Bonjour André Brink, et merci de répondre à quelques questions de Babilown, la République Culturelle.
Tout le plaisir est pour moi, mon cher Binason, j’ai eu le loisir de parcourir les pages de Babilown, et je suis bluffé par la richesse du travail qui y est abattu au quotidien… C’est donc une fierté de répondre aux questions, qui j’imagine intéresse vos lecteurs
Tout à fait…l’intérêt porte sur votre dernier ouvrage, “Mes Bifurcations”, qui vient de paraître ; un autoportrait dans lequel, entre autre choses, vous évoquez le régime post-apartheid…
Oui, en effet il s’agit d’un autoportrait ; car je me méfie du terme “autobiographie”, il implique trop de rigidité, d’ambition et d’égoïsme…
Dans ce livre, vous êtes revenu bien évidemment sur la période de l’apartheid. Quand les lois instaurant l'apartheid ont été votées, vous étiez adolescent, et vous confiez que vous étiez enthousiaste à l'idée de ces lois. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur l'André Brink d'alors ?
Vous avez des mots très durs pour l'Afrique du Sud actuelle. Je vous cite : « Cette combinaison d'arrogance et d'idiotie est vraiment difficile à avaler, parce que c'est contre cet état d'esprit que nous nous étions tous mobilisés. La lutte contre l'apartheid, c'était la lutte contre un pouvoir aussi arrogant qu'oppressif. » Est-ce que, d'une certaine manière, vous ne renvoyez pas dos à dos les gouvernements de l'apartheid et les gouvernements actuels ?
D'une certaine manière, oui. Car on retrouve la même arrogance du pouvoir, la même corruption. Pendant toutes les années où les leaders de l'ANC étaient en exil, j'en ai rencontré beaucoup, et certains sont devenus mes amis les plus chers. J'avais une grande admiration pour eux. Ils avaient un amour profond de la terre africaine. Ce n'étaient pas des terroristes, comme on les appelait en Afrique du Sud (...) J'en admire toujours certains, mais d'autres, qui sont maintenant ministres, m'ont profondément déçu. Ils ont succombé à la tentation du pouvoir. Pour s'enrichir, ils se sont transformés en monstres de corruption, d'abus de pouvoir. Cela me dépasse, je ne peux pas les comprendre. D'où la virulence de mon attitude.
Vous regrettez d'avoir pris tant de risques pour en arriver là ?
Non. Même si j'avais su que l'Afrique du Sud deviendrait ce qu'elle est devenue, j'aurais agi de la même manière. J'aurais tout de même pris ces risques. Parce que je crois passionnément en cette cause, et que j'y crois encore aujourd'hui, aussi passionnément. Je crois toujours à la nécessité de se battre contre ceux qui représentent la prolongation de ce contre quoi j'ai combattu tout au long de ma vie : l'abus de pouvoir.
On reproche quelquefois à la littérature africaine contemporaine d'être trop centrée sur l'Afrique, de manquer d'ouverture au monde...
Oui, mais à tort. Je suis convaincu que le fait de connaître en profondeur son petit coin de la terre vous prépare à comprendre tous les autres coins. Il faut partir de sa mémoire, de ses racines, pour arriver à l'universel.
Vous écrivez dans votre livre : « Calvino m'a montré que, enfin de compte, ce qui est dit ne peut l'être que par vertu de ce qui reste à jamais indicible. »
Il le dit dans ce drôle de roman intitulé Si par une nuit d’hiver un voyageur. Un drôle de roman parce qu'il y raconte une histoire puis s'arrête. Et ce qu'il a écrit évoque tant d'autres possibilités, allant bien au-delà de ce qui est imprimé sur la page, que ce récit continue de se développer dans l'esprit du lecteur. Quelque chose est mis en train, la narration s'arrête, Mais c'est comme si le conte vivait par lui-même à l'intérieur de l'âme du lecteur. Quand j'écris, je sais toujours que je ne suis pas arrivé là où je voulais aller, même quand je suis assez content de moi. Parce que, pour moi, écrire c'est aller toujours plus loin. Écrire doit être une sorte d'outrage, dans tous les sens du mot. Il faut aller chercher ce silence qui se trouve de l'autre côté du langage. On écrit parce qu'il y a quelque chose que les mots n'arrivent pas à dire. Et c'est là que je retrouve Calvino.
Vous expliquez qu'après l'apartheid « les stratégies littéraires doivent changer ». Votre propre stratégie littéraire a-t-elle changé?
Je peux dire oui, et je veux dire oui. Mais, pour expliquer en quoi, il me faudrait m'asseoir avec quelques-uns de mes livres et les explorer pour débusquer les différences. Mais là encore serait-ce prudent ? Non, je n'y ai pas encore vraiment réfléchi, mais je veux croire que oui, ma stratégie littéraire a changé. Après la guerre froide, John Le Carré a eu une sorte de passage à vide : il avait perdu son sujet. Avez-vous connu la même chose avec la fin de l'apartheid?
Je crois que l'on peut effectivement faire le parallèle entre nos deux expériences. Après la chute du régime de l'apartheid, il m'a fallu, avant de me remettre à écrire, réfléchir profondément pour finir par comprendre que ce n'était pas l'apartheid en tant que tel qui me poussait à l'écriture. L'apartheid n'a jamais été à proprement parler mon sujet. L'apartheid était important parce qu'il représentait quelque chose d'autre, quelque chose de plus grand, d'éternel, l'abus de pouvoir. En Afrique du Sud, il s'est manifesté à travers l'apartheid, mais il existe dans toutes les sociétés, ou du moins la tentation existe. Quand j'ai pris conscience de cela, il m'a été plus facile de décider que je pouvais continuer à écrire sur l'apartheid ou... sur l'après-apartheid
Repères.
1935- Naissance à Vrede, en Afrique du Sud, dans une famille de Boers arrivés en Afrique trois siècles auparavant. Son père est magistrat, sa mère institutrice. 1953. Études à l'université de Potchefstroom. 1959- Double maîtrise d'afrikaans et d'anglais. Arrivée en France et études de littérature comparée à la Sorbonne. 1961. Retour en Afrique du Sud : il devient enseignant en littérature afrikaner à l'université Rhodes. 1964. L'Ambassadeur (éd. Stock, 1986). 1965. Il divorce de sa première épouse Estelle et s'engage dans un bref mariage avec une comédienne. 1967. Nouveau séjour en France. Fascination pour les « événements de 68 ».
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1970. Il épouse sa troisième femme, Alta Miller. 1974. Son roman Au plus noir de la nuit est interdit pour « pornographie ». Il le traduit lui-même en anglais et écrira dès lors ses romans dans les deux langues. 1975- Docteur es lettres de l'université Rhodes. 1980. Prix Médicis étranger pour Une saison blanche et sèche (éd. Stock). 1982. Un turbulent silence (éd. Stock). 1993- Adamastor (éd. Stock). 2000. Les Droits du désir (éd. Stock). 2006.L'Amour et l'Oubli (éd. Actes Sud) ; 2007. La Porte bleue (éd. Actes Sud). 2010. Mes bifurcations (éd. Actes Sud). L'essentiel de ses livres ont été réédités en Livre de Poche et en Babel |
Binason Avèkes
Source : Le Magazine Littéraire
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