ABIMBOLA, yoruba movies, [15:15, à 20 : 15]
On peut comprendre l'émoi causé par la suppression de la subvention sur le pétrole qui agite la société nigériane depuis quelques semaines selon des points de vue différents : celui de l'économiste, celui de l'historien, celui du politologue, celui du sociologue mais on peut aussi s'en faire une idée selon le point de vue du sémiologue et de l'écrivain, celui-là qui est dans le commerce des oeuvres littéraires, dramaturgiques et cinématographiques, et qui de ce fait comprend le sens de leur contenu, des symboles, des personnages et de leur manipulation. Cette compréhension peut être abordée en s'appuyant sur les oeuvres filmiques, les créations vidéo qu’on appelle Nigerian movies et dont Nollywood, l'industrie cinématographique du Nigéria s'est fait une grande spécialité. Pour mieux toucher le coeur du sujet, intéressons-nous à l'espèce ethnique des productions du Nollywood appelée yoruba movies. Qu'on ne s'y trompe pas : chaque culture régionale du Nigéria est représentée à Nollywood à ceci près que même ceux qui se font appeler Nigerian movies par opposition aux dénominations spécifiques (yoruba movies, edo movies, haussa movies, etc.) ne sont pas plus Nigérians qu'autre chose : ce sont souvent les productions ibos qui se cachent sous ce pavillon ostentatoire et pseudo généraliste ; assumant par là une posture d'extraversion que les ibos, par intérêt ou par stratégie, ont toujours assumé de la littérature au cinéma en passant par la production des oeuvres vidéo. Cette bonne volonté moderniste des ibos peut sembler d'ailleurs contradictoire avec leur tendance portée sur la tradition et le conservatisme sinon le séparatisme ethnique. Mais telle est l’ambiguité posturale de ce groupe ethnique qu'il marie à la fois la spécificité identitaire et l'immersion dans un universel problématique. Ainsi, pour en revenir au cas du yoruba movies qui intéresse notre propos, disons que de toutes les espèces ethniques de production de Nollywood, ils sont les plus importants et les plus prolifiques si l'on considère que les ibos dénient leur réalité ethnique derrière le paravent commode du Nigerian movies. Lagos étant la capitale historique et économique du Nigéria, la vie de et dans cette ville, ses modes et ses manières d'être sont beaucoup mis en scène par les productions du yoruba movies. Dans ces productions, pour comprendre pourquoi la suppression de la subvention sur le pétrole prend une proportion psychodramatique, on peut s'appuyer sur un type de personnage récurrent : le gateman, ou portier en français. À première vue, on peut se demander pourquoi ce personnage a une présence récurrente dans les films, notamment ceux, nombreux, qui ont pour décor et cadre les milieux urbains, comme Lagos. Le gateman est un homme à tout faire, gardien de nuit, homme de sécurité, vaguemestre, portier, laveur de voitures, etc. son rôle principal toutefois est d'ouvrir la porte à ses maîtres et de la refermer derrière eux. Le gateman est mis en scène dans les films du yoruba movies sous les traits d'un personnage simplet sinon idiot, débonnaire, décalé, dépaysé, un homme débarqué de la nuit de l'arrière-pays et qui est ébloui par la lumière de la ville. Il est volontiers comique, malin ou maladroit et naïf ou au contraire sage et respectable selon la situation. Il est le médiateur relationnel d'un type de rapport qui mêle la soumission à l'obéissance, à la sagesse de l'homme d'expérience, à la vision transcendante. Son existence se situe au point de rencontre de deux problématiques urbains qui sont au coeur de la sociologie du Nigéria : le problème de la sécurité notamment à Lagos où sévissent des armed robbers violents et impitoyables ; et le problème ou plus exactement le phénomène de l'engouement aux voitures perçues comme signes extérieurs de richesse. À ce titre, les productions du yoruba movies donnent une place de choix à la mise en scène de la voiture, sa possession, son usage dans la vie courante. De nombreuses scènes sont
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filmées autour du rapport des personnages avec leurs voitures, des gros plans sur l'espace du garage avec ses voitures, nombreuses, diverses et variées ; l'entrée ou la sortie des voitures des maisons avec leurs propriétaires, de nombreux passages où la voiture est mise en scène. C'est plus sous le signe de l'indicateur du signe extérieur de richesse que le gateman justifie son importance dans les films du yoruba movies, sa présence incontournable, son genre et son image. Pour un pays sur lequel l'Afrique Noire tout entière pouvait placer ses espoirs, il est tout à fait choquant que le Nigéria qui aurait pu retrousser ses manches et diversifier ses productions se soit rabattu sur une seule matière première, le pétrole, dont la production n'implique pas une mise au travail de la collectivité tout entière ; et qui plus est une production qui se trouve à la base de la culture de corruption dominante dans le pays, après son accession à l'indépendance. C'est cette fausse aisance de la corruption et d'une richesse non durable, tout le contraire du développement durable, c'est cette richesse sans histoire et sans lendemain qu'incarne le riche citadin de Lagos, possesseur d'une kyrielle de voitures--sans compter celles qu'il offre à tour de bras à ses nombreuses maîtresses selon son humeur--et sur lesquelles veille le gateman ; c'est cette fausse aisance qui se trouve menacée par la suppression de la subvention sur le pétrole, car comme le dit le gateman ici, sans pétrole, pas de voitures. |
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