J'ai reçu ta lettre, par l'intermédiaire du site de mon école dont le forum est ouvert à tous. Comme quoi les nouvelles technologies permettent de relier des amis perdus. Je suis très touché de ton amitié. Depuis que nos routes se sont séparées, nous ne nous sommes plus revus mais l'amitié est restée intacte. Ta lettre me le confirme. Je suis très touché par ton geste. Malheureusement, la rencontre espérée entre toi et moi ne s'est pas produite. C'est vrai que la nouvelle du décès de mon vieux a été diffusée sur les antennes ; c'était en juillet de l'année dernière. Et de passage dans la région, tu as dit : « c'est l'occasion de renouer les liens » avec moi. Ou d'autre pouvait-on être sûr de me trouver sinon à l’enterrement de mon père ?
Malheureusement, je n’y étais pas. Mon frère Jean-Luc m’a parlé vaguement d’une Damienne qui serait venue le jour de l’enterrement à Adjadiran, et aurait demandé d’après moi. Il m’a remis l’enveloppe que tu as donnée à cette occasion. Et c’est lui qui t’a donné l’adresse du Forum. Mais je me doute qu’il ne t’a pas dit les raisons pour lesquelles, je n’étais pas à l’enterrement de mon père. Outre le fait que tu es venue pour me voir, mon absence en soi peut être considérée comme un fait insolite, voire incompréhensible, comme tu le dis si bien dans ta lettre au Forum.
Je le sens dans ta lettre et je vais te répondre. Pour tout dire, je n’ai plus mis pied à Adjadiran depuis maintenant 17 ans ! C’était précisément en 1994. Je n’ai pas été banni de mon village. C’est moi-même qui ai pris la décision de ne plus jamais y mettre les pieds, tant que durera un état de choses que je trouve inadmissible. Grosso modo, cet état de chose n’a pas vraiment évolué depuis lors en dépit des nombreuses vicissitudes et raisons d’espérer. Malheureusement jusqu’au jour de l’enterrement de mon vieux, la venimeuse engeance des auteurs et acteurs principaux de l’état de choses que je déplore était toujours en place. Elle y est toujours du reste. Et vu la honte dont ils ont couvert le village, même si cet état de choses arrivait à changer un jour, je ne suis pas prêt à y retourner. Comme le disent les anglais, si j’y retourne jamais ce serait trop tôt ! Moi qui ai grandi dans notre village jusqu’à l’âge du collège ; moi qui n’ai cessé d’y revenir pendant le lycée et mes années de formation en tant qu’instit, je renie mon village.
Pendant l’enterrement de mon père, tu as dû côtoyer sans le savoir quelques-uns de ces énergumènes qui sont cause de l’état de choses que je décrie. En fait, l’histoire est banale, mais la rivalité et l’esprit d’injustice qu’elle met en jeu sont aussi vieux que le monde ; ils n’ont rien à envier à l’histoire d’Abel et Caïn ! C’est une histoire d’injustice et de bêtise. Tu as dit que mon frère a fait allusion à cela dans les grandes lignes. Tu sais pour avoir été mon camarade de classe et amie de longue date, que je n’aime pas l’injustice. Tu te souviens de mes révoltes homériques contre l’injustice quand nous étions sur les bancs du collège ; eh bien cela n’a pas changé ; je suis toujours le même sous ce rapport et bien d’autres. Je ne crois pas que mon frère a évoqué des noms comme ceux de Tègboyikou, l’homme, qui n’est pas peu fier de passer pour le renard à cause de sa manie à confondre ruses et intelligence, mesquineries et actions. Pour moi, cet énergumène n’est qu’une chauve-souris, qui après sa mort sera à court de communauté pour l’enterrer. On t’a peut-être parlé d’un certain Yacoubou Bèwa, qui se dit chef de notre village depuis 1994, l’année où je l’ai quitté pour de bon. Mais personne ne t’aura parlé, j’en suis sûr de Bèru Ojo dont le nom est devenu tabou dans notre village depuis 1994 !
Or, ma chère Damienne, pour ne rien te cacher, c’est autour de l’histoire malheureuse de cet homme que se cristallise ce que j’appelle l’état de chose contre lequel je m’inscris radicalement en faux. Quand tu auras entendu l’histoire de cet Bèru Ojo, telle que je l’ai vécue de près, alors, tu comprendras et excuseras, ce que tu as appelé dans ta lettre l’« incompréhensible absence d’un fils modèle à l’enterrement de son père ».
En fait allons droit au but, de quoi s’agit-il ? Tout a commencé au détour des années 1990, au moment où Soglo était encore premier Ministre pendant la transition, et allait devenir ensuite Président de la République. Notre village est dans la région du Plateau. C’est comme maint village du Plateau, un village frontalier où se sent l’influence des Gouns Adjas, d’un côté et celle des Yoruba du côté du Nigeria. Cette mixité est une source de richesse. Comme à Adjaouèrè ou ailleurs, nous sommes riches de cette diversité héritée de l’histoire. La richesse de notre village était fondée sur le commerce du bois. Je dis « était » parce que, vers 1994, son exploitation était devenue critique. Et cela n’a pas été étranger à la cause de l’état de choses que je veux t’exposer ici. Le bois entrait dans les matériaux de construction. C’est pour cela que la plupart des maisons de notre villages sont en bois. Le bois était aussi un produit d’exportation, notamment vers le Nigeria voisin, de façon souvent illégale et clandestine. Enfin, le bois servait aussi à fabriquer le charbon de bois, que l’on expédiait par camions entiers vers les villes de l’intérieur : Porto-Novo, Cotonou, Abomey, et même Parakou ! C’est autour de ce commerce du bois que les rivalités sont nées. Bèru Ojo était le chef du village à l’époque. Et, en tant que chef, il avait une influence considérable sur la gestion des ressources de la forêt de notre village. Il y avait aussi l’homme d’affaire Yacoubou Bèwa, qui était partie prenante des transactions liées au commerce plus ou moins illicite du bois. Ces deux hommes faisaient la pluie et le beau temps à Adjadiran. Yacoubou était le type carnassier, un homme profondément amoral et sans limite ; alors que Bèru Ojo, même lorsqu’il magouillait comme tous les chefs de village de notre pays, savait raison garder lorsqu’il s’agissait de respecter quelques principes. De plus, humainement, Bèru Ojo était un homme sociable et généreux, qui respecte nos valeurs. Ce qui était tout le contraire de Yacoubou, personnage autoritaire, avide d’argent et de pouvoir, libidineux, obsédé sexuel, et qui n’avait pas de parole. En fait Yacoubou est un homme qui ne respecte rien, et avec lequel vivre ensemble ou faire société n’a pas le moindre sens. Il est évident que ce Yacoubou est l’un des protagoniste sinon le premier de cet état de choses que je décrie. Mais Yacoubou n’est pas le seul. Il y a eu surtout en toile de fond, le personnage de Tègboyikou, cette chauve souris qui n’est pas si peu fière de passer pour un renard, alors que rien n’est plus douteux que les prouesses dont il se targue. Sur tout cet ensemble de situation s’est greffée aussi la beauté fatale d’une femme nommé Wandjilè. Celle que tout le monde considérait à l’époque malgré sa trentaine passée comme la femme la pus belle du village. A tout seigneur tout honneur Wandjilè n’était toute autre Que la femme du chef Bèru Ojo. Et, contrairement à la tradition qui semble avoir la vie dure dans nos villages, Bèru Ojo était chrétien et monogame, et son couple était uni par un amour solide.
Inutile de dire que les hommes du village qui n’enviaient pas Bèru Ojo pour la beauté de sa femme pouvait se compter sur les doigts d’une main. Et le soleil de cette beauté a continué à briller au firmament de leur bonheur même lorsque Wandjilè avait eu déjà quatre enfants dont deux jumeaux ! C’est d’ailleurs à ce moment-là, à trente cinq ans, que sa beauté fatale entrera en scène de façon Ô combien tragique et terrible à la fois. Avec la confrontation directe entre Yacoubou et Bèru Ojo. En fait, vers 1993 par-là, il sembla que la magouille du commerce frauduleux du bois commençait à tourner au vinaigre entre les deux hommes. Ayant épuisé la réserve de bois des forêts ordinaires, Yacoubou et ses hommes ont commencé à s’en prendre directement aux arbres de la forêt sacrée ! Or c’était là le moindre défaut d’un homme comme Bèru Ojo, qui pouvait faire toutes les magouilles du monde, sauf profaner ou piller une forêt sacrée. Au début, le conflit entre les deux hommes a été feutré, mais avec le temps, il est allé croissant jusqu’à devenir frontal. C’est alors qu’un jour, mystérieusement, le chef de notre village disparut corps et âme ! On le chercha partout ; la police venue d’Adjohoun, la gendarmerie de Sakété, tous ces limiers d’état cherchèrent partout Bèru Ojo sans succès. Du moins pendant trois bonnes semaines. Au bout de la quatrième semaine, comme ils se savaient très soupçonnés, les hommes de Yacoubou dégotèrent un présumé assassin qui aurait tué Bèru Ojo. Le mobile du crime selon eux aurait été une histoire de maîtresse. L’homme aurait avoué son forfait mais lorsqu’il s’est agi d’en fournir les preuves, notamment en indiquant où se trouvait le corps de la victime alors les choses devinrent difficiles. Et l’on eut droit à une mise en scène des plus méphistophéliques. Le présumé assassin conduisit gendarmes et juges vers un marécage où avait été enfoui pour la circonstance un cadavre de vache en pleine décomposition ! Et l’affaire qui avait un fumet de règlement de compte entre Yacoubou et Bèru Ojo, comme beaucoup d’affaires de justice sous nos tristes cieux, resta sans suite et non élucidée.
Mais ma chère Damienne, à vrai dire, et, aussi crapuleux soit-il, ce n’est pas ce crime en tant que tel qui est la cause immédiate de l’état de chose que je décrie. Jusque-là, en dehors des soupçons et de la plausibilité du mobile du crime, nul n’avait de preuves tangibles pour accuser Yacoubou et sa bande d’en être à l’origine. Mais voilà que, quelque temps après le scénario méphistophélique du marécage, la violence criminelle prend une face plus crapuleuse et perverse. Une nuit, des assaillants déguisés entrèrent dans la maison de feu Bèru Ojo, et se saisissent de Wandjilè. Sous la menace des armes et dans un geste visant délibérément à humilier leurs victimes, le chef de la bande viole la mère devant ses enfants. Puis leur forfait accomplis, ces curieux malfrats disparaissent avec Wandjilè dans la nuit sans laisser de trace !
Sauf quelques indices. J’ai oublié de dire qu’après la disparition non-élucidée de Bèru Ojo, Yacoubou était devenu le Chef du village, un titre qu’il a quasiment acheté avec l’argent du trafic clandestin du bois ! Ce faisant, il satisfaisant là l’un de ses désirs d’ogre. Car ce statut lui permettait de disposer des arbres de la forêts sacrée comme bon lui semble, et sans trouver aucune opposition sur son chemin. Le lendemain du viol, Sagbo, le fils aîné de Bèru Ojo, sous le choc, s’était rendu chez le nouveau chef du village pour l’informer de ce qu’il s’était passé. Et, là, quelle n’a été sa surprise en entrant dans le séjour de son hôte, de voir le pagne de sa mère accroché au bras d’un siège. Cette découverte inattendue troubla le jeune homme. Yacoubou n’était pas à la maison ce matin là. Il serait paraît-il sorti pour une affaire urgente. Curieusement, Tègboyikou qui lui donnait ses informations semblait quant à lui avoir passé la nuit chez Yacoubou. Quand Sagbo raconta l’histoire du viol de sa mère et de son enlèvement à cet homme qui se prenait pour un renard alors qu’il ne valait pas plus qu’une chauve-souris, d’un air impassible, il l’écouta sans trahir la moindre émotion ou la moindre compassion. On n’aurait pas dit qu’il avait un cœur humain, et son attitude bien que choquante ne manqua pas d’intriguer le jeune Sagbo. Le jeune homme posa alors un regard atterré sur le pagne de sa mère. Et son silence semblait implorer une explication. Ce que voyant Tègboyikou le conduisit habilement dehors, et ne tarda pas à prendre congé de son hôte indésirable.
Tous ses signes et bien d’autres édifièrent les enfants de Wandjilè sur le véritable auteur du viol et de l’enlèvement de leur mère. Sagbo était sûr que l’auteur de l’enlèvement de sa mère n’était tout autre que Yacoubou. Sa sœur jumelle était plutôt sceptique ; tandis que les deux cadets ne savaient pas vraiment à quel saint se vouer. Quoi qu’il en soit, la rumeur du viol et de l’enlèvement de Wandjilè, comme une traînée de poudre, se répandit très vite dans notre village.
Après la disparition mystérieuse de Bèru Ojo, et la mise en scène méphistophélique du marécage pour en détourner la culpabilité sur un comparse, cette affaire de viol où le nom de Yacoubou était cité comme responsable n°1 secondé de près par son bras droit Tègboyikou commençait à sentir le roussi de l’acharnement, une volonté de détruire physiquement et moralement son prochain. La plausibilité du soupçon qui flottait autour de Yacoubou fut étayée par des témoins qui affirmèrent l’existence d’une vieille passion secrète que celui-ci nourrissait pour Wandjilè. Yacoubou avait été, paraît-il le premier homme à demander la main de la belle Wandjilè quand elle n’avait alors que 13 ans. Mais ses parents avaient rejeté cette demande, il est vrai qu’à cette époque Yacoubou n’était pas encore le riche trafiquant de bois qu’il allait devenir. Et quelque temps plus tard, Wandjilè s’était fiancé à celui qui, comme son père avant lui deviendra le chef de notre village. Mais malgré cette union, dans la fureur de son amour propre blessé, Yacoubou aurait paraît-il menacé que tôt ou tard, il possèderait Wandjilè ! La disparition mystérieuse de Bèru Ojo, puis le viol pervers et l’enlèvement crapuleux de sa veuve, considérée comme la femme la plus belle de notre village, tout cela, ne seraient-ce pas la réalisation de ces menaces pourtant vieilles de plus d’un quart de siècle ?
La vengeance, n’est-ce pas comme on dit, un plat qui se mange à froid ? En tout cas, ma chère Damienne, selon l’idée que j’en ai eu, à l’époque où j’étais moi-même jeune instit dans notre village, derrière l’arbre des histoires de trafic de bois et de pillage de la forêt sacrée, se cache, comme dans un roman, la dense forêt d’une passion contrariée. A l’époque, tout le village en était persuadé. La politique, les gros sous, l’amour et l’amour propre, tout cela tissait la corde du drame. Et lorsqu’il survint tout le village était sous le choc. Les gens ressentaient comme perverse cette violence gratuite, cette haine du prochain, cette persécution et cette volonté de l’humilier.
Plusieurs jours après le viol et l’enlèvement de Wandjilè, notre village était sous tension. Dans les chaumières, les gens ne parlaient que de cela. Yacoubou était devenu invisible. Et c’était son bras droit, Tègboyikou qui parlait et agissait en son nom. Comment quelqu’un qui a tant intrigué pour devenir le chef d’un village, pouvait-il comme cela disparaître au moment où le village entier en émoi avait besoin de sa présence réconfortante ? Et comment pouvait-on comprendre cette intrigante disparition simultanée de Yacoubou et de Wandjilè, sinon que les deux étaient liées ? . Ces questions et bien d’autres tourmentèrent les esprits pendant longtemps. Elles contribuèrent à nourrir le feu de la rumeur qui embrasait le village, et qui tenait Yacoubou pour responsable du malheur qui frappait la famille Bèru Ojo, et plus précisément de l’enlèvement crapuleux de Wandjilè. Selon des révélations secrètes d’un témoin privilégiés de ces intrigues qui se confiera à moi après coup, les rumeurs étaient parfaitement fondées. C’était bien Yacoubou qui avait violé Wandjilè devant ses enfants. Parmi les assaillants ce soir-là, outre son bras droit Tègboyikou, il y avait Gnonganli, un vieux chasseur et son acolyte, un gendarme à la retraite nommé René Dokodji. Ils avaient agi conformément à l’ancienne menace de Yacoubou de posséder tôt où tard Wandjilè. Il allait sans dire que l’élimination de Bèru Ojo était le premier acte de ce plan diabolique. Il paraît qu’un Babalawo venu d’Adjaouèrè aurait ordonné toute une série de prescriptions occultes dont la stricte observance devait garantir la réalisation des désirs amoureux de Yacoubou. Depuis le viol de Wandjilè à son domicile, jusqu’à sa séquestration. Selon ces prescriptions occultes, Yacoubou et Wandjilè devraient rester enfermés dans la même chambre pendant 21 jours sans jamais voir la lumière du jour. Et durant tout ce temps, Yacoubou disposerait de sa victime jour et nuit comme bon lui semblait ! Sur les conseils de Tègboyikou, un joueur de tam-tam gangan venu d’Ekpa avait été engagé à demeure. Son travail consistait à faire du bruit avec son tam-tam pour couvrir la voix de Wandjilè. Car pendant les assaut sexuels dont elle ne cessait d’être l’objet, Wandjilè criait au secours : « Ewagbami ! Mihomi ! » et pleurait toutes les larmes de son corps. Alors selon l’ordre formel qu’il avait reçu, le tam-tameur d’Ekpa recouvrait habilement les cris de Wandjilè des grondements saccadés de son tam-tam, qu’il faisait résonner avec force facéties. Cette astuce pour cacher les basses œuvres de Yacoubou émanait de Tègboyikou qui, en tant que renard autoproclamé n’était pas peu fier de sa trouvaille. Comme on ne le dira jamais assez, ce Tègboyikou est un être sournois et d’une méchanceté inouïe. Dans ses années d’apprentissage, il avait séjourné en pays yoruba au Nigeria, où il s’était livré à des trafics de plantes médicinales. Revenu au village, il s’était affublé du titre de Babalawo. Et, avec ce titre, il avait commencé à sévir en tant que devin guérisseur. Mais ses prestations, promesses et ordonnances étaient d’une médiocrité abracadabrante ; elles ne montraient aucune efficacité probante. Les malades qu’il soignait voyaient souvent leur mal s’aggraver, et pour eux, le premier devin à qui ils se remettaient était une délivrance, tellement Tègboyikou était mauvais. Ses vaticinations de devin tombaient toujours à faux, et menaient ses clients vers la misère, le danger et la catastrophe. Ses promesses aux femmes qui cherchaient à tomber enceinte restaient stériles. Et tous les villageois ont fini par savoir de quel bois il se chauffait. Les rumeurs venues d’Ekpa au Nigeria ont fini par dénuder sa réputation usurpée fondée sur le mensonge, la rhétorique, des titres plus ou moins trafiqués, des méthodes frelatées. En fait d’apprentissage du métier de babalawo, il n’avait été à l’école d’aucun maître digne de ce nom comme le voulait la tradition, s’étant en vérité contenté de fréquenter par-ci par-là quelques petits charlatans bricoleurs non homologués dont il n’apprit du reste pas grand chose. Et c’est fort de cette supercherie qu’il est revenu à Adjadiran pour jouer le grand babalawo, diplômé des grandes écoles de fâ en pays Egba au Nigeria. Comme quoi, les proverbes qui disent : « à beau mentir qui vient de loin » ou bien « au pays des aveugles les borgnes sont rois » n’ont jamais été aussi vrais !
C’est avec un tel homme que notre village a eu affaire. C’est lui et quelques autres qui ont intrigué pour remettre le titre de chef à un homme comme Yacoubou alors que depuis trois génération il revenait aux Bèru de père en fils sans que personne n‘ai trouvé à y redire. Selon les indiscrétions qui me sont parvenues et qui pour provenir d’une des épouses même de Yacoubou a le sceau de la vérité, c’est bien ce triste Tègboyikou qui s’est fait l’âme pensante de l’état de chose que je déplore, et dont j’espère que tu commences peu à peu à saisir la substantifique moelle, comme le dirait l’écrivain français Rabelais, si ce n’est la cause réelle.
C’est encore le même Tègboyikou qui, face à la rumeur de plus en plus tenace de l’implication directe de Yacoubou dans le viol, l’enlèvement et la séquestration de Wandjilè a usé de son esprit sournois pour suggérer une solution de duperie à son maître. Selon les indiscrétions qui m’ont été faite par l’épouse en question de Yacoubou qui, soit dit en passant, se trouve être une cousine à moi, au 10ème jour de séquestration de Wandjilè, Tègboyikou était venu matinalement frapper à la porte de son maître pour lui donner les nouvelles fraîches du jour. Yacoubou qui ne pouvait mettre un pied dehors avait placé sa tête dans l’entrebâillement de la porte et c’est dans cette position discrète que les deux hommes se sont parlé.
« Quoi de neuf, mon frère, demanda Yacoubou
-- Eh bien, Maître, la situation est toujours la même
-- C’est-à-dire ?
-- C’est-à-dire que la rumeur ne désarme pas ; le village entier continue de penser et de colporter l’idée que c’est..toi... Et il faut leur enlever cela de la tête !
-- Que faire ? Toi qu’ils appellent Renard, tu dois avoir quelques idées...
-- Bien sûr Maître, dit Tègboyikou en souriant, j’ai ma petite idée, maître...
-- Laquelle ? Dis, mon ami !
-- Eh, bien ! J’ai planifié de faire une grande fête devant ta résidence. Au cours de cette fête, le village entier sera invité ! Il y aura à boire et à manger au moutons et aux cochons ! Il nous faudra aussi graisser la patte aux chefs de quartiers, aux vodounons, ainsi qu’à la confrérie des chasseurs et autres sociétés secrètes...Tout cela demande de l’argent... !
-- Pour l’argent, il n’y a pas de souci à se faire, je m’en charge. Tous les moyens sont bons pour détourner le nuage de la rumeur de nos têtes.. Au fait, et les enfants de ma bien-aimée, as-tu prévu quelque chose pour les calmer ?
-- Oh, oui, maître, aucun souci ! Pour eux, j’ai prévu un traitement tout spécial. Nous allons les inviter ici même dans votre maison, pour les mettre en confiance et leur montrer que nous n’y sommes pour rien dans l’enlèvement de leur mère. Nous inviterons les enfants et toute la famille Bèru. Un autre bokonon -- pas moi, car il pourrait avoir des soupçons -- sera de la partie. Et ce bokonon demandera au fâ où se trouve Wandjilè. Quant à vous, nous leur dirons que vous êtes en voyage d’affaire à Ikpinlè. S’ils jouent le jeu, et même pour qu’ils le jouent, il faudrait leur donner quelque chose... Vous savez, ils on beau aimer leur mère, fille tante et soeur, ils sont comme tout le monde, sensibles à l’argent... »
Ainsi parlaient les deux comparses. « Très bien, je suis partant » avait alors conclu Yacoubou, avant de s’en retourner dans les profondeurs obscures de son alcôve, pour continuer à violer celle qu’il appelait cyniquement sa bien-aimée, bien qu’elle continuât de crier au secours à chacun de ses assauts.
Ma chère Damienne, ce Tégboyikou dont je te parle a beau avoir tous les défauts, il a au moins une qualité : c’est celle d’organiser des fêtes. Ainsi, une semaine après son conciliabule loufoque avec Yacoubou, Tègboyikou avait réussi à retourner tout le village. Il avait fait comme on dit le nécessaire pour cela. Les vodounon, les confréries, les sociétés secrètes, les chefs de quartier ont été chacun arrosés comme il se doit. Moi-même qui te parle, en tant que chef syndicaliste des fonctionnaires du département, on m’a proposé la bagatelle de 100 000 F ! qua j’ai naturellement refusée.
Et, 17 jours après l’enlèvement de Wandjilè, tout le village fêtait la réconciliation dans une grande fête intitulée « Fête de la Réconciliation et de l’Elan Fraternel entre les Habitants d’Adjadiran ». A cette fête, la boisson et la nourriture coulaient à flot. Il y avait toute sortes d’amusement pour oublier les soucis du quotidien. Parmi la foule, des émissaires et hommes de main de Tègboyikou relayaient à tour de bras son discours inaugural dont la teneur était pourtant claire : « Yacoubou est en voyage d’affaire ; mais par ma voix, il vous souhaite la bienvenue ; ayant eu connaissance des malheureux événements qui ont sali l’image de notre village et meurtri une de ses familles les plus respectées, il me charge de vous dire sa douleur et sa compassion pour la famille Bèru et ses enfants. Il a mis sur pied un comité d’enquête chargé de connaître la vérité et d’arrêter les coupables, de libérer Wandjilè au plus tôt, et de châtier les coupables sans faiblesse ! ». Réchauffée par les vapeurs d’alcool, aguichée par les odeurs des bonnes nourritures préparées pour flatter leur palais et remplir leur ventre, la foule des villageois, comme un seul homme a bu ce discours sans demander son reste. Et les émissaires de Tègboyikou étaient aux anges, qui allaient par tous les chemins, dans toutes les ruelles du village en le répétant sur tous les tons.
Pendant que sur la place du village la fête battait son plein entre tam-tam, danse, boissons et nourritures en tous genres sans compter l’argent qui se distribuait de main en main, dans la maison même de Yacoubou, à l’écart de tout ce bruit se tenait une réunion à caractère familial. Cette réunion était au coeur de la démarche de réconciliation initiée par Tègboyikou. Les enfants de Wandjilè y assistaient, ainsi que leurs oncles et tantes. Moi-même, en tant qu’allié de la famille, du côté de ma mère, et ami sincère de Sagbo, l’ainé des Bèru, j’ai eu si j’ose dire l’insigne honneur d’y participer. Mais la chose n’a pas été facile au début. La veille du jour de la réunion, Sagbo était venu me voir chez moi pour mander mon avis sur sa propre participation. Il m’avait mis au courant des sommes d’argent énormes proposées aux membres de la famille qui accepteraient de participer à l’invitation à venir palabrer chez Yacoubou. Sagbo ne voulait pas y aller, car il était très remonté contre celui qu’il considère comme l’assassin de son père et le violeur de sa mère. Il était persuadé de la responsabilité directe de Yacoubou dans tous les malheurs qui frappaient sa famille, depuis la disparition mystérieuse de son père non élucidée, jusqu’à l’enlèvement de sa mère. Sa soeur Oumè et ses deux autres frères, à l’instar des autres membres de la famille, avaient accepté le marché que leur avaient proposé les émissaires de Tègboyikou. Dans cette condition, il m’est apparu que Sagbo n’avait aucun intérêt à faire comme on dit la politique de la chaise vide. Parce que, à partir du moment où tous les autres membres ont accepté moyennant argument sonnant et trébuchant d’être à la réunion dite de réconciliation ( réconcilier qui et qui pour quoi ? ), en tant qu’aîné des Bèru, il fallait que Sagbo y soit aussi pour être témoin direct de ce qui s’y dira. Et le cas échéant faire connaître son opposition sinon ses accusations à qui de droit les yeux dans les yeux, plutôt que de se laisser contourner par les intrigants sans foi ni loi. C’est alors que Sagbo, qui a toujours donné du prix à mes conseils, a accepté d’être de la réunion, mais à condition que j’y sois aussi. Et j’ai accepté. Mais le lendemain, sur place, ma participation à la réunion familiale , et mon entrée dans la salle de séjour de Yacoubou où elle se tenait, n’ont pas été des plus faciles, loin s’en faut ! D’abord, il y eut l’opposition de la plupart des membres de la famille Bèru qui mettaient en doute la proximité de mes liens avec les Bèru. Mais il y a eu surtout l’opposition frontale de Tègboyikou en personne, qui voyait dans ma présence éventuelle non seulement une intrusion compromettante mais le risque que je ne sois comme un empêcheur de tourner tout ce beau monde en bourrique. On me bouscula, me refusa l’entrée de la salle de séjour, après que j’ai eu un mal fou à entrer dans la maison. Et, il a fallu que Sagbo mette sa propre participation dans la balance pour que mes opposants consentent à mettre de l’eau dans leur vin.
Bref, j’ai fini par participer à la réunion. Et j’ai été témoin oculaire de ce qui s’y déroula. Et ce sont les événements qui se sont déroulés lors de cette réunion loufoque ainsi que leurs conséquences invraisemblables qui ont été à l’origine de ma grave décision de renier mon village natal ; mon refus d’y mettre à nouveau les pieds depuis 1994 que je l’ai quitté !
Qu’est-ce qui s’est passé ce jour-là ? Ma chère Damienne, je sais que tu es impatiente de le savoir et je ne vais pas lasser ta patience après que j’ai perdu beaucoup de temps à rendre clairs à tes yeux les événements et les faits d’importance qui ont de fil en aiguille conduit à ce qui est apparu à mes yeux comme l’événement rédhibitoire, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de ma révolte morale.
En fait, nous voilà dans la salle de séjour de Yacoubou. Tout le monde était là sauf Yacoubou lui-même au nom duquel -- chose pourtant absurde -- parlait et agissait Tègboyikou. D’un côté de la salle, il y avait les parents et membres de la famille Bèru. J’avais pris place à côté de Sagbo, et nous formions une paire un peu à l’écart, comme une sorte de minorité dans l’opposition d’une assemblée. En face se trouvait la tourbe infecte des intrigants, les hommes de main de Yacoubou, à la tête desquels trônait celui qui se faisait fort de s’appeler le Renard d’Adjadiran. Dans le couloir en face de ce qui semblait être l’alcôve secrète de Yacoubou stationnait le facétieux griot venu d’Ekpa, qui au signal de ses maîtres, faisait entendre sporadiquement le grondement ondulé de son gangan.
D’entrée, C’est Tègboyikou qui prend la parole et qui, de sa voix rocailleuse d’assassin invétéré commence à faire le même discours déjà entendu sur la place publique. Il parla de réconciliation, de fraternité, de vérité, de sursaut, d’élan, et de ce qu’il appela « cette chose affreuse qui est arrivé à notre sœur Wandjilè, la plus belle femme de notre village », chose qu’il qualifia de scandaleux et d’inacceptable. De la disparition de Bèru, il ne dit mot, comme si c’était un événement oublié, enterré. Puis il se tourna vers le bokonon confortablement installé sur une natte dans un coin de la pièce et, le présentant à l’assistance, il dit : « Voici l’homme qui nous dira la vérité sur là où se trouve notre sœur Wandjilè » Puis après un bref silence, il ajouta : « Baba Kékéré ici présent n’est pas n’importe qui, et en ma qualité de Babalawo diplômé d’Ilé Ifè et d’Oyo, je sais de quoi je parle ».
Le bokonon engrangea les compliments qui lui étaient adressés et acquiesça à l’idée qu’il allait dire la vérité. Puis sans attendre, il étala devant lui son attirail de consultation du fâ : planche, poudre blanche, amulettes et autres chapelets de noyaux de pomme. Mais à peine a-t-il commencé sa litanie divinatoire que, divine intervention de la volonté de Dieu qui n’oublie jamais les faibles et ceux qui souffrent, la voix stridente de Wandjilè, forte et puissante retentit dans le couloir et envahit le séjour. Le bokonon surpris arrêta ses invocations et toute l’assistance resta médusée et interrogative. A plusieurs reprises les hurlements de Wandjilè se firent entendre avec force : « Ewagbami ! Mihomi ! » criait-elle sans arrêt !. Le tam-tameur facétieux, comme la consigne lui en avait été donnée, n’eut pas le temps de recouvrir les cris de Wandjilè du grondement impétueux et sibyllin de son tam-tam. Pour la petite histoire, il paraît que quelques instants auparavant, une des épouses jalouses de Yacoubou, pour se venger de son mari, avait placé le griot sous son charme. Ce qui eut pour conséquence d’émousser ses réflexes et de lui faire perdre son art au moment où ses maîtres avaient grand besoin de ses prouesses. Et, par la suite, il avait beau se rattraper, le mal était fait ! Le hurlement de Wandjilè était si fort qu’aucun bruit de gangan, aucune facétie de griot ne pouvait plus l’occulter aux oreilles aguerries des enfants de la victime. C’est alors que Sagbo, n’écoutant que son cœur meurtri, bondit comme un fauve vers la chambre d’où parvenaient les hurlements éplorés de sa mère. Mais les hommes de Yacoubou, criminels dans l’âme et dans les faits, surent à temps l’arrêter dans son élan, et l’éloignèrent sans ménagement de la source de sa fureur légitime. Les autres membres de la familles Bèru, partagés entre affliction et confusion étaient restés sans voix, ne sachant plus quel parti prendre. Certains feignaient même de ne pas avoir entendu ou reconnu la voix de Wandjilè, comme si cette reconnaissance allait ruiner leur espérance.
Pour ma part, écœuré par cette bêtise, et édifié par ce que je venais de vivre, je ne pouvais plus tenir la position de réserve qui avait été la mienne jusque-là. Ayant fait un peu de droit à Abomey Calavi avant de devenir instit, j’estimais que tant qu’il n’y avait pas de faits probants pour étayer la culpabilité de Yacoubou, il devait bénéficier de la présomption d’innocence. Mais avec ce que je venais de voir et d’entendre, il n’y avait plus de doute dans mon esprit : le ver était dans le fruit ; le violeur était bel et bien Yacoubou ; c’était lui qui avait enlevé la veuve de Bèru Ojo après l’avoir violée devant ses enfants réunis. Et c’était lui qui continuait de la violer au nom d’un rituel censé l’aider à la mettre enceinte à l’issue de 21 jours de séquestration et de viol continu ! Telle était la vérité, et il fallait que les villageois le sachent. Je me chargeai de la dire, au nom de la justice, au nom de l’éthique, et au nom du respect de l’être humain que nous sommes tous. D’autorité, alors que Tègboyikou confondu tournaient vers mois ses yeux torves, je me levai et sortis sans me laisser impressionner. Dès mon départ, j’entendis la voix rocailleuse de Tègboyikou, essayant d’endoctriner les autres membres de la famille Bèru, qui mystérieusement semblaient suspendus à ses lèvres.
En sortant, Dieu merci, libre de la demeure de Yacoubou, j’avais en tête de rallier tout le village à ma cause, leur dire haut et fort la vérité, toute la vérité ! J’avais été heureusement servi par la prompte libération de Sagbo qui m’avait rejoint sans tarder. Sagbo et moi nous étions allés ameuter quelques-uns de mes camarades syndicalistes et du PCB en service au village. Aidé d’un porte-voix, et du renfort d’un vieux crieur public de mes amis, nous avons pris la direction de la place du village où la fête battait toujours son plein comme si de rien n’était. Nous étions en tout une bonne demi-douzaine de gaillards décidés à rétablir la vérité, à déciller les yeux de nos congénères aveuglés par le mensonge, l’achat de conscience, et les petits intérêts matériels à courte vue. Mais la tâche n’était pas des plus faciles. En effet, quand nous arrivâmes sur la place du village, malgré nos « kingo kingo ! » et nos « missé nou missé gbé ! » criés à tue-tête, malgré le vrombissement de ma voix dans le porte-voix, nous eûmes quelque mal à calmer tout ce beau monde. Mais avec patience, nous parvînmes au bout d’un certain temps à obtenir le silence général. Et, quand la masse des villageois se regroupa autour de nous et nous prêta attention, je pris la parole. Et sans tergiverser, allant droit au but, je racontai tout ce qui s’était passé ; et toute la signification de mascarade de la fête ; je dis toute la vérité ! Je mis à découvert mot après mot ce qui était. Et, en tant que témoin privilégié, Sagbo confirma mes dires. En entendant ces révélations surprenantes, le village fut saisi par un choc énorme. Il y eut un mouvement de stupeur collective. Un lourd silence tomba sur la place du village, énorme et oppressant, comme à un enterrement, au moment où l’on met la bière en terre. Les gens avaient l’air scandalisés et tombaient des nues. Mais à la faveur d’une bousculade des hommes de main de Tègboyikou, suivie de provocation et d’altercations, le charme se rompit, le silence peu à peu se dissipa et la foule se dispersa. En un tournemain, comme reprenant leurs esprits, les gens se constituèrent à nouveau en petits groupes sur la place et le fête reprit son cour normal comme si de rien n’était. Et les gens semblaient avoir oublié la voix de la vérité, comme si elle provenait d’un rêve dont ils s’étaient réveillés. Je ne les en blâmai pas, car l’alcool, les bonnes choses que les gens mangeaient ainsi que l’ivresse des danses avaient pris possession des esprits et il était difficile de les récupérer sur le champ. Aussi, sans nous décourager, mes camarades et moi, nous décidâmes de changer de stratégie, et d’aller à la rencontre des habitants au cas par cas pour leur révéler la vérité.
La semaine suivante, qui était le 21ème jour de l’enlèvement de Wandjilè, une fête encore plus grandiose que la première avait été projetée. J’espérais la faire échouer. Avec mes camarades, une semaine durant nous avons sillonné toutes les ruelles et venelles du village. Nous sommes allés de chaumière en chaumière pour expliquer à froid la vérité. Dans chaque maison, chaque case, chaque concession, nous disions exactement ce qui s’était passé lors du face à face de la famille Bèru avec les hommes de main de Yacoubou. Comment Yacoubou avait fait assassiner Bèru Ojo parce que celui-ci s’opposait à sa volonté de s’attaquer aux arbres de la forêt sacrée, et parce qu’il était jaloux de l’époux de Wandjilè. Comment au nom de son amour propre, il s’était juré de posséder un jour la femme de son concurrent. Comment, déguisé et en compagnie de ses hommes de main, il avait fait intrusion chez Wandjilè en pleine nuit, l’avait saisie, et pendant que les enfants de sa victime étaient tenus en respect sous la menace des armes par ses hommes de main, comment il avait abusé de la jeune femme, dans un acte prétendument rituel et occulte, destiné à lui concilier les faveurs du dieu de la procréation. Nous leur racontions surtout la scène porteuse de la plus belle preuve de la culpabilité de Yacoubou ; les hurlements de Wandjilè poussés depuis l’intérieur de la chambre où elle était séquestrée, hurlements et cris qui imploraient le secours au moment même où le village entier était en fête. Nous révélions que la durée de séquestration prévu par le charlatan était de 21 jours ; et que la fête projetée au terme de cette période était destinée à fêter le mariage forcé de Wandjilè et de Yacoubou. Nous leur disions qu’il fallait s’unir, se révolter et libérer Wandjilè avant que les criminels n’aillent au bout de leur dessein ; que chaque jour, les empoisonneurs et charlatans à la solde de Tègboyikou et Yacoubou redoublaient d’ingéniosité et d’ardeur pour faire ingurgiter à Wandjilè des poisons destinés à émousser sa combattivité, et à terme à anéantir sa volonté et son autonomie. Chaque fois que nous quittions une concession, une maison, un foyer après y avoir prêché la vérité, nous espérions avoir été entendu et compris, et le coeur battant de fierté nous entrions dans une autre maison pour y apporter la bonne nouvelle, comme les serviteurs d’una cause juste. Nous fîmes ce travail de proximité pendant une semaine, jour après jour. Moi-même, j’eus la chance d’y participer à fond sans discontinuer, puisque nous étions pendant la période des vacances de pâques.
Or, ma chère Damienne, malgré tous les efforts que nous avons déployés, quelle ne fut pas ma surprise, le jour de la fête de voir que toutes nos paroles de vérité étaient comme tombées dans l’oreille d’un sourd. La fête du 21ème jour fut un immense succès, qui dépassa les espérances les plus folles de ses organisateurs. Tout le village était sorti massivement pour profiter des belles choses offertes par Tègboyikou et ses hommes de main.
Yacoubou mit fin à sa réclusion avec Wandjilè et sortit au grand jour, paradant au bras de sa victime. Totalement méconnaissable, épuisée, Wandjilè marchait à ses côtés comme une zombie. Mais les villageois, tout à leur joie ne semblaient rien remarquer. Heureux de ce dénouement, oublieux du viol et de l’assassinat, les gens dansaient et buvaient en souhaitant longue vie aux mariés ! Inutile, de dire ma chère amie que je tombais des nues !
La complicité du village entier à ce crime cynique, à cette perversité triomphante, et à cette injustice sans nom était parfaitement évidente. Les gens avaient perdu la raison pour quelques miettes, quelques sous, de la boisson et de la nourriture d’un jour. Ils avaient laissé profaner ce qu’ils avaient de plus important : leurs valeurs, leur humanité, la forêt sacrée. Ils avaient laissé tuer un des leurs, violer une femme de leur village, et ils buvaient, dansaient et chantaient comme pour noyer la conscience de leur complicité.
Ma chère Damienne,
Voilà l’état de chose que je ne pouvais accepter. Voilà pourquoi j’ai renié toute appartenance à Adjadiran. Voilà pourquoi j’ai tourné le dos à ce pays où j’ai vu le jour et fait mes premier pas. A l’époque, j’en étais arrivé sur la question à m’opposer à mes parents, qui ne comprenaient pas ma posture radicale. Mais quelques années après ces événements, les crimes de Yacoubou et de ses hommes de main, la profanation de nos valeurs et de notre forêt sacrée ont réclamé leur droit à la justice devant Mère Nature. Les terribles inondations de 1999 tristement restées dans toutes les mémoires ont ravagé une grande partie de notre village. Le sinistre a semé morts et désolation. Plus de la moitié des habitants d’Adjadiran a péri au cours des inondations de cette année-là. C’est après ce sinistre que mes parents ont compris le sens de ma posture radicale, et je me suis réconcilié avec eux. Notre famille a choisi de s’installer à Adjaouèrè. Mais je ne sais pourquoi, au décès de mon père, voilà qu’à ma grande désolation, le conseil de famille prend la décision de faire l’enterrement au. Décision regrettable, mais qui ne me fit pas changer ma position d’un iota. En raison de ce qu’il s’est passé, et de la complicité impensable de notre village, je n’y mettrai plus jamais les pieds...Même si on y enterrait mon père...
Voilà, tu as tout compris, ma chère Damienne ! Mais au prix d’une longue explication, qui j’espère ne t’a pas ennuyée... À cause de cette longueur, au lieu de t’envoyer la présente lettre par la poste, je préfère la publier sur le Forum où tu pourras le lire, et me répondre directement...
A très bientôt donc !
Amihanro Balley, Adjadiran le 2 mai 2011
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