I. Le Corps et l’Esprit
1. L’heure du réveil Matinal
Le tintement de la cloche géminée de Panligan était le signal du réveil pour le roi et ses épouses, mais du repos pour les eunuques, la garde royale, les préparateurs de grigris, toutes les personnes enfin qui, dans le Palais, avaient veillé, toute la nuit, sur le sommeil de l'Idole des Danhomênous et de tout le personnel féminin du Palais. S'attarder sur la natte dans leur case ou demeurer aux côtés de la Panthère après le deuxième chant du coq et la tournée de Panligan qui donnait le dernier avis du réveil, serait un sacrilège de la part des épouses royales — crime puni d'abord de fustigation puis de détention dans le Palais, s'il se renouvelait, et d'emprisonnement dans la prison de Cangbodé, voire de mort en cas de récidive qui signifiait l'intention bien arrêtée de nuire à la personne du roi. C'est que l'Idole des Danhomênous serait souillée de ce fait et devrait s'abstenir, toute cette journée, d'approcher les « Jêhos[i] » de se présenter aussi sur les tombeaux des rois et même de toucher ses grigris. Or tout manquement aux devoirs journaliers envers les ancêtres attirerait des malheurs sur le coupable et des calamités sur le royaume; manier un grigri en cas d'impureté, serait lui faire perdre son efficacité, se priver de sa protection et devenir une proie facile pour les nombreux ennemis du trône.
2 Interdictions et tabous
Toucher à tout autour de soi et parler aussitôt son réveil, c'est-à-dire avant de s'être purifiée, par des ablutions, de la souillure que la nuit étendait toujours sur les femmes, constituait encore un sacrilège. Aussi les Epouses royales passaient-elles vite, et silencieuses, de leur chambre au réduit aménagé, dans le quartier de leur logement, pour la toilette purificatrice du point de jour et qu'elles nommaient par euphémisme : le nettoyage des pieds, comme on traduisait aussi l'inconduite d'une femme par l'expression : « Egarer ses pieds dans la brousse.. » N'est-ce pas qu'une telle personne était sortie vraiment d'une voie sûre pour se risquer au milieu des épines, des embûches et des périls de la brousse?
Les femmes absolument obligées de parler ne devaient pas ouvrir la bouche : elles se bornaient à murmurer.
Chaque servante terminait, tous les soirs, son travail par la corvée d'eau servie dans la salle de toilette pour sa maîtresse : des cruchons, des jattes en terre cuite et de petites calebasses étaient rangés, au pied du mur, dans un ordre que les propriétaires reconnaissaient et qui était celui de leur arrivée dans le Palais.
Toujours pour des raisons de souillure, le roi n'égarait jamais ses pas du côté de ces salles de toilette éloignées de tout logement et qui étaient réservées aussi pour les femmes à l'époque de leur impureté lunaire. Mais rien n'empêchait le roi de risquer un regard curieux vers les salles de bain de ses épouses.
Le réveil a été quelque peu pénible ce matin pour le roi et certaines de ses épouses : une délibération importante avait retardé leur coucher.
L'on frappait, au retour de la toilette, sur les portes des compagnes qui dormaient encore. Des retards pour la toilette matinale étaient fort rares : l'habitude était prise en effet, depuis la puberté, de quitter la natte au troisième chant du coq au plus tard. Et puis ne savait-on pas qu'ici de sévères sanctions punissaient toute nonchalance? Même les malades devaient se transporter dans la salle de toilette. Seules les personnes qui ne pouvaient se déplacer procédaient à l'ablution purificatrice dans leur case, aidées de leurs compagnes.
3. Purification des lieux
Aussitôt après la toilette, de rapides coups de balai chassaient au dehors la souillure que les pieds non lavés avaient déposée sur le sol au sortir de la natte.
Les servantes, revenues de la salle de toilette pour jeunes filles, procédaient au nettoyage minutieux de la case, puis de la cour.
Le passage conduisant de la chambre du roi au mausolée de son prédécesseur était vite nettoyé par la plus jeune de ses épouses qui avaient eu l'honneur de son coucher cette nuit. Le roi ne franchirait la porte de sa chambre qu'assuré qu'il ne rencontrerait aucune souillure sur son passage. Certaines maladies du roi seraient l'indice de la non-observance, par ses épouses, de la coutume très rigoureuse de purification quotidienne. Si l'oracle confirmait la faute, l'auteur en était cherchée avec soin. Découverte, elle expiait son crime par une mort brutale. Les chefs féticheurs procéderaient ensuite à un grand exorcisme du Palais, puis de toute la capitale et même de tout le royaume si l'oracle le jugeait nécessaire.
L'eau qui venait de purifier sommairement le corps déliait aussi, pour ainsi dire, les langues. On échangeait des mots de salutation en s'abordant, les jeunes baisaient la terre et y frappaient le front aux pieds des anciennes; les servantes recevaient à genoux des ordres de leurs maîtresses. Les reines désignées depuis la veille pour réveiller le roi et former son cortège dans ses apparitions aux hauts dignitaires dans le palais ou aux courtisans sur la place de Singboji, prirent leur bain puis se parèrent avec soin pour être dignes de leur époux au moment de son apparition au peuple.
4. Silence et Paroles de l’Aube
Cependant, les femmes en qui les mères des rois étaient déclarées officiellement réincarnées, les Représentantes aussi des Mères de Migan et de Mêwou, toutes les femmes enfin consacrées pour une fonction religieuse dans le Palais — celle d'offrir des sacrifices quotidiens aux ancêtres ou aux grigris — observaient encore le plus grand silence. Leurs premiers mots seraient des prières au pied des mausolées, sur les tombeaux ou devant les grigris pour demander que le jour qui pointait fût des plus heureux pour le Danhomê et son Idole.
Les sacrificatrices, choisies toutes parmi les princesses réputées pour leur vie de dignité et en qui le grand âge avait, au surplus, apaisé les sens, se rendaient, vêtues et coiffées de blanc, au lieu du culte ; des servantes à l'innocence reconnue portaient les offrandes dans des corbeilles ou des calebasses : l'eau puisée religieusement depuis le premier chant du coq à la source sacrée de Dido, une capsule de poivre meninguette, des noix de cola et une bouteille d'une fine liqueur des Blancs; l'huile de palme, des poulets ou des cabris étaient offerts aux grigris qui en consommaient.
Chaque gardienne de tombeau abordait la chambre de sommeil avec une crainte religieuse; elle franchissait à genoux la porte, très basse d'ailleurs, et rampait vers le lit dressé au milieu de la pièce pour le roi défunt, évitant de faire du bruit susceptible de troubler le sommeil de l'ancêtre. Elle se faisait très humble et. frottant une paume contre l'autre après avoir baisé la terre et y avoir frappé le front, elle célébrait, dans d'interminables sentences prononcées à voix sourde, la puissance et la gloire du défunt, puis, avec une grande ferveur, appelait ses bénédictions sur le trône de Houégbaja, sur le successeur qu'il y a installé, sur tout le Danhomê enfin auquel l'ancêtre ne pouvait manquer de s'intéresser s'il voulait que son nom fût toujours sur les lèvres des vivants et qu'ils honorassent grandement sa vénérable mémoire.
Les eunuques et les jeunes filles innocentes présentaient les offrandes aux grigris.
5. Le Réveil du Roi
Des reines groupées dans la cour, face à la chambre du roi, frappaient en cadence le «
hayé[2] » contre la paume gauche pendant que l'une d'elles chantait :
Qu’on Réveille le Roi
Et qu'il vienne entendre le langage de « hayé » !
Qu'on le réveille!
Et qu'il vienne entendre le langage de « hayé » !
Tu n'as que le langage qu'on t'impose[3]
..
La chanson était reprise en chœur. Trouvant que le roi tardait à apparaître, la reine chantait de nouveau :
Serais-tu couché? (bis)
Le combattant ne doit pas s'abandonner à la douceur du sommeil !
Le chœur entonna ce couplet.
Le Maître de l'aurore se montra au seuil de la chambre. Toutes ses adoratrices s'en réjouirent. Elles s'agenouillèrent, le saluèrent et s'informèrent s'il avait eu le sommeil reposant, elles faisaient des vœux pour son bonheur dans la journée qui commençait.
La familiarité d'époux et les caresses d'épouses prenaient fin avec la nuit. Le roi rendu au Danhomê dès le point du jour devait être vénéré à cause de ses augustes fonctions qui commençaient avec l'aurore. Sa volonté, qui pouvait recevoir la nuit toutes sortes de contradictions dans l'intimité de ses épouses, devenait maîtresse avec le jour qui se levait.
II. Espace et Temps
1 Sacrifice humain, Purification Cosmique
Le premier ministre, Migan Atindébacou, arriva dans le Palais escorté de quatre hommes dont trois étaient, comme lui, d'une haute taille et d'une forte carrure : c'étaient ses aides dans ses fonctions secondaires de justicier à la cour et de victimaire au moment des sacrifices journaliers ou annuels aux ancêtres. Deux de ces serviteurs encadraient un captif de guerre aux bras ligotés sur le dos, les poignets joints.
Le troisième aide du sacrificateur portait un cimeterre, un sachet de raphia et un paquet de nattes funèbres faites en moelle de nervures des feuilles de palmier-raphia.
La suite du ministre s'arrêta dans la première cour. Un des gens du corps, eunuques armés pour défendre la porte conduisant dans la cour de « Jêho », avisa les jeunes guerrières de la garde royale et parmi lesquelles étaient choisies des portières pour l'intérieur du Palais.
Le roi vint rencontrer son premier ministre devant le mausolée d'Agonglo. Migan se prosterna et forma, en se couvrant de terre, des vœux de longévité, de victoire et de bonheur pour son souverain.
Le ministre retourna dans la première cour et revint aussitôt avec son escorte. Il fit agenouiller le captif face au mausolée. Ses serviteurs s'aplatirent dans la poussière à quatre pas en arrière.
La large lame du cimeterre de Migan déchira le sombre voile de l'aurore et s'abattit sur la nuque du captif. Sa tête roula à trois pas. Le tronc se redressa et se jeta violemment à terre sur le dos, le corps se tordit, les muscles claquèrent, les talons battirent frénétiquement le sol.
Le roi et le victimaire s'étaient mis à l'écart.
Trois ou quatre râles bruyants, puis ce fut le silence et l'immobilité.
Migan tâta le sol au chevet de la victime; puis il apprit au roi : « La figure de l'aurore a été bien lavée; elle ouvrira bientôt la porte au soleil : l'abondance du sang fait augurer une heureuse journée. »
Les aides du sacrificateur empaquetèrent le cadavre et enfermèrent la tête de la victime dans le sachet puis sortirent du Palais par la porte de Ganhohi, et allèrent jeter le corps dans le fossé dont Agaja avait ceint la ville pour la défendre contre les invasions des Ayonous. La tête serait bouillie puis débarrassée de sa chair et ajoutée à l'imposant monceau qui s'élevait dans la cour de Migan.
2. Purification de l’esprit du Roi : Communion avec l’espace et le temps
Le roi se retira dans sa case de grigris; il se lava la figure avec une eau lustrale, puis lécha deux ou trois poudres et prit quelques gorgées de trois ou quatre différentes eaux lustrales en prononçant des invocations propres à faire agir ces grigris.
(…)Les rares Danhomênous qui égaraient leurs pas dans le voisinage du Grand Palais, à l'aurore, se disaient, à la rumeur du Palais, que le Danhomê s'éveillait joyeux, partant sous un heureux signe...
[i] littéralement Chambre de perles. C'est un autel élevé Ji la mémoire d'un roi et au pied duquel on lui sacrifiait. La terre i-n était pétrie, dit-on, avec de l'huile de palme, le sang des victimes humaines et mélangée de pièces d'or et de perles, d'où son nom de chambre de perles
[2] Hayé : Instrument de musique consistant en une gourde à long col
étroit et habillée d'un filet cousu de fins cauris ou de vertèbres de
serpent. Il sert à marquer la cadence dans un chant
[3] Tu ne dois pas faire ta volonté, mais celle de tes ancêtres et de ton conseil
Binason Avèkes
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