Le lendemain du jour où il fut chaussé
Dê-Mêssê convoqua les jeunes pour un palabre
Pas un n'y manqua.
Mais toutes les têtes grisonnantes
En furent dédaigneusement exclues :
« Je ne suis pas le roi des vieillards;
Je ne veux point de cette décrépitude autour de moi,
Déclara le roi à la jeunesse prosternée devant son trône.
Voyez comme la plupart sont ployés :
Ils vont déjà vers la tombe.
Comment veut-on qu'arrivés à cette étape,
Ils jugent sainement des choses de ce monde
Auquel ils n'appartiennent presque plus?
Quand leurs paroles et leurs actes trahissent leur sénilité,
Et que vous leur en faites la remarque,
Ils protestent, alléguant qu'ils sount le dépôt sacré
D'expérience et de sagesse.
De déraison, plutôt, n'est-ce pas, chers amis?
Que pouvons-nous espérer de bien de ces raisons débiles?
Leurs conseils ne conduisent qu'à la mollesse,
Et ne pourront faire que notre malheur.
Aussi ne veux-je m'appuyer que sur la jeunesse
Pour gouverner ce pays.
Elle en est la vraie force :
La convoitise des voisins n'est tenue en respect
Que parce que ce royaume a le bonheur
De compter, par milliers, des jeunes gens
(…)
Oui, la jeunesse, cette flamme
Qui fait l'orgueil de ce royaume,
Est menacée d'être éteinte par la froide vieillesse
Qui n'est rien moins que l'eau!
Le feu ne peut s'étendre
S'il est circonscrit par l'humidité.
Le salut donc de nous les jeunes
Et l’intérêt supérieur de ce royaume
Commandent d'éloigner tous nos vieux parents!
Je n'ai plus les miens,
Vous le savez bien!... »
Le monarque ne laissa pas à son auditoire
Le temps de réfléchir,
Mais il l'étourdit par des barriques d'eau-de-vie
Qui furent vidées en quelques instants.
Puis il le renvoya sur ces mots :
« Allez, chers amis, et, sans plus tarder,
Supprimez cette décrépitude qui enlaidit vos cases,
Paralyse au surplus les meilleures volontés
Et dont, croyez-moi, la présence parmi nous
Hâtera sûrement la fin de ce royaume.
Dès votre retour sous vos toits, mettez tout en œuvre
Pour débarrasser ce sol des parasites
Qui sont, je vous le répète, un danger pour vous. »
Les jeunes gens retournèrent chez eux
Les têtes encore échauffées par l'enivrant breuvage
Et le non moins enivrant discours du roi.
Massues, haches, houes, pierres et coupe-coupe
S'acharnèrent à briser à jamais
Les respectables dépôts de sagesse
Où, quoi qu'en ait dit l'énergumène royal,
La jeunesse trouve la lumière qui la guide dans la vie
Et puise la force qui la fait triompher
Des malheurs de ce monde,
D’autres vieillards furent précipités vivants
Dans les puits abandonnés,
(…)
Les jeunes gens ne se soucièrent pas de donner une sépulture
Aux cadavres de leurs victimes :
Elles furent empilées dans les fossés de fortification,
A la grande joie de toutes les espèces de nécrophages
Dont le nombre s'accrut subitement dans le royaume.
Les hyènes remplissaient les nuits de leurs « ou-ou-hou-ou » !
Les charognards perchaient nombreux sur les arbres et le toit des cases.
(…)
Gbêtohocouê, qui était à la tête de la jeunesse dans le royaume,
Vint dire à ses camarades,
Pour justifier son retard au rendez-vous du lendemain :
« J'ai décapité mon père.
Dans la crainte qu'il ne ressuscitât,
Je l'ai dépecé, puis j'en ai enterré quelques morceaux,
J'en ai jeté une partie à l'eau et j'ai brûlé le reste.
En vérité, j'en étais dégoûté depuis longtemps,
Et je cherchais secrètement l'occasion de m'en débarrasser. »
II mit un grand accent de sincérité dans son récit;
Le sang qui maculait ses vêtements
Donna quelque crédit à ses paroles
Nos jeunes assassins se rendirent au Palais.
« Sire, dirent-ils après les hommages à la sagesse du roi,
Et les vœux pour son bonheur et sa puissance,
Nous avons exécuté vos ordres :
Votre royaume purgé de cette funeste décrépitude
Est assuré désormais d'une longue vie... »
Les jeunes criminels noyèrent, à loisir.
Leurs remords dans la liqueur des Blancs,
Puis ils passèrent aux ripailles.
Pendant la danse qui suivit,
Ils vidèrent encore une centaine de barriques de boissons fortes.
Des chants d'allégresse s'élevèrent très haut,
Soutenus par l'ivresse générale.
Dès Mèssè laissa passer deux marchés
Cependant ses émissaires parcoururent le royaume ;
Ils revinrent apprendre au Roi
Que toutes les têtes grisonnantes étaient effectivement supprimées
Une nouvelle palabre réunit le peuple au Palais.
« Un Roi cousin, toujours victorieux à la guerre,
M’a envoyé, à l’occasion de mon avèvement au trône,
Dix chefs ennemis capturés dans une récente expédition,
Me demandant de les immoler sur la tombe de mon prédécesseur,
Je voudrais prouver à ce parent
Que si ses sujets ont la vertu guerrière,
Les miens possèdent à un haut point, l’esprit d’invention.
Trouvez- moi donc un présent qui l’emporte
Sur celui que je viens de recevoir .»
Le Roi attendit longtemps,
Son regard scrutait l’âme de la Cour.
« Les rats auraient-il rongé les reins à ces vils margouillats ? »
Eclata-t-il plein de mépris
Sur la Foule aplatie au pied de son trône.
La banalité de tout ce que les jeunes gens proposèrent
Accrut son indignation.
Il s’éleva contre l’indigence de leur esprit,
Déclara que s’ils n’y remédiaient pas d’eux-mêmes,
Son Migan s’en chargerait et avec diligence.
(…)
Ayant jugé de la terreur de ses sujets par ses tremblements
Le roi baissa la tête, ferma les yeux à demi et se recueillit
Sorti de sa méditation, il s’écria : « J’ai trouvé, moi ! »
Le roi cousin se prépare à réparer les autels de ses prédécesseurs
Pour de prochaines fêtes commémoratives.
Je lui enverrai deux cents fagots de bois de construction.
Cinq cents bottes de chaume et autant de paille,
Trois mille rouleaux de corde en terre de barre.
Chacun de vous m'apportera donc, après-demain,
Cent brasses de cette corde, moitié grosse comme l'auriculaire.
Je la veux bien souple, bien résistante.
Nous verrons ensuite pour les bois, le chaume et la paille. »
« Sire, dirent les jeunes gens d'une voix qui trahissait leur peur,
II sera fait selon votre volonté! »
Tout le pays fut rempli bientôt et du bruit des houes
Qui creusaient la terre, brisaient les mottes,
Et des chants des femmes qui préparaient les repas des travailleurs,
Et des cris de joie des adolescents qui puisaient de l'eau.
C'était à qui devancerait son compagnon!
La terre fut pétrie avant que le soleil ne redressât ses dards. On l'entassa.
Le lendemain, la jugeant suffisamment égouttée,
On décida de la filer.
Assis à côté du tas, on déposa sur la cuisse
Une poignée de cette terre.
La main l'aplatit,
Puis alla et vint, à plusieurs reprises,
Roulant la pâte et la filant.
Mais à peine en obtint-on deux longueurs de son majeur
Que la corde se scinda, On la renoua.
Avec un peu d'adresse, on parvint à en filer un empan.
On voulut s'assurer de sa résistance :
Un tronçon demeura dans chaque main.
« C'est que la pâte est trop molle! »
On y incorpora du sable,
Puis on se remit à l'ouvrage.
Mais on ne réussit pas davantage à filer la terre.
« La pâte est maintenant trop dure! »
On se rappela que les anciens, tressant une corde sur la cuisse,
Crachaient impétueusement, de temps à autre, dans la paume.
On suivit leur exemple et la main se mit à jouer de nouveau.
Le travail n'avançait toujours pas.
Bientôt le découragement, tel un feu intérieur,
Dessécha la gorge.
La main plongea dans une calebasse d'eau,
Puis passa et repassa sur la cuisse.
La corde se scindait toujours avant d'avoir atteint un empan.
On mouilla plus fortement la pâte.
Elle devint fangeuse, collante
Et il fut impossible de la filer.
On perdit courage.
On courut chez le voisin voir s'il y avait réussi.
Embarrassé, lui aussi, il venait demander conseil.
Assis côte à côte au pied d'un tas de terre,
Des amis combinèrent leurs efforts, mais bien en vain.
On se frappa la tête...
L'esprit ne trouva aucune solution à suggérer.
On perdit patience.
Jurons et trépignements trahissaient l'énervement et le découragement-
Les jeunes gens prirent le parti d'aller avouer leur échec au roi :
« Sans le concours des gens expérimentés,
Nous ne pourrions, Sire, exécuter votre commande »,
Bredouillèrent-ils à Dê-Messê.
Le roi entra dans une grande colère :
« Si, dans cinq jours, vous ne m'apportez pas les cordes commandées,
La sixième aurore verra irrévocablement votre mort! »
Gbêtohocouê regardait effaré autour de lui.
Plusieurs de ses compagnons s'étaient évanouis déjà.
De retour dans leurs cases,
Ils eurent beau faire,
Ils ne purent filer deux empans
De « corde en terre de barre bien souple, bien résistante ».
La menace du roi leur revenait constamment à l'esprit.
Des larmes coulaient.
Ils se voyaient bien malheureux,
Et regrettaient amèrement leurs vieux parents
Qui, s'ils étaient encore en ce monde,
Eussent trouvé certainement la solution du problème.
Ils demandaient les uns aux autres,
Si personne n'avait eu l'idée
De cacher quelque part son vieux père
Que tous iraient consulter aussitôt.
Mais aucun vieillard, paraît-il, n'avait été épargné
Lors du massacre ordonné par le roi.
Ils cherchèrent, en vain, quelqu'un qui eût appris l'oracle,
Dans l'espoir que les ancêtres interrogés par cette voix
Auraient certainement pitié de leurs malheureux descendants
Et daigneraient leur indiquer le moyen de sortir de cette situation.
Ils demeurèrent au pied des tas de terre,
Longtemps après le coucher du soleil :
Le sommeil vint mettre trêve à leur angoisse
Gbêtohocouê ne dormait pas.
Lui seul avait été réfractaire
Aux enivrants discours de Dê-Mêssê,
Le jour où ce roi avait conseillé la suppression
De toutes les têtes grisonnantes de son royaume.
Le jeune homme avait caché dans le pays voisin
Son vieux père Ayiwou,
Le seul parent qui lui restait dans ce monde.
Gbêtohocouê s'en fut auprès du vieillard
Et lui conta, en pleurant,
La menace de mort qui planait sur la tête des jeunes gens
Le vieux en rit un bon moment :
« Ah! dit-il enfin, si tu avais suivi l'exemple de tes camarades,
Votre inhabileté à exécuter la commande du roi
Serait pour lui l'occasion de supprimer
Ceux qu'il trouvait gênants, parmi vous,
Pour ses ambitions
Retourne confiant sous ton toit.
Il vous reste, dis-tu, quatre jours
Pour rendre les cordes du roi?
Nous avons donc suffisamment de temps.
Reviens me voir demain soir
Accompagné de quelques-uns de tes camarades :
Je vous livrerai le secret très infaillible
De filer la terre de barre. »
La nuit suivante réunit la délégation des jeunes gens
Dans la retraite du vieillard qui leur dit :
« Ayiwou est mon nom.
A la naissance de votre camarade ci présent,
Je le nommai Gbêtohocouê.
Mes enfants, j'ai appris de nos anciens
Que c'est l'esprit de l'homme
Qui fait sa supériorité sur les autres créatures,
Et que nous puisons la sagesse
Dans les conseils de nos vieux parents
Pour la compléter, plus tard, par nos propres expériences.
Dê-Messê qui ne manque pas de bon sens
Sait bien que la sagesse des vieux
S'oppose aux caprices de la jeunesse.
N'est-il pas jeune lui aussi?
Il a trouvé gênants les anciens
Qui ne cessaient de le rappeler, quand il était prince royal.
Au respect des coutumes qu'il aurait voulu pouvoir violer librement
Votre ignorance du passé, comme des coutumes de notre pays
Etait favorable à ses ambitions.
C'était, n'en doutez pas, pour vous mieux dominer
Que le despote avait exigé le massacre de vos vieux parents
La sagesse, bien heureusement pour vous,
N'a pas été entièrement détruite dans notre royaume.
Rendez-en grâces à votre camarade Gbêtohocouê
Qui a eu l’idée de cacher ici
Un ancien conseiller du roi Houdé
Le prédécesseur de Dê-Mêssè.
Connaissant à fond la tradition du pays de mes pères
Je m étais oppose, plus d une fois.
Aux caprices du feu roi.
C'est à mon fils que je donnerai la recette
De la corde en terre de barre
Et c'est lui qui travaillera pour vous tous
Il fit signe au jeune homme qui approcha à genoux
Et colla une oreille contre la bouche du vieillard
La figure de Gbêtohocouê rayonnait de joie :
11 connaissait maintenant le secret tant cherché
« Retournez vers le roi.
Mon fils se chargera de filer pour vous
La longueur de la corde en terre nécessaire
Allez, en toute confiance, trouver le despote
Pas un brin de votre chevelure ne sera inquiété»
Disait, en les congédiant, le vieillard, la sagesse en personne.
(…)
Un petit nombre de ceux qui revinrent dans le royaume
Se rendit au Palais le lendemain matin
« Ils n'auraient pas le courage de se présenter les mains vides
S ils n avaient rien dans la tête! »
Se disait le roi qui les vit venir souriants. .
Ils s aplatirent dans la poussière
Et formèrent des vœux de bonheur pour la maison royale,
Puis Gbêtohocouê dit, regardant le roi dans les yeux.
« Nous sommes prêts a exécuter la commande de Sa Majesté.
Le roi possède, parait-il, un bout de corde en terre de barre
Qu’il avait réussi à tresser
Alors qu'il n'était que prince héritier
Cette corde, véritable merveille
Qui dit le génie inventif de notre vénéré Maître
Est toujours souple et bien résistante, quoique sèche.
Nous nous faisons fort, mes camarades et moi, de l'allonger
Et de fournir au roi, ami de la jeunesse,
La longueur de corde suffisante
Pour relier les deux bords opposés
De l'immense couvercle de calebasse
Qui nous enferme sur la terre
II baisa la terre, ses camarades suivirent son exemple
En faisant claquer en même temps
Contre la paume gauche
L'index droit fortement appuyé sur l'auriculaire.
« II reste encore des vieillards dans mon royaume!
Amenez-les-moi tout de suite! »
Ordonna Dê-Mêssê surpris de la sage réponse des jeunes gens.
Gbêtohocouê lui répliqua :
« Sire, nous les avons tous supprimés sur votre ordre. »…
Binason Avèkes
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