Nous sommes arrivés à Ajalato deux heures plus tard, et le soir était tombé. Après avoir franchi la dernière montée, le taxi nous a déposés à l’entrée du village, juste en face de l’hôpital et nous avons fait le reste du chemin à pied. Sur notre route, à part les voitures qui venaient d’Attogon et qui allaient vers Sokou, nous n’avons pas rencontré beaucoup de monde. De loin, nous parvenaient des bruits de tam-tam et les cris des habitants, et des barrissements qui ressemblaient à la voix des zangbétos. Zhalia et moi nous avons longé la route principale en nous tenant par la main et mon cœur battait très fort pour plusieurs raisons. Mon cœur battait parce que j’étais enfin de retour dans mon village, après plusieurs mois de voyage dans le monde à la recherche de Montcho ; il battait aussi parce que j’étais impatient de voir ma famille, et je voulais savoir ce que Montcho avait fait à son retour au village et s’il avait vendu ou non les colliers de la foi de notre clan et si oui pourquoi. Quand nous avons été proches du centre du village, les bruits étaient devenus très forts et nous pouvions entendre distinctement les voix des gens et il y avait une grande fête de Zanbgéto sur la grande place des fêtes. Pour éviter la foule, nous prenons le chemin de Ahitô qui passe devant le marché. Les maisons étaient fermées et dans le marché, il n’y avait personne, ce qui était inhabituel parce que d’habitude, le marché se tenait jusque tard la nuit. Je pensais que les choses avaient changé depuis mon départ, ou peut-être c’était à cause de la fête des zangbétos et de toute manière la sortie des zangbétos était aussi une chose bizarre car cela ne faisait pas vraiment partie de nos traditions. Au bout de la rue, j’ai quand même trouvé une lumière et je me suis dirigé vers elle. Arrivé devant l’endroit éclairé, j’ai vu que c’était l’atelier de Mèhou le sculpteur du village, et le vieil homme était seul avec une lampe allumée sur son comptoir ; il sculptait son dernier masque de la journée. Zhalia et moi nous sommes entrés dans l’atelier. En entendant les bruits de nos pas, Mèhou a ôté les yeux de son ouvrage et a regardé dans notre direction. Il nous regardait fixement d’un air étonné, et je dis :
« Mindahô Mèhou, c’est bien moi.
— Toi qui ?
— Mais enfin, mindahô Mèhou, c’est moi, Dah Kpossouvi.
— Dah! Mahu soit loué, je n’en crois pas mes yeux ! »
Ayant dit ça, le vieux Mèhou dépose son ouvrage et m’accueille les bras ouverts. Ensuite, il ferme sa boutique et me conduit à l’intérieur de sa demeure à cause des regards indiscrets. Sur le coup, j’étais loin de deviner pourquoi il avait peur que les autres personnes nous voient, mais je n’ai pas eu le temps de lui demander. Tout juste après qu’il nous a donné à boire comme le veut l’usage, Mèhou se met à me raconter comment les choses se sont passés. Sa voix était grave :
« Dah, soyez le bienvenu. Mais dans quel pays revenez-vous ? Quelle famille ? Ah, un pays ruiné par la folie d’un Abikou, une famille décimée par la jalousie, l’envie sans limite de la chose d’autrui.
» Ce que je vais vous dire Dah n’est pas chose facile à entendre mais si vous l’entendez, alors peut-être pouvons-nous sauver ce qui peut l’être de la dignité de notre village, et de l’honneur de la famille Kpossouvi que tout le monde respectait ici avant votre départ quand cet Abikou de Montcho a disparu et vous êtes parti à sa recherche parce que vous croyiez qu’il vous sera utile. Il y a trois mois, ce village avait encore son âme. Maintenant, à part Bokonon Fiogbé, le devin de votre famille et moi-même, il n’y a pas grand monde qui se doute que nous ayons perdu notre âme depuis que Montcho est revenu de l’étranger. C’est qu’entre temps, le poison de l’argent est passé par-là avec la peur de l’empoisonnement qui est la seule réponse que Montcho et ses hommes savent proposer à ceux qui osent les questionner sur leurs actes. Et ces actes, Dah, sont des plus barbares que notre village ait connus depuis des temps immémoriaux.
» À son retour de l’étranger, Montcho a réuni les membres de votre famille au grand complet et leur a dit que vous étiez mort. À l’en croire, il vous aurait vu au pays des morts et vous lui auriez dit de prendre vos femmes, votre trône de Dah Kpossouvi, et toute votre propriété. Au début les gens n’avaient pas cru et Bokonon Fiogbé a interrogé le fâ et le fâ n’était pas du tout de cet avis mais Montcho a commencé à faire à sa tête. Il était revenu avec de l’argent, beaucoup d’argent. Et il était riche comme jamais personne ne l’a été à Ajalato. Avec son argent, il a acheté vos demi-frères et les membres du conseil de famille et il est devenu le chef de la famille Kpossouvi quand bien même une seule goutte de sang de Kpossouvi ne circule dans ses veines, et il se fait appeler Dah Kpossouvi, ah, quelle idée ! À partir de ce moment, les choses ont changé dans votre famille et dans tout le village. Montcho s’est arrangé pour prendre aussi le titre du chef de village. Pour cela, il n’a pas eu à faire grand bruit. C’est le chef du village lui-même qui lui a laissé son titre moyennant une forte récompense. Mais dans votre famille les choses ne se sont pas passées sans heurt. Une fois qu’il s’est proclamé Dah Kpossouvi et chef du village, il avait besoin de femmes. Il n’y a pas de maison ou de familles dans le village où Montcho n’ait une ou plusieurs femmes. Dans bien des maisons, il a épousé à lui seul plusieurs sœurs au mépris de nos mœurs. Malgré les dizaines de femmes qu’il a eues par son argent et le rang qu’il s’est donné grâce à son argent, il se montre insatiable parce que c’est lui-même qui fabrique son breuvage de la joie et pour en boire, il n’y va pas par le dos de la cuiller.
» Dans son insatiable appétit de femmes, et sa volonté de ruiner votre famille, comme il fallait s’y attendre, Montcho s’est attaqué à vos femmes et aux femmes de votre famille. Tout d’abord, chose vraiment étrange, il est allé ramener dans le village Nan-Guézé, l’ancienne femme de feu votre grand-père, Dah Hounwadan Kpossouvi, et il prenait fierté à montrer à tout le monde que Nan-Guézé était sa maîtresse. Mais cela n’a pas duré parce que Nan-Guézé était une femme de tempérament vif et ils se sont querellés et quelques jours après, Nan-Guézé est repartie comme elle était venue. Montcho n’a pas vraiment couru après Nan-Guézé. À vrai dire, ce n’était pas son souci, Nan-Guézé, tout ce qu’il voulait c’était montrer à quel point il avait du pouvoir et il se moquait de la famille Kpossouvi. C’est pour ça qu’il s’est attaqué à vos femmes. D’abord, il a commencé dans les règles de la tradition. Et il a fait venir un autre Bokonon, un homme de Tindji et l’homme a fait dire à son fâ que tous les ancêtres des Kpossouvi bénissaient la reprise de vos femmes par Montcho en sa qualité de chef de famille et que cela correspondait à votre volonté. Dah Fiogbé et moi-même nous n’étions pas de cet avis. Nous pensions que tout cela n’avait rien à voir avec la volonté des ancêtres, nous ne croyions pas un traitre mot de ce qu’il a raconté sur votre mort. Et d’ailleurs, nous redoutions cet événement car, s’il y a une seule chance de sauver notre village et votre famille, la plus honorable de ce village, c’est dans votre vie que se trouvait cette chance et nous le savions bien.
» Et puis, il y a eu l’hécatombe, cette horrible tuerie de toutes vos femmes qui ont résisté à Montcho. C’est très pénible à évoquer Dah, je le sais, mais il faut bien que je vous dise ce qui est arrivé en votre absence puisque de tout notre village, il ne reste pas grand monde qui ait gardé son âme. Le monstre a fait empoisonné vos femmes une a une ainsi que vos enfants. De toutes, il n’y a plus qu’une dizaine en vie. Toutes les autres ont été empoisonnées par les hommes de Montcho. Et ils ont tué vos enfants de la même façon, tous vos enfants sans exception, même ceux des femmes qui se sont laissé faire en acceptant de coucher avec Montcho. Seule votre mère a eu grâce à ses yeux, mais ce n’était qu’une demi-grâce car Nanga est emprisonnée dans une chambre obscure avec votre sœur et, jour et nuit, elles sont maltraitées, battues et mal nourries.
» Et voilà où on en est arrivé depuis que par amour pour lui, vous êtes parti à la recherche de Montcho et vous avez laissé vos femmes et vos enfants. La vie du village ne s’est pas améliorée bien au contraire, vous avez vu le spectacle de zangbéto que Montcho impose à tous ! Qu’avons-nous à faire avec les zangbéto ? Sommes-nous de Calavi, de Ganvié, ou même de Hogbonou ? Ce n’est pas vraiment des choses de notre tradition surtout pas au point de fermer les marchés et d’interdire les autres cultes et pourtant c’est ce que nous impose notre nouveau chef et les âmes endormies de notre village acceptent cela de bon cœur parce que de mémoire d’Ajalatonou personne n’a jamais vu un chef aussi riche. Même si personne ne se demande où Montcho a pu trouver cet argent.
» Mais Bokonon Fiogbé et moi nous ne croyons pas à cette richesse qui tombe du ciel, comme nous n’avons jamais cru à votre mort. Pendant votre séjour dans le monde, vous qui étiez le demi-frère des dieux, à un moment donné, vous avez dû voir que vos pouvoirs avaient disparu. C’est Bokonon Fiogbé qui vous a enlevé ces pouvoirs et, aussi étrange que cela puisse paraître, il vous a enlevé ça pour vous protéger. Voici pourquoi, Dah Kpossouvi : Montcho a exigé de lui de vous les prendre. Et il a dit que si jamais votre esprit mort revenait au village, il se transformerait en léopard pour vous dévorer. Or il y a des pouvoirs que l’argent n’achète pas ! Tous les pouvoirs, sont aux mains de Bokonon Fiogbé, même le kanlinbô qu’il possède, sont des pouvoirs qui lui ont été transmis par le devin de votre famille. C’est pour lui faire croire qu’il les a tous que le devin vous les a enlevés et les lui a présentés un jour et il a essayé ça lui-même et il est maintenant sûr que vous ne les avez pas. Mais il ne se doute pas que Bokonon Fiogbé n’est pas du même bord que lui, malgré tout l’argent qu’il lui a donné et auquel le saint homme n’a pas touché mais qu’il a seulement accepté juste pour faire le change.
» Ah, encore une fois, soyez le bienvenu au pays ! Dah Kpossouvi, que de fois n’avons-nous pensé, Bokonon Fiogbé et moi, à ce retour, à votre retour salutaire pour votre famille, notre village et pour tous les Adjahoutovis. Et oui, j’allais oublier, il y a aussi un homme qui a cru en votre vie et cet homme n’est pas né dans ce pays mais il est de ce pays : c’est Monsieur Brieux le Blanc qui soigne les pauvres, et qui aime notre village et son histoire. Maintenant que tous le village est réuni autour des zangbétos et Montcho et sa garde sont au spectacle, je crois que vous avez la voix libre, vous pouvez aller voir Monsieur Brieux parce que c’est chez lui seul que Montcho n’ose pas envoyer ses terribles gardes pour commettre leurs crimes abominables et lui seul pourra vous protéger, vous et votre ravissante compagne en attendant de voir ce que nous allons faire, pour redonner leur âme à notre village et à ses habitants égarés... »
Extrait de À Travers les Jungles de ce Monde, de Blaise Aplogan, à paraître…
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