IV. Gloire et Misère Diplomatiques du Chacha Julian de Souza, sous le Roi Glèlè
Pendant qu'il traitait avec nous, Glé-Glé avait failli avoir maille à partir avec les Anglais, mais il s'en tira fort bien comme on va voir. Un des princes royaux, —je crois que c'était le futur Béhanzin, — avait vu un jour à Ouidah, chez un commerçant britannique, une pièce d'étoffe qui lui plut. Quelques semaines plus tard, revenant dans la même localité, il commanda qu'on allât lui quérir ce coupon. — Je ne l'ai plus, répondit le gérant de la factorerie, je l'ai vendu et c'était mon unique échantillon. Fureur du prince qui prend cette réponse pour une défaite et une insolence; perquisition dans la factorerie et arrestation de l'agent auquel on inflige le plus grand outrage que puisse recevoir un blanc, celui de le déchausser. Tous les Européens protestèrent énergiquement et
une lettre fut envoyée au chef de la station navale anglaise de l'Atlantique. Assez contrarié de cette affaire, Glé-Glé ordonna la mise en liberté du commerçant. Mais la lettre était arrivée à son adresse et aussitôt une frégate avait mis le cap sur Ouidah. Dès son arrivée en rade, le commodore fit connaître qu'il exigeait, sous peine de blocus, une indemnité de deux mille livres sterling. Glé-Glé se fit expliquer ce que les blancs entendaient par blocus et, lorsqu'il l'eut compris, il déclara que non-seulement il ne donnerait pas un centime, mais encore qu'il opposerait au blocus maritime le blocus terrestre; et sans autre forme de procès, il interdit toute communication entre les factoreries situées sur la plage et l'intérieur du pays. Les transactions furent arrêtées et les négociants ne tardèrent pas à entrevoir les approches de la famine. Ils firent une démarche collective auprès du commodore pour le supplier de lever le blocus et de s'en retourner. Ils n'obtinrent que cette réponse : — J'ai reçu l'ordre de ne pas m'en retourner avant d'avoir touché deux mille livres sterling, et je resterai ici jusqu'à ce qu'on me les ait comptées. — Mais, commodore, dans quelques jours nous n'aurons plus de vivres ; nous allons mourir de faim. — Soyez persuadé, gentlemen, que je regretterai très sincèrement, oh oui, très sincèrement ce triste accident. Malheureusement, mes instructions sont formelles et ma volonté est immuable. Les représentants des maisons de commerce n'avaient plus qu'un seul moyen de se tirer de leur position critique : c'était de se cotiser et de payer de leur poche les deux mille livres. Ils s'y résignèrent et s'en furent porter la forte sommé au commodore. — AU right! dit ce dernier. Immédiatement, il leva l'ancre et gagna la haute mer. Le lendemain, par ordre du roi, les chemins redevinrent libres.
Cette affaire, dans laquelle il avait positivement roulé les blancs, augmenta beaucoup l'orgueil, déjà si grand, de Glé-Glé et lui donna une haute opinion des capacités diplomatiques de celui auquel il avait confié le soin de la conduire. Cet agent n'était autre que le « chacha » de Ouidah. On appelait ainsi un vice-roi dont la fonction héréditaire était, depuis plusieurs générations, exercée par la famille brésilienne des da Souza. Julian da Souza, chacha en exercice, devint dès lors persona grata auprès de Sa Majesté. On le consultait sur toutes choses : pour.un oui ou pour un non, un récadaire (messager royal) venait l'inviter à se rendre à la cour. Comme c'était un garçon fort intelligent, possédant quelque instruction et très supérieur à tous ceux qui l'entouraient, il ne manqua pas d'exploiter la situation et de la monnayer. Malheureusement, il ne sut pas se borner et l'appétit lui vint, par trop vite, en mangeant. Encouragé par ses premiers succès envers les Anglais, il voulut se lancer dans la politique transcendante et s'aboucha avec le gouverneur de San Tomé, auquel il déclara que le roi du Dahomey implorait le protectorat portugais. — Voilà ce que j'appelle une bonne idée, répliqua le gouverneur, je vais préparer un petit traité. Il envoya un officier porteur d'un projet de convention qui contenait des clauses très formelles. Le chacha, conduisit lui-même ce plénipotentiaire à Abomey, le présenta au roi, et, comme il était le seul à pouvoir interpréter la langue portugaise, il se chargea de traduire l'instrument diplomatique, mais il le fit d'une façon si peu littérale, que le mot « protectorat » fut remplacé par celui d' « amitié réciproque ». Glé-Glé trouva ce papier fort bien rédigé, exprimant de fort bonnes intentions, et, sans hésiter, il y apposa sa croix. Quelque temps après, le pavillon portugais flottait sur tous les points habités de la côte. Lé roi ne vit rien d'anormal dans cette manifestation qu'il prit pour une politesse : les maisons de commerce n'avaient-elles pas l'habitude d'arborer les dimanches et les jours de fêtes le pavillon de leur société ? Mais la thèse changea du tout au tout quand une garnison portugaise vint s'installer dans le fort dont la cession figurait au nombre des clauses onéreuses du traité et lorsque des agents portugais firent mine de s'occuper de l'administration du pays. A la stupéfaction, succéda bientôt, chez Glé-Glé, une explosion de colère... noire. Il demanda des explications: on lui répondit qu'on ne faisait qu'exécuter le traité ratifié par lui et organiser le protectorat qu'il avait lui-même sollicité. Le roi comprit qu'il avait été trahi : une nouvelle interprétation du texte portugais lui donna la preuve du mensonge de l'effronté chacha. Mais, en bon nègre, il dissimula, afin de ne point donner à sa future victime la pensée de s'échapper ; il n'adressa aucune question au chacha et feignit d'accepter les faits accomplis.
Au bout de quelques jours, il manda celui-ci à Abomey suivant la forme ordinaire par un message très amical. Julian da Souza partit, en grande pompe, se croyant plus en faveur que jamais, et persuadé qu'il amènerait facilement son maître à apprécier les beautés du protectorat. Il ne revint pas d'Abomey. Ses biens furent confisqués et la toiture de sa maison fut arrachée, signe de ruine et de disgrâce définitive. La dignité de chacha fut supprimée. Glé-Glé, en tirant une pareille vengeance de son ancien vice-roi, ne dénonçait pas seulement le traité de protectorat; en outre il attentait à la personne d'un lieutenant-colonel de l'armée portugaise, car ainsi que je l'ai dit, ce titre avait été régulièrement conféré au chacha. Mais le Portugal avait précisément alors des difficultés avec le cabinet français, à propos de ce même protectorat, puisqu'un traité antérieur nous avait cédé le port de Cotonou. Ce gouvernement pensa qu'une guerre, déclarée dans ces conjonctures, pourrait l'entraîner dans des complications fâcheuses, et que l'amour-propre national ne saurait se sentir atteint par les faits et gestes d'un nègre. Comme il avait hissé ses pavillons, il les amena ; il ordonna à ses agents de plier bagage, et les protecteurs abandonnèrent leur protégé sans récrimination de part ni d'autre. Pour la seconde fois, Glé-Glé se moquait des blancs. Ce succès toutefois fut une victoire à la Pyrrhus, car il devait causer la ruine prochaine de son empire et de sa maison, en l'engageant à jouer avec nous un jeu analogue à celui qui avait si bien réussi avec d'autres.
Paul Mimande, «L'HÉRITAGE DE BÉHANZIN», Paris, 1898
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