Le colonel Philippe AKPO. Dans son livre « Rôle et implications des forces armées béninoise dans la vie politique nationale » donne une version de ce qu’il appelle par euphémisme « la mort tragique du Capitaine Michel Aïkpé ». D’abord de cet ouvrage, il convient de dire un ou deux mots. La première remarque, comme le déplorait Noël Allagbada dans un article de présentation paru dans l’Autre Quotidien du 28-09-2006, concerne la rareté - volontaire ou non- des témoignages écrits sur l’histoire politique récente de notre pays par ses protagonistes ou témoins privilégiés. De ce point de vue, l’initiative du Colonel P. AKPO mérite d’être saluée. Dans l’intention avouée par l’auteur, figure la volonté de témoigner « à la barre de l’histoire » afin d’éclairer la lanterne de la postérité. En même temps qu’il interpelle la conscience du citoyen désireux de comprendre le Bénin d’hier, d’aujourd’hui et de toujours, le propos du Colonel Philippe AKPO, comme le souligne Jérôme Carlos dans la préface de l’ouvrage, n’est pas une bouteille à la mer, les destinataires étant connus : « homme de science (historien, sociologue) préoccupé de reconstituer le passé, militaire soucieux de se relire dans le miroir de l’action du passé de son corps de métier. » Mais cette volonté de documenter l’histoire qui anime le Colonel AKPO est loin d’être naïve ou désintéressée. L’Auteur ne fait pas mystère de son appartenance à la mouvance idéologique au sein de l’Armée. Cette mouvance, après le coup d’État du 26 octobre et son orientation marxiste léniniste amorcée dès 1975, allait générer toute une noria d’acteurs tous plus marxisants les uns que les autres et qui, avec un enthousiasme manichéen pour le moins délirant se faisaient fort d’imposer à toute la société une lecture marxiste de la réalité et de l’histoire. C’est à cette confrérie bananière de marxistes lapidaires qui en Afrique et dans le tiers-monde ont contribué à ternir le sens profond de la doctrine de Marx et Engel qu’appartient notre auteur. Et en dépit qu’il en aie, sa lecture « révolutionnaire » de l’histoire s’en ressent d’un bout à l’autre de son ouvrage. En clair, à la lecture du livre du Colonel Philippe AKPO, on a moins le sentiment qu’il s’agit d’un témoignage objectif à la barre de l’Histoire que d’une volonté d’édifier l’histoire, de la construire. En l’occurrence, il s’agit d’une hagiographie de l’armée, de son rôle dans la nation, de son utilité et de son intervention politique décisive dans la société et dans l’histoire de notre pays. Cette hagiographie s’articule en deux temps. Le premier temps est celui de l’utilité ou de la bonté générale de l’armée en tant qu’institution ; et le deuxième temps est le temps du bien fondé de l’option révolutionnaire marxiste dont le groupe politiquement dominant qui a émergé dans l’Armée s’est fait le fer de lance. A l’évidence, l’auteur fait partie de ce groupe, qui est le groupe des vainqueurs, de ceux qui ont fait l’histoire et qui en dernier ressort se proposent de la raconter. Or donc, comme c’est le cas pour d’autres pans des événements contemporains centrés autour de l’armée que raconte le livre, c’est de cette intention de construire l’histoire que procède le récit de la déposition du colonel Philippe AKPO sur l’assassinat du Capitaine Michel Aikpé. Ce récit se situe à l’avant dernier chapitre du livre, intitulé « Morts au Champ d’honneur. » Et d’entrée le titre du récit : « Le Drame du 20 juin : la mort du Capitaine Michel Aikpé » plante le décor d’une tragédie tout entier placée sous le signe de la dénégation/reconstruction. Dénégation d’une évidence, et reconstruction d’une version surimposée. Il n’y a sans doute pas un grand nombre d’âmes simples pour ajouter foi à la version officielle des faits lue avec un indicible aplomb à la radio le 21 juin par celui-là même qui, des années durant après le crime, allait dans une fureur mystificatrice sans nom, imposer le service après-vente de la terreur nécessaire à en couvrir les retombées politiques et psychologiques. Mais la version officielle lue par le lieutenant de Gendarmerie Martin Dohou Azonhiho, pour aussi crapuleuse qu’elle apparaisse n’est pas moins parée des atours fonctionnels d’une mythologie. Sa fonction est de désamorcer une révolte à caractère ethnique après ce qui, bien qu’ayant tous les dehors d’un assassinat politique classique, avait tout pour s’inscrire dans un schéma de division politico-ethnique : le commanditaire et la victime étant issue d’ethnie bien distinctes. Cette opposition ethnique justifie aussi le rôle que s’est donné et a joué à fond le lieutenant de Gendarmerie Martin Dohou Azonhiho. L’assassinat politique d’un homme du sud issu de l’ethnie centrale au profit d’un homme du Nord issu d’une ethnie périphérique est annoncé sous forme d’une tragédie à caractère moral par un porte-parole issu de la même ethnie que la victime. Dans le drame politico-militaire qui se jouait ainsi, un tel procédé est proprement mythologique. Ce récit a tout d’un mythe, à commencer d’abord par sa grossièreté, et le caractère universel des éléments qu’il met en jeu : le sang, le sexe, la trahison, l’amour, le pouvoir, l’argent, l’amitié, la vengeance, etc. L’un des aspects de l’efficacité de cette transaction mythologique est l’instrumentalisation de la haine de soi des Béninois de proto-origine Aladahonous Aja/Tado. Alors qu’au Bénin, il est certainement impensable qu’un sudiste puisse tuer ou faire tuer un nordiste par un nordiste et faire annoncer l’acte par un de ses congénères, eh bien la chose est possible dans l’autre sens. Tout simplement parce que le Béninois de proto-origine Aladahonous Aja/Tado a la haine de soi chevillée au corps et à l’âme. Toute l’histoire de la geste politique des Adjahouto depuis leur sortie de Tado jusqu’à leur essaimage dans le sud du golfe du Bénin en témoigne de façon éloquente. Cette haine de soi a des formes multiples et constitue aujourd’hui un frein au développement du lien social. Parfois en politique, cette haine se cache sous les dehors d’une entente a-tribale à prétention nationale entre des hommes politiques étiquetés du Nord et du sud, dans un contexte ou pourtant continue à fonctionner le tribalisme en politique. En vérité en y regardant de près, ce qui peut apparaître comme une avancée de la rationalité nationale en devenir, n’est en fait qu’une forme subtile et régressive de la haine de soi qu’entretiennent entre eux des Béninois du sud qui, depuis l’époque des Toffa, Béhanzin et Glèlè sinon celle encore plus reculée des dissensions entre les trois princes héritiers d’Allada, n’ont cessé de se haïr, de se défier et de se mépriser. Voici ce qui est écrit dans une encyclopédie en langue anglaise, à propos de Michel Aïkpé, dans le silence éloquent des sources en langue française sur le sujet : Michel Aikpé was the Minister of Interior of Benin Republic and second in command in the first government of Mathieu Kérékou, from 1972 to 1975. He was assassinated in 1975 by Martin Dohou Azonhiho under instruction from President Mathieu Kérékou for having political ambitions but the official reason was that he was having an affair with Kérékou's wife. He hailed from Abomey, the historical capital of Benin Republic. Captain Aikpé was a member of the military junta - along with Captain Janvier Assogba, Captain Michel Alladaye - who toppled the civilian government headed by President Justin Ahomadegbé in 1972. The Junta then handed power to Major Mathieu Kérékou in 1972 Tout est dit dans cette note, depuis la dimension éthique du drame qui étaye doublement l’hypothèse complémentaire et décisive de la haine de soi, jusqu’à la dimension proprement politique. Y manque seulement l’aspect ethnique sous-jacente mais que contient bien la dimension politique, étant donnée la réalité incontournable du facteur ethnique dans la politique en Afrique. Or donc, en surimposant la version mythologique d’une tragédie d’origine morale, les tenants du pouvoir politique font d’une pierre deux coups. En reprenant de façon violente le contrôle politique du mouvement du 26 octobre 1972, non seulement ils ont réussi un coup psychologique en désamorçant une réaction de révolte à caractère ethnique, mais dans le même temps, ils sont parvenus à surmonter de façon bien propre, une dialectique classique inhérente à toutes les prises de pouvoir par les armes en Afrique au nom de la Révolution. L’incongruité même de la version mythologique que défend ici le Colonel Philippe AKPO dans son ouvrage réside dans ce qui, au regard de cette dialectique, pourrait être qualifié d’exception béninoise. Cette dialectique peut être appelée « la dialectique de la haute mer. » En Afrique après les indépendances très vite un clivage s’est instauré en fonction du rapport des gouvernements avec l’ancien colonisateur et sa volonté de reprise en main néocoloniale. Il y avait de façon très schématique les dirigeants progressistes et les dirigeants conservateurs à la solde du système néocolonial. Et de fait, les dirigeants conservateurs avaient un règne solide sous le parapluie politique, financier et militaire de l’ancienne puissance, entre accords de défense et coopération privilégiée. Dans la partie francophone cette césure correspond à ce qui sera appelé plus tard la Françafrique, selon qu’on y appartient, comme un Eyadema ou un Houphouët Boigny et on a la vie et le règne saufs, ou qu’on le vitupère comme un Sankara, ou un Marien Ngouabi et ses jours politiques et biologiques sont comptés. Les pays étaient progressistes selon que leur dirigeants l’étaient ou le devenaient à la faveur d’un coup d’état ; et du coup les coups d’état eux aussi étaient sujets à la même division éthique et pouvaient être étiquetés progressistes ou conservateurs, c’est-à-dire pro-africains ou néocoloniaux. C’est sur fond de cette division manichéenne servie par l’adhésion à des cadres de vision du monde tout aussi simplistes et tranchés – Marxisme ou capitalisme – que se déployait la vie politique de l’Afrique d’après les indépendances. C’est dans ce cadre aussi que s’inscrit ce que nous appelons ici de façon imagée la dialectique de la haute mer. En fait d’une certaine manière les soi-disant progressistes qui parvenaient par la force des armes à prendre le pouvoir politique en Afrique ne sont pas sans rappeler l’image bon enfant d’une bande de joyeux drilles, romantiques mus par la volonté de changer l’ordre des choses. Très déterminée et soudée au départ, cette bande parvient à se |
saisir d’un bateau pour un voyage salutaire. Mais vers quelle destination ? Nul ne songe à le définir au début tant l’hubris de la saisie puis l’euphorie de la réussite de la prise de contrôle du navire semblent l’emporter au départ. A la barre se relèvent des ténors qui participent à une direction collective bon enfant. Mais une fois le navire en haute mer, et passée l’euphorie de la prise de contrôle du navire, les vraies questions commencent à se poser. Notamment, la première de toutes : quelle direction suivre, et qui sera le seul capitaine à bord, vu que dans un bateau digne de ce nom il ne saurait y avoir deux capitaines ! Cette dialectique doit être surmontée, et c’est là qu’intervient le drame, le coup d’état dans le coup d’état, l’élimination tragique de l’empêcheur de naviguer en chef. Dans des pays africains aussi divers que l’Ethiopie, le Burkina Faso, le Congo Brazzaville ou le Bénin, qui à un moment donné de leur petite histoire politique ont pris le chemin de l’ambition progressiste, cette dialectique de la haute mer s’est imposée et s’est soldée de drames, de morts et d’effusion de sang. Dans certains pays c’est le Président initial qui a été balayé au profit d’un second jusque là resté dans l’ombre, dans d’autres pays, le président initial a dû défendre par la force et la violence sa suprématie initiale conférée par les armes. Cette dialectique est d’une effectivité impitoyable. Un peu partout dans les pays africains, elle a réclamé des vies. Comme l’écrit Francis Kpatindé, dans un article à Jeune Afrique du 3 Octobre 2000 « La révolution éthiopienne a avalé ses propres fils. Les révolutions guinéenne, congolaise, béninoise et burkinabè n'ont guère fait mieux. La liste est longue des révolutionnaires qui, de l'Éthiopien Mikael Teferi Bante au Burkinabè Thomas Sankara, en passant par le Congolais Marien Ngouabi, le Béninois Michel Aïkpé, les Burkinabè Henri Zongo et Jean-Baptiste Lingani, ont payé le prix fort dans la lutte pour le contrôle du pouvoir ou qui ont été tout bonnement sacrifiés sur l'autel de la raison d'État ». Dans ces conditions toute version des événements du 20 juin qui tendrait à présenter le Bénin comme une exception à cette dialectique de la haute mer politique est non seulement mythologique – ce que nous avons dit – mais proprement mensongère. Car faut-il le souligner, contrairement à ce qu’on peut croire, un mythe n’est pas a priori un mensonge. Un mythe devient un mensonge lorsqu’il est isolé dans son genre. Ce qui est le cas de la version du colonel Philippe AKPO. A côté de cette réfutation logique, il y a le texte de l’auteur qui élément après élément contribue à réaliser l’intention dénégatrice et mythologique qui le porte D’abord le titre. Philippe AKPO parle de : « mort du Capitaine Michel AIKPE. » là où la chose apparaît aux yeux de tous comme un assassinat. Et d’un bout à l’autre de sa démonstration où il invoque et convoque la notion marxiste de superstructure, c’est-à-dire finalement de nos mentalités locales, il essaie de faire croire que ce qu’il appelle la « mort du capitaine Michel Aïkpé » était inscrit dans le destin de celui-ci. Il donne deux exemples de l’acharnement du sort sur l’ancien Ministre de l’intérieur. Une fois dans un accident sur la route de Ouidah, duquel il a eu la vie sauve de justesse, et qui lui a coûté un long mois d’immobilisation. Et une autre fois dans les démêlées du capitaine avec un chef du nord qu’il aurait humilié, et dont le pouvoir occulte de vengeance selon les insinuations de l’auteur, après avoir mystérieusement coûté la vie à Adjo Boco Ignace, pouvait aussi dans le même élan destructeur rendre raison du drame. Bref, le colonel Philippe AKPO semble mettre la superstructure à toutes les sauces, et sa lecture des événements du 20 juin comme du « rôle des Forces armées béninoises dans la vie politique nationale » comme le dit Eric Huannaou son postfacier, est on ne peut plus « révolutionnaire » Au total le livre du Colonel Philippe AKPO a le mérite d’exister, à l’instar des explications qu’il donne sur le drame du 20 juin qui coûta la vie au Capitaine Michel Aïkpé. En effet, comme l’écrit à juste titre Noël Allagbada dans son article « le manque de témoignages écrits des acteurs de la vie politique du Dahomey-Bénin au cours des premières décennies de l’existence du pays demeure sans aucun doute une grave lacune. La période allant de 1960 à la fin de la décennie 1980 est plus particulièrement concernée. Les principaux protagonistes de cette époque encore vivants ont vis-à-vis de beaucoup de générations de citoyens, un devoir de mémoire pour une juste compréhension des événements qui, au fil des ans, ont été des jalons sur le chemin de l’édification de l’Etat Béninois. » De ce point de vue, on peut dire que le Colonel Philippe AKPO a rempli un devoir de mémoire ; mais l’orientation révolutionnaire de son témoignage dans « Rôle et implications des forces armées Béninoises dans la vie politique nationale » et le parti-pris mythologique qui imprègne son analyse des événements du 20 juin 1975 qui coûtèrent la vie au Capitaine Michel Aïkpé, en dépit des informations et des détails édifiants dont il fourmille s’inscrit dans une vision idéologique de la mémoire ou de l’histoire qui nous apparaît surannée. Comme le suggère l’auteur lui-même, il appartient aux sociologues et aux historiens de se pencher avec rigueur sur ces faits. En espérant que la richesse et la diversité des témoignages qu’ils auront à leur portée leur permettront de séparer le bon grain de l’ivraie. Nous regrettons qu’un acteur aussi majeur de l’époque comme le Capitaine Janvier Assogba n’ait pas encore donné sa version écrite du drame, eu égard à ses réponses orales apportées lors d’une émission télévisée diffusée sur Golf Télévision en décembre 2007 et où le farouche capitaine, prenait le contrepied des affirmations et des points de vue du Colonel Philippe AKPO. Binason Avèkes |
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