonisateur ? Comment d'un côté tout un pays s'enlise dans la dénégation des faits historiques, leur édulcoration ou leur maquillage complaisant, et de l'autre, se mettre à pousser des cris d'orfraie lorsque sont mis en question notre nature et rapport à l'histoire ? Un cas de cette contradiction est fourni par le Sénégal, qui n'a d'ailleurs pas été choisi au hasard par M. Sarkozy pour y délivrer son tristement célèbre discours de Dakar. La conscience africaine, sa jeunesse devrait écrire une lettre ouverte au Sénégal pour lui demander de fournir la liste exhaustive des pantins que ce pays a produits, comme tout pays, tout au long de son histoire, avant, pendant et après la colonisation. Car au Sénégal, on honore tout et son contraire et le point de vue africain s'y oppose à l'intérêt mémoriel de la nation.
Prenez un personnage comme Blaise Diagne. L'historiographie officielle du Sénégal présente Blaise Diagne comme un homme mémorable, dont le Sénégal a des raisons d'être fier, et un homme auquel M. Abdoulaye Wade l'ancien président qui n'est pas avare de réalisations grandioses a consacré un Aéroport International. Et, dans un style senghorien hérissé de subjonctif imparfait comme il se doit, on peut lire concernant cet hommage à Blaise Diagne : « Que le nouvel Aéroport International portât le nom de Blaise Diagne est donc logique et mérité. Aucun Africain n'a eu le prestige de Blaise Diagne quand il était aux affaires. Adepte des Lumières, grand voyageur devant l'éternel,(…), premier député noir, il n'est ni usurpé ni indigne que le nouvel aéroport soit baptisé du nom de cet illustre fils du Sénégal et de l'Afrique »... Et pourtant, si le Sénégal d'aujourd'hui rend hommage et embellit la mémoire d'un type comme Blaise Diagne, quelle raison l'Afrique tout entière a-t-elle de tirer intérêt et fierté de l'existence sans parler de l'œuvre d'un tel homme ? En fait, qui est Blaise Diagne et qu'a-t-il fait en tant qu'Africain ? Blaise Diagne est né le 13 octobre 1872 à Gorée, île de triste mémoire où étaient régionalement stocké le bois d'ébène en partance pour les Amériques. Bénéficiaire de la politique d'assimilation qui s'exprima surtout dans l'éducation, il fréquenta l'école des frères Ploërmel de Gorée, après l'école laïque de Saint-Louis. Boursier du gouvernement, le jeune Diagne va poursuivre ses études à Aix-en-Provence, France. Échaudé par son expérience française, il retourne bien vite au Sénégal, où il termina ses études à l'école secondaire des frères Ploërmel. En janvier 1892 il est reçu au concours des douanes. En tant que fonctionnaire, il servira successivement au Dahomey, au Congo, à la Réunion, à Madagascar puis à la Guyane. Il retourne au Sénégal en 1913. Au Sénégal, comme dans tout l'empire français, les conditions légales d'une vie politique normale n'existaient guère que dans quatre communes dites de « plein exercice » : (Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée). Les « originaires » des communes ont le droit de vote et, en 1916, la qualité de citoyen leur est reconnue sans équivoque. Jusqu'au retour de Blaise Diagne au Sénégal, Blancs et Mulâtres dominaient la politique, utilisaient à leurs fins personnelles les voix de la masse africaine. Une sorte d'apartheid avant l'heure... Les élections de 1914 marquent la conquête de l'arène politique par les Africains. Le parachuté Henri Heimburger et l'avocat métis Saint-Louisien Carpot furent battus par Blaise Diagne. Au cours des années qui avaient précédé cette victoire aussi spectaculaire qu'imprévue, Blaise Diagne a mené une active campagne dans son journal, La Démocratie du Sénégal : il attaque les « requins » de la colonisation (les grands sociétés bordelaises) ; il réclame l'extension du régime de plein exercice aux principales villes du Sénégal. Sur le plan électoral, il fait jouer le réflexe ethnique.
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Mais à peine élu, Blaise Diagne oubliera ses promesses et la substantifique moelle de son programme. Le privilège du droit de vote limité à une fraction infime de la population permet aisément de fausser sa signification. Blaise Diagne avait obtenu de Clémenceau la confirmation de la citoyenneté des « originaires » mais c'est en acceptant de se faire le sergent recruteur de l'impérialisme français en quête de chair à canon. C'est au cours du chapitre dahoméen de ce périple qu'il entrera en contact avec Louis Hunkanrin dont il plaidera la libération et qui lui sera d'un grand secours dans sa campagne d'enrôlement.
En 1923, le député Blaise Diagne conclut avec les commerçants bordelais le « pacte de Bordeaux » : contre le soutien électoral des Maisons de Traite, il s'engage à défendre leurs intérêts au parlement. En 1930 à la 14e section du BIT (bureau international du travail) à Genève, Blaise Diagne se fait l'avocat du travail forcé ! Il s'installe ainsi dans le système. Son nouvel organe, La France Coloniale, porte un titre qui est à lui seul tout un programme. En 1928, Blaise Diagne ne conservera son siège de député que par la fraude. Mais une bonne partie de son électorat lui reste fidèle. Celui-ci, privilégié en matière de service militaire comme en matière électorale, est plus soucieux de consolider ses privilèges que de combattre pour les droits des Africains en général. Ainsi, l'existence d'un électorat au Sénégal, la présence à la chambre des députés de Blaise Diagne (qu'on placera de temps à autre à un sous-secrétariat d'État) contribuent à attester le caractère démocratique et non raciste de la colonisation française. Bien après 1945, ce passé pèsera sur la vie politique du Sénégal, et expliquera bien des réactions de défiance de la part des autres territoires. Voilà le personnage de l'histoire du Sénégal auquel le Sénégal et son chef d'État M. Wade, en potentat complaisant, rendent hommage en donnant son nom à un nouvel Aéroport International. D’un point de vue africain et de la race noire en général, on est fondé à exprimer toute réserve vis-à-vis d'un tel hommage. De par ses actes, de par ce à quoi son nom a servi, Blaise Diagne apparaît comme un pantin du système colonial français en Afrique, un faire-valoir comme il en existait de nombreux en son temps. À moins d’accréditer avec ses apologistes occidentaux l’idée que la colonisation était une civilisation, l'Afrique n'a aucune raison d'être fière des œuvres d'un tel personnage. Mais dans le même temps Blaise Diagne est le paradigme du caractère dérisoire des velléités d'indépendance des Africains. La situation de par laquelle, aussitôt les indépendances octroyées, elles étaient reprises en main par le néocolonialisme, et au travers duquel les gouvernements et chefs d'État africains apparaissent comme des exécutants serviles de l'oeuvre au noir de domination de l'Afrique. Cette triste situation qui perdure jusqu’aux Ouattara et autres Compaoré, Blaise Diagne en est l'un des plus illustres précurseurs. Elle montre la voie étroite et quasiment impossible d'une véritable indépendance de l'Afrique, si cette indépendance n'est étayée sur une force--celle de l'unité véritable--et si elle n'atteint pas la dimension d'une autonomie symbolique, mentale et culturelle. Tout le contraire de l'état de l'Afrique jusqu'à présent. De ce point de vue, on comprend la myopie mémorielle du Sénégal lorsqu'il considère--au rebours du regard africain lato sensu--un homme comme Blaise Diagne est digne de mémoire. Après tout, la valeur de dignité des hommes politiques africains sous le rapport de la capacité à discerner les intérêts profonds de l'Afrique en tant qu'ils sont opposés à ceux de ses exploiteurs blancs, cette valeur n'est-elle pas allée en se dégradant depuis l'époque de Blaise Diagne ? De sorte que Blaise Diagne --aussi pantin de la France qu'il soit pour un regard africain objectif --est encore le plus digne et le plus libre des hommes politiques de premier plan que le Sénégal ait jamais connu ! Toute la tragédie de l'Afrique n'est-elle pas là ? Et l'historiographie doit-elle se voiler la face, face à cette tragédie de l'inconsistance historique des Africains ? N’est-ce surtout pas cette inconsistance qui quelque part légitime ou génère des discours aussi saugrenus que celui de Sarkozy à Dakar en 2007 ?
Binason Avèkes
source, Jean Suret-Canale , 1964
G Wesley Johnson, 1991
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La conscience africaine, sa jeunesse devrait écrire une lettre ouverte au Sénégal pour lui demander de fournir la liste exhaustive des pantins que ce pays a produits, comme tout pays, tout au long de son histoire, avant, pendant et après la colonisation. C'est au cours du chapitre dahoméen de ce périple qu'il entrera en contact avec Louis Hunkanrin dont il plaidera la libération et qui lui sera d'un grand secours dans sa campagne d'enrôlement. De par ses actes, de par ce à quoi son nom a servi, Blaise Diagne apparaît comme un pantin du système colonial français en Afrique, un faire-valoir comme il en existait de nombreux en son temps.
À moins d’accréditer avec ses apologistes occidentaux l’idée que la colonisation était une civilisation, l'Afrique n'a aucune raison d'être fière des œuvres d'un tel personnage.
De sorte que Blaise Diagne --aussi pantin de la France qu'il soit pour un regard africain objectif --est encore le plus digne et le plus libre des hommes politiques de premier plan que le Sénégal ait jamais connu !
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