Au-delà de l'Affaire Bohiki
À l’origine de la révolution dahoméenne, on trouve à la fois un malaise politique et un malaise social. Le malaise politique est apparu au grand jour lors du premier congrès du P.D.U, Parti Dahoméen de Unité qui s’est tenu Cotonou du 29 août au 2 septembre 1963. Fondé en novembre 1960, le P.D.U résulte de la fusion de trois formations : l’U.D.D, Union Démocratique Dahoméenne de Justin Ahomadégbé, le P.N.D, Parti des Nationalistes Dahoméens de Sourou Migan Apithy et enfin le R.D.D Rassemblement Démocratique Dahoméen de Hubert Maga. Malgré sa vocation de parti unique et son nom, le P.D.U n’a jamais réussi à devenir un bloc homogène. Les rivalités tribales très vives au Dahomey trouvent un écho en son sein. Ses éléments constituants étaient des partis de base essentiellement ethnique. L’U.D.D rassemblait et représentait les Fon du Sud-Ouest, le P.N.D les Yoruba et les Goun du Sud-Est et le R.D.D les Bariba du Nord. La création du P.D.U n’a pas atténué ces divisions ; de plus, dans le parti comme au gouvernement les gens du Nord ont fini par imposer leur hégémonie sur ceux du Sud. M. Ahomadégbé est tenu à l’écart de toute responsabilité tandis que M. Apithy est confiné dans exil doré de son ambassade à Paris. Or, les débats du Congrès révèlent que cette hégémonie est mal acceptée par ceux qui la subissent. M. Apithy intervenant au nom de la section de Porto Novo définit les conditions d’un bon fonctionnement du parti unique : refus du régionalisme, du tribalisme, du culte de la personnalité, direction collégiale discussion démocratique de la base au sommet, et il conclut : « Ma position est claire : parti unique oui, pouvoir régionaliste ou personnel, non ! » Quant à M. Ahomadégbé, il s’écrie : « Ce Congrès se veut celui de la vérité et du renouveau. Plaise à Dieu qu’il soit aussi le rendez-vous de la réconciliation et de la fraternité !» Discrète au congrès, l’opposition se manifeste plus ouvertement à l’extérieur et tandis qu’il se tient, plusieurs arrestations de professeurs et d’étudiants sont opérées. La crise politique accompagne une crise sociale qui frappe particulièrement les villes. Le S.M.I.G est bloqué depuis 1958 ; les traitements de la fonction publique ont subi en 1962 un abattement de 10%. Le chômage, depuis toujours important, a été aggravé par le retour des Dahoméens expulsés de la Côte Ivoire en octobre 1958. Or, les salariés ont été privés de leur moyen de défense ; le mouvement syndical L’U.G.T.A.N dahoméenne restée fidèle à Conakry a été dissoute le 15 avril 1961 ; la C.A.T.C a subi le même sort le 20 novembre 1962 ; elles ont été remplacées par une centrale nationale unique : l’U.G.T.D, ( l’Union générale des travailleurs du Dahomey) étroitement inféodée au gouvernement. Son secrétaire général Paoletti siège d’ailleurs au Bureau politique du P.D.U. Au regard de cette situation difficile des travailleurs, la prospérité de la classe politique rend la tension plus aiguë et le 28 octobre, le Comité révolutionnaire justifiera son action en dénonçant le luxe des gouvernants, l’augmentation abusive des portefeuilles ministériels, les revendications sociales insatisfaites, les promesses non tenues, l’augmentation du coût de la vie, les mesures antidémocratiques qui martyrisent et réduisent le peuple à néant. Dans ce climat tendu, c’est un incident mineur qui va déchaîner l’orage. Au cours de l’été, le député Christian Bohiki avait été arrêté et inculpé d’empoisonnement sur la personne du sous-préfet de Sakéte, Daniel Dossou. Or le 19 octobre l’Assemblée nationale fait mettre Bohiki en liberté provisoire. Cette décision provoque une intense émotion à Porto Novo. En premier lieu, tandis que Bohiki est Nago, Dossou était Goun originaire de Porto Novo. Mais surtout en libérant leur collègue, les parlementaires font la preuve que la « classe politique » se place au-dessus des lois, qu’elle peut bafouer impunément la justice. Du 20 au 22 octobre, les manifestations de protestation se succèdent ; la foule attaque les voitures de l’administration et les locaux du service de l’information. Le 22 octobre, Cotonou est à son tour le théâtre d’une démonstration de solidarité avec le mouvement de Porto Novo. En l’absence du président Maga qui se remet à Paris des fatigues d’un long voyage en Extrême-Orient, le gouvernement hésite entre la répression et la diplomatie, le couvre-feu est proclamé ; l’armée vient renforcer la gendarmerie mais les ministres multiplient les déclarations apaisantes et finalement de Paris le président Maga donne solennellement l’assurance que L’affaire Bohiki suivra son cours. Ce recul paraît donner satisfaction aux manifestants de Porto Novo, où le calme revient le 23 octobre. Pendant toute cette première phase, l’agitation de la rue semble avoir été largement spontanée, ce qui souligne d’autant plus nettement l’ampleur du mécontentement populaire. Aussi, les opposants et les syndicalistes qui, jusque-là, ne semblent pas avoir pris grande part aux événements, vont s’employer à relancer l’action. Le 22 octobre l’issue d’une entrevue avec le ministre du Travail, Paoletti, secrétaire général de l’U.G.T.D., met en cause les dirigeants politiques qui n’ont pas su circonscrire ou conjurer le malaise qui s’est emparé des masses. Le 25, une démonstration d’hostilité au gouvernement se déroule à l’aéroport de Cotonou tandis qu’atterrit l’avion présidentiel ; le soir même, l’ordre de grève générale est lancé et le lendemain les manifestations reprennent. À Cotonou, la population défile en exigeant le départ du président Maga et en faisant appel au soutien de l’armée. Celle-ci se borne à contenir la foule et à garder les bâtiments publics, paraissant espérer qu’un accord reste possible entre le gouvernement et l’insurrection. De fait, Maga s’engage dans la voie des concessions ; le 26, il accepte de libérer les militants et étudiants arrêtés ; le 27 il dissout le gouvernement et constitue sous sa présidence avec MM Apithy et Ahomadégbé un cabinet restreint auquel le colonel Soglo chef état-major de l’armée apporte son appui. Mais l’U.G.T.D ne s’estime pas satisfaite et déclare que seule la démission de Maga de la présidence de la République fera cesser la grève. Dans la rue, la tension monte ; des heurts sanglants ont lieu tandis que le bruit d’une intervention des troupes nigériennes se répand, l’armée, devenue arbitre de la situation, tranche alors en faveur des syndicalistes. Le 28 octobre, le colonel Soglo annonce que armée prend le pouvoir, le gouvernement formé la veille est dissous. Le lendemain, il prend la tête d’un nouveau gouvernement provisoire comprenant trois ministres : MM Apithy, Ahomadégbé et Maga. On peut distinguer quatre épisodes principaux dans l’évolution ultérieure de la Révolution du 28 octobre : l’élimination définitive de Maga, le conflit entre le gouvernement et l’U.G.T.D., le différend avec le Niger et les événements de Parakou. La révolution du 28 octobre s’est terminée par une sorte de compromis. Maga a quitté la présidence de la République mais les populations du Nord lui sont trop attachées pour qu’on puisse songer à l’écarter complètement sans mettre en péril l’unité du pays ; il reste donc membre du gouvernement. Or les syndicats sont résolus à effacer le plus vite possible tous les vestiges de l’ancien régime et vont, pendant le mois de novembre, exercer sur le gouvernement provisoire une pression vigoureuse. Dès le 12 novembre, les partis politiques sont dissous et une commission spéciale est créée pour vérifier les comptes du gouvernement déchu. Ses travaux aboutissent rapidement à l’arrestation de MM Darboux et Borna, anciens ministres. Le 27 novembre, éclate l’affaire du complot et un certain nombre de personnalités proches de Maga sont emprisonnées à leur tour. L’ U.G.T.D et le comité révolutionnaire de Dossou Yovo prennent une part active à la répression s’efforçant visiblement de déborder le gouvernement : création de comités de vigilance contrôlant les personnes, perquisitions, meetings. Le journal et les orateurs de l’U.G.T.D s’en prennent violemment aux pays du Conseil de l’Entente et l’ambassade de France, accusés d’avoir aidé les comploteurs. Le 3 décembre, M. René Lustig, chargé d’affaires de France, est rappelé à Paris tandis que Maga, désormais complètement isolé après les arrestations des jours précédents, est exclu du gouvernement et placé en résidence surveillée. Deux hommes du Nord lui succèdent : MM Chabi Mama et Tairou Congakou. Forte de ce premier succès, l’U.G.T.D tente alors d’imposer ses vues constitutionnelles au gouvernement provisoire La commission constitutionnelle chargée d’élaborer la nouvelle Constitution dahoméenne a en effet adopté le 30 novembre le principe d’un régime présidentiel aménagé. Le 9 décembre, une « conférence nationale des syndicats de base » réunie à Cotonou proteste contre cette décision où elle voit une menace de restauration du pouvoir personnel et se prononce en faveur du régime parlementaire. Le 12 décembre, les syndicalistes, les militaires et les représentants de la municipalité de Cotonou confrontent leurs thèses et Paoletti déclare : « Si nous ne prenons pas garde nous serons obligés de refaire une autre révolution qui elle hélas, ne sera pas une révolution avec des palmes. » Mais pendant ce temps, le gouvernement n’est pas resté inactif ; il s’est assuré du soutien sans réserve de l’armée, ce qui lui permet le 5 décembre de dissoudre les comités de vigilance et d’interdire les réunions publiques. Lors de la réunion du 12, le capitaine Alley |
réplique à Paoletti que : « L’armée ne cherche rien dans tout cela mais puisque vous l’obligez à faire de la politique elle en fait. Mais de grâce dépêchez-vous de régler vos problèmes car elle est fatiguée et aspire à reprendre dans la nation la seule place qui est la sienne. » D’autre part le gouvernement provisoire s’est efforcé de se donner une assise populaire et ses efforts ont abouti à la fondation d’un nouveau parti national : le Parti Démocratique Dahoméen qui tient le 15 décembre à Cotonou son congrès constitutif. Le rapport des forces devient donc favorable au gouvernement qui rejette catégoriquement les propositions de l’U.G.T.D et prépare la scission syndicale ; vaincu, Paoletti s’incline. L’U.G.T.D change alors de champ de bataille et relance l’action revendicative. Le 8 Janvier, les employés de commerce et les travailleurs de certaines entreprises industrielles se mettent en grève pour obtenir un treizième mois de salaire. Or la situation économique du pays est très grave. Le 19 janvier ont lieu les élections présidentielles et législatives. M. Apithy devient président de la République, M. Ahomadégbé vice-président et chef du gouvernement. Dès le 21, de sévères mesures d’austérité sont adoptées : le nombre des ministres est ramené de seize à dix ; celui des députés de soixante à quarante-deux ; l’indemnité des premiers est réduite à 175000 francs C.F.A. celle des seconds à 60 000 francs C.F.A. M. Ahomadégbé se tourne alors vers les travailleurs, soulignant la misère des masses paysannes, il déclare le 13 février : « II faut que les travailleurs des secteurs public et privé qui sont la classe privilégiée de la nation comprennent une fois pour toutes qu’ils sont issus de ces masses paysannes et ils doivent tout faire pour aider les pouvoirs publics à leur assurer un minimum de bien-être.» Finalement le sort de l’U.G.T.D est réglé par une méthode qui a fait ses preuves : tandis que Paoletti devient ministre du Travail, le syndicat des cheminots fort de 3000 adhérents, quitte la centrale et prépare la création d’une nouvelle confédération. La mise au pas de l’U.G.T.D a été facilitée par le grave conflit qui, aux derniers jours du mois de décembre, a opposé le Dahomey au Niger. À l’origine de ce conflit, on trouve d’abord un différend territorial concernant l’île de Léte, la plus importante des îles du Niger. À vrai dire, ce différend très ancien depuis des années, n’avait jamais provoqué de tension grave entre les deux pays. Les véritables raisons de la crise sont ailleurs ; il semble que Hamani Diori, président du Niger, n’ait pas vu sans inquiétude le triomphe de la révolution au Dahomey et sa radicalisation rapide. Sa crainte de la contagion est encore avivée par la mutinerie qui se produit le 3 décembre dans une compagnie de l’armée nigérienne stationnée à Niamey. Or M. Diori connaît l’hostilité que rencontrent dans la plupart des grandes villes d’Afrique francophone les ressortissants dahoméens. Grâce à un important effort d’éducation accompli par les colonisateurs, les Dahoméens sont souvent plus instruits que leurs voisins ; ne pouvant trouver emploi chez eux, ils parviennent rapidement là où ils émigrent à occuper une proportion importante des emplois de commerce, de bureau et de l’administration, ce qui soulève jalousie et rancune chez les autochtones. M. Diori prend alors prétexte des rumeurs selon lesquelles trois citoyens nigériens auraient été tués lors de la révolution du 28 octobre et un fait divers survenu le 15 novembre à Niamey dans lequel un Dahoméen est impliqué pour décider le 21 décembre l’expulsion de tous les Dahoméens résidant au Niger. Sans doute espère-t-il à la fois flatter la xénophobie de la population nigérienne, détourner son attention des difficultés internes pour la diriger vers l’extérieur et aggraver la situation économique déjà difficile du Dahomey. Le conflit ne s’apaisera qu’au début du mois de janvier ; il est inutile d’en retracer les péripéties, signalons-en seulement la conséquence principale : le Dahomey s’est brouillé avec ses trois partenaires du Conseil de l’Entente et s’éloigne de l’U.A.M. À peine cette crise est-elle terminée, qu’éclatent le 12 mars les incidents de Parakou. Agissant semble-t-il, à l’instigation de M. Chabi Mama, ancien secrétaire général du P.D.U de Maga, et ancien ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement du colonel Soglo, des partisans Bariba du régime déchu envahissent la capitale du Nord-Dahomey exigent la libération de Maga et molestent ceux des habitants de la ville qui sont originaires du Sud, pillant et incendiant leurs demeures. Un appel au calme de M. Ahomadégbé qui souligne que deux de ses ministres et le président de Assemblée nationale sont des « enfants du Nord » ne suffit pas à rétablir l’ordre. Les troupes acheminées de Cotonou se heurtent à une vive résistance et ouvrent le feu : il y a 12 morts et 80 blessés graves. Le calme ne revient que le 14 mars tandis que Chabi Mama et 192 flécheurs Bariba sont arrêtés. La vigueur de la répression étouffe la révolte mais n’en supprime pas les racines : avec le redressement économique, la dissidence Bariba qui met en cause l’unité nationale est sans doute le principal problème de la révolution dahoméenne extrait de Les révolutions congolaise et dahoméenne de 1963 : essai d'interprétation Emmanuel Terray in « Revue française de science politique Année 1964 Volume 14 Numéro 5 pp. 917-942 » source Persée Présenté par Binason Avèkes |
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