Mon Cher Pancrace,
J’ai reçu ta dernière lettre avec copie jointe de ton intervention au Colloque du Groupe Trépied à Genève sur la démocratie et la jeunesse engagée en Afrique. Et je trouve ton intervention superbe. Je n’ai pas de mots assez justes pour qualifier la pertinence de tes vues et l’originalité de tes propositions pour promouvoir une plus grande participation de la jeunesse Africaine à la vie publique. Bravo, cher ami ! Je pense que tes idées ne tarderont pas à faire leur chemin non seulement dans les esprits mais dans la pratique du plus grand nombre et ce dans l’intérêt de la Démocratie et de l’Afrique qui en a besoin. Chose curieuse, – et, vu ton esprit rigoureux et dialectique, cela ne m’étonne pas de toi – à peine as-tu introduit le général que tu en fais une application particulière en me soumettant à une question sur la vie Démocratique béninoise. Ta question porte sur les marches de soutien au Président Yayi Boni et, avec la consternation d’un esprit confronté à une énigme, tu me demandes : “ Pourquoi un homme comme Yayi Boni, élu à 75% a-t-il encore besoin de marche de soutien ?” ; et plus loin tu ajoutes : “ Ce fait est d’autant plus consternant que nous n’avons eu droit qu’à ces marches de soutien exclusives depuis bientôt 5 ans que Yayi Boni est au pouvoir !”.
Eh oui ! cher ami, je partage ta consternation et, aussi banal que paraît le fait sur lequel elle porte, ta curiosité n’en est que plus heuristique. Car comme l’a dit Aristote, le savoir naît du questionnement et le questionnement de la curiosité, même et surtout sur des choses ordinaires. Oui, je dois avouer qu’à première vue, la chose est insolite : qu’un Président élu à 75% éprouve le besoin de marches de soutien, et que cette pratique, loin d’être exceptionnelle se soit érigée en habitude tout au long d’un mandat, voilà qui laisse perplexe ! Mais malgré le caractère insolite de la chose, on peut tenter d’apporter des éléments de réponse à ta question, et par-là rendre raison d’un fait dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est intriguant. On peut dire que soit, c’est parce qu’il veut réaffirmer sa force en la brandissant devant l’ennemi, l’air de dire aux opposants “ pas la peine de rêver, le peuple est de mon côté et n’en pince que pour moi!” De ce point de vue, il s’agit d’une sorte de réactualisation, d’un remake permanent de son élection-plébiscite, manière de marquer son territoire en passant pour le moteur privilégié sinon unique du peuple-électeur. Mais alors pourra-t-on dire, en quoi de telles marches sont-elles des marches de soutien ? Pourquoi le peuple doit-il soutenir un homme théoriquement élu par 3 Béninois sur 4 ? Le soutient-t-on contre le dernier quart ? Si tel est le cas, une telle manifestation, surtout dans son caractère récurrent, a quelque chose de tautologique et par-là même de pervers. Comme si un tigre passait son temps à crier dans la jungle “ je suis un tigre ! ” Yayi Boni n’a pas besoin de soutien car le soutien n’était-il pas déjà dans son élection, qui en l’occurrence confinait au plébiscite ? Soit, dira-t-on encore, peut-être en tant que major de la promotion Gnassingbé de la Haute Ecole Togolaise de l’Autocratie (HETA), Yayi Boni a gardé des restes de la culture de l’animation politique chère à son mentor.
Bref, cher ami on peut ratiociner à l’infini sur les raisons possibles de ce qui apparaît comme une bizarrerie logique mais là où le bât blesse c’est que les marches ne sont pas gratuites : les marcheurs, comme tous les gens que le pouvoir essaie de mettre en scène pour donner l’impression de noyer sous le soutien de la masse, sont rétribués. Ils émargent au compte du théâtre politico-médiatique dont la philosophie est basée sur la primauté des fantasmes du politique sur la réalité. C’est-dire l’idée que le peuple réel ne compte pas mais seule compte et reste efficiente en dernière analyse la représentation imaginaire qu’en donne l’autocrate. À partir de cette représentation frauduleuse, l’autocrate peut agir sur la réalité. À force de vous avoir montré tous les jours des marches de soutien en son honneur, son palais envahi par des zemidjan en uniforme, des chefs religieux autoproclamés, des roitelets de terroir douteux, il pourra passer de la représentation imaginaire à la réalité en s’octroyant aux élections un score fantaisiste qui serait, selon le consensus frauduleux instauré, la traduction de sa popularité imaginaire ! Et le tour est joué !
Oui, cher ami le théâtre est payant et c’est là où toute tentative d’explication des marches de soutien tourne court. D’ailleurs la pratique de payer des marcheurs pour étoffer les cohortes de manifestants n’est pas l’apanage du seul Yayi Boni. Et la spontanéité de maintes manifestations politiques, de quelque bord qu’elles proviennent, est à prendre avec des pincettes. Mais en ce qui concerne Yayi Boni dont c’est la grande spécialité, cela laisse pantois. Car encore une fois se pose la question de savoir, pourquoi un président élu à 75% se paierait-il des marches de soutien ? Cette question, comme tu le vois, mon cher Pancrace, est d’une nature légèrement différente à la première. Il ne s’agit plus de savoir pourquoi un homme élu à 75 % a besoin de marches de soutien, mais pourquoi ce besoin est si fort que cet homme se sente obligé de payer les marcheurs de soutien ? Sous cet angle, avouons-le cher ami, la bizarrerie que tu as relevée ne fait que s’aggraver. Peut-être dira-t-on que cet homme est riche si riche et généreux qu’il éprouve le besoin de partager sa fortune avec le peuple ? Peut-être que la marche est un nouveau genre d’emploi que le chef d’Etat a créé pour diminuer le taux de chômage ? Et que tous ces marcheurs sont des intermittents du théâtre politique national ? Mais, à son tour, cet argument de la générosité du chef de l’état tourne court puisque l’Affaire ICC Services et d’autres du même tonneau scandaleux révèlent les sources frauduleuses du financement de ces marches de soutien : l’homme a beau être banquier, il ne paie pas les marches de sa poche mais de sources occultes qui nourrissent la corruption. D’une façon ou d’une autre, on échoue à rendre raison de l’absurdité que tu as relevée. Sauf si on décide de retourner la boîte magique de l’illusionniste pour découvrir à l’endroit ce qu’on a l’habitude de voir à l’envers. Ce qui permet de poser la vraie question : Et si les fameux 75% de Yayi Boni en 2006 n’étaient que du pipeau ?
Mon cher Pancrace, après ce long développement, me diras-tu, je n’ai fait que remplacer ta question par une autre ; et l’un dans l’autre, ce n’est qu’une façon de déplacer le problème. Mais puisse tu voir, cher ami que ce déplacement a quelque chose d’heuristique, et nous donne à réfléchir non seulement sur le passé et le présent mais le proche avenir si chargé d’incertitudes et de menaces pour la paix ?
Merci pour ta confiance et l’honneur que tu me fais, en marge de tes activités de si haute portée collective, de partager avec moi tes soucis sur la marche de la vie politique nationale.
A bientôt
Binason Avèkes
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