II. À Propos de Glélé, sa Philosophie et son Économie Politiques
Ce Glé-Glé a été une manière de Louis XIV nègre, puissant, redouté de ses voisins, entouré d'une cour nombreuse très domestiquée, tenant courbés sous sa main de fer les nobles et les vilains, les féticheurs et les guerriers. C'est une figure qui n'a pas eu de cadre. Son règne de trente-et-un ans (1858-1889) marqua, pour le Dahomey, la période la plus brillante au double point de vue de la prospérité matérielle et de la prépondérance. Intelligent, actif, plein d'orgueil, ce roi fut le premier qui entra en relations officielles avec les gouvernements européens et qui conclut avec eux des traités. N'allez pas croire, cependant, qu'il eût étudié l'économie politique dans les ouvrages de Bastiat, de Léon Say et de M. Leroy-Beaulieu et qu'il ait cherché à apprendre la diplomatie d'après Metternich et Palmerston. Son ignorance, au contraire, était profonde et il n'obéissait qu'à son instinct. Il avait établi un système financier très simple, mais très efficace, qui consistait à adjoindre toujours un bourreau à ses collecteurs d'impôts, à combler ou à prévenir les déficits au moyen de confiscations bien choisies et à se créer, un fonds de réserve avec les ventes d'esclaves.
En tant que diplomate, il avait adopté pour principes le mensonge et le mépris de la parole donnée. Ces éléments ne sont peut-être pas de nature à constituer le prototype du monarque, tel que nous le concevons ; mais nous parlons de gens qui vivaient sur la côte occidentale d'Afrique. Il convient de mettre à l'actif de Glé-Glé l'organisation d'un corps de troupes très original : les « femmes de guerre » (agoledjié), que nous avons assez improprement appelées Amazones., en souvenir des vierges de Thémiscyre. Glé-Glé s'était fait ce raisonnement plein de sagesse : tout souverain absolu qui a le bras un peu lourd et le coupe-coupe facile à besoin d'une garde du corps qui le préserve de la mauvaise humeur de ses sujets ; mais précisément pour ce motif, il doit la soustraire à toute influence populaire. Ceci posé, un très bon moyen serait d'élever de jeunes captifs, de se les attacher par des bienfaits et de les armer quand on serait bien sûr d'eux. Ces soldats auraient tout intérêt à veiller sur les jours de leur protecteur, puisque, en le perdant, ils perdraient la liberté. Mais quel énorme sacrifice d'argent ! Non seulement leur entretien serait fort coûteux, mais ce serait encore enlever au trafic national trois ou quatre mille adultes d'une grande valeur marchande. Or un bon monarque doit se préoccuper des intérêts du commerce. Si, de toutes les combinaisons on écarte les hommes, que resta-t-il ? les femmes. Ayant découvert cette idée, le roi la creusa, et plus il la creusait, plus elle lui apparaissait lumineuse et pratique. En formant une phalange de guerrières, au lieu d'une cohorte de guerriers, il réalisait deux avantages d'ordre supérieur : la sécurité, l'économie. Le procédé d'exécution était peu compliqué ; il suffisait de choisir des jeunes filles esclaves dont la valeur était minime, de les affranchir et de les enrôler dans le harem, ce qui, subsidiairement, procurait un troisième avantage d'un caractère spécial. Elles donneraient la garantie d'une triple fidélité : celle de l'esclave libéré, celle du soldat, celle de l'épouse. Les déductions de Glé-Glé se trouvèrent justes, et la nouvelle « arme » donna des résultats très satisfaisants ; tout le monde sait que pendant la campagne de 1893 nos troupes ne rencontrèrent pas d'adversaires plus redoutables, plus vaillants, plus tenaces que les bataillons féminins dont plusieurs accomplirent de vrais prodiges de bravoure. L'expérience de la femme-soldat, tentée sous nos yeux, semble aussi concluante que celle de la femme-médecin que l'Amérique à classée depuis longtemps parmi les faits acquis. Comment comprendre que nous en soyons encore à la théorie du bonhomme Chrysale : Faire aller son ménage... Doit être son étude et sa philosophie... alors surtout que nous possédons un stock si considérable et si encombrant de dames et damoiselles déjà, par nous-mêmes, désignées sous le nom de vieilles gardes ? Voilà, si je ne me trompe, une très bonne plate-forme de revendications pour les ligues féministes. Glé-Glé créa pour ses régiments d'amazones des grades variés : général (gao), capitaine (aouaigan), etc., ainsi qu'un uniforme composé d'une culotte bouffante en toile, d'une jupe courte, d'une ceinture supportant la poudrière, et, dans les grandes cérémonies, de deux petites cornes argentées posées sur la tête en guise de casque. Une queue de cheval fut l'insigne du généralat. Ce costume se portait constamment en temps de guerre ; mais, durant la paix, les amazones reprenaient, chaque jour, après la manœuvre et la parade, les vêtements de leur sexe ; elles redevenaient femmes aussitôt qu'on avait rompu les rangs. Comme bien on pense, il avait fallu faire des règlements spéciaux, notamment prévoir des cas d'exemptions ne figurant point dans le « service intérieur », tels que celui nécessité soit par l'état pathologique, appelé intéressant, soit par l'inéluctable et heureuse conséquence d'icelui. Je n'ai pas entendu dire qu'il en fût résulté la moindre gêne. D'ailleurs, les amazones de Glé-Glé étant au nombre de 3.000, le chiffre des indisponibles pour les causes que je viens de dire a dû être, sur l'ensemble, tout à fait insignifiant. On les arma de fusils à pierre importés par les Allemands et les Anglais (quelle fabrication je vous le laisse à deviner) : c'était le dernier cri, en Afrique occidentale, de la balistique dévastatrice. On les munit également de sabres recourbés, à lame courte, et de casse-tête en bois garnis de fer. Quand le roi se fut ainsi procuré une troupe d'élite entièrement sûre, admirablement disciplinée, très bien exercée, il se sentit tout à fait garanti contre les défaillances possibles du dévouement de ses ministres et du loyalisme de ses peuples. Cette fois, il était bien le maître absolu des hommes et le dispensateur incontesté des choses ; la vie et la liberté de ses sujets lui appartenaient au même titre que leurs champs et il ne leur concédait des unes et des autres qu'un usufruit, toujours révocable. Unique et immanent héritier de toutes les fortunes, il ne permettait au fils de succéder à son père que par faveur et tolérance ; son système était à la fameuse doctrine de la reprise légale ce que le dèmi-tour à gauche est au demi-tour à droite : la même chose et tout le contraire. Il régnait donc sur un peuple de prolétaires et, devant lui, toutes les distinctions sociales s'effaçaient pour ne laisser paraître qu'une égalitaire servitude ; grands seigneurs et pauvres diables rivalisaient dans l'art de se jeter à plat ventre, de baiser le sol aussi dévotement qu'un musulman de Pontarlier et de se faire couvrir la tête de poussière rouge, fertile en insectes. Je dois dire qu'il n'abusa pas trop de ce pouvoir sans limites ; pasteur soucieux de la conservation numérique de son troupeau, il s'appliqua constamment à se procurer au-delà de ses frontières le bétail humain dont il avait besoin pour ses ventes d'esclaves et pour ses hécatombes religieuses. Mais ce genre de rentrées ne s'opérant qu'au prix de quelques efforts, il dut guerroyer beaucoup ; son esprit belliqueux y trouvait, d'ailleurs, autant de satisfaction que son esprit mercantile. Tous ses voisins furent rançonnés sans pitié, entre autres, comme je le dirai plus loin, le roi de Porto-Novo. Les sacrifices humains, auxquels je viens de faire allusion, tenaient dans les mœurs dahoméennes autant de place que le panem et circenses chez les Romains, ou les courses de taureaux chez les tumultueux Tarasconais. Nous en avons fait passer la mode en invoquant la raison du plus fort qui s'est trouvée, pour cette fois, la raison des plus miséricordieux. Cette institution était également chère aux rois à qui elle procurait une merveilleuse occasion de faire acte d'autorité et aux féticheurs qui pouvaient ainsi raviver sans cesse le fanatisme des foules. Le sang qui ruisselait sous le sabre du bourreau servait à cimenter l'édifice religieux et l'édifice monarchique confondus d'ailleurs en un seul, puisque le roi était en même temps le chef spirituel, — si on peut appliquer une telle expression à de telles choses, — et le chef temporel. On avait donné, pour ce motif, aux fêtes qui servaient de prétexte à ces affreuses boucheries, un caractère à la fois fétichiste et politique : il s'agissait toujours, en apparence, soit d'honorer et de consoler les mânes encore inassouvies de souverains, de princes et de princesses, soit de célébrer dignement des anniversaires plus ou moins glorieux. On offrait aux vagues divinités du panthéisme nègre deux sortes de victimes de qualités fort différentes, mais dont l'émulation leur était, paraît-il, également plaisante. La première catégorie était fournie par les condamnés à mort pour crimes et délits, et il fallait entendre par là les assassins, les voleurs en même temps que les gens coupables de lèse-majesté, Comme, par exemple, d'avoir mis des souliers au mépris de la prérogative royale ou de s'être fait porter en hamac, ou encore d'avoir possédé une ombrelle, car, là-bas, il n'y avait qu'une seule peine, la mort, applicable aux contraventions de simple police et aux attentats contre la chose publique : ce système simplifiait la procédure. La seconde catégorie était composée de gens enlevés dans les razzias nocturnes où excellait Glé-Glé et de prisonniers de guerre. Mais on avait soin de ne choisir pour « faire fétiche » que le déchet, car un homme vigoureux valait de 403 à 600 francs, suivant les cours, sur le marché, et les cérémonies fussent devenues trop dispendieuses si l'on eût offert en holocauste des sujets d'une telle valeur : les mânes des ancêtres eussent eux-mêmes blâmé ce gaspillage. Souffreteux, poitrinaires et boiteux, étaient voués sans rémission à la mort. Il y a encore au Dahomey trois ou quatre Français qui habitaient le pays sous le règne de Glé-Glé et qui ont assisté à ces hideuses réjouissances Je me hâte de dire que si ces messieurs, qui étaient agents des factoreries, se sont dérangés pour aller voir ces horreurs, ce n'a pas été par curiosité, ni pour leur plaisir, ni pour honorer de leur présence d'aussi révoltantes atrocités. Ils se rendaient à Abomey, ces jours-là, parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. Décliner l'invitation royale eût été compromettre les intérêts de leurs comptoirs et s'exposer eux-mêmes aux plus graves périls. Et voici, à ce propos, une chose presque incroyable : pour dispenser les commerçants européens de ces épouvantables corvées, il a fallu qu'un article spécial fût inséré dans le traité conclu entre la France et le Dahomey. Je me suis fait raconter par mes compatriotes ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient éprouvé, et je crois devoir résumer leur récit sans pouvoir malheureusement reproduire l'accent, le geste, l'impression d'horreur encore vivace qui les rendaient saisissants.
Paul Mimande, « L'HÉRITAGE DE BÉHANZIN », Paris, 1898
A suivre
Copyright, Blaise APLOGAN, 2010,© Bienvenu sur Babilown
Tout copier/collage de cet article sur un autre site, blog ou forum, etc.. doit en mentionner et l’origine et l’auteur sous peine d’être en infraction.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.