Mon cher Pancrace,
J’ai reçu ta dernière lettre dans laquelle – puisque tu es aux Etats-Unis en ce moment – tu m’informes du changement de camp d’un sénateur, un geste dont tu te demandes s’il n’est pas finalement comparable à ceux de Rachid Gbadamassi et consorts au Bénin.
Je comprends ta question, et je te remercie de me la poser, dans la mesure où elle touche à un événement qui choque encore les consciences et les esprits chez nous. Mais, il s’agit d’une comparaison, et la comparaison est toujours un exercice délicat. En l’occurrence, je me méfie des comparaisons entre un petit pays comme le Bénin et d’autres grands pays comme la France ou les Etats-Unis, comme le font allègrement certains commentateurs zélés ; ceux-ci n’hésitent pas à comparer les situations politiques d’une jeune démocratie comme le Bénin et celles de la France ou des USA. Dans leurs envolées naïves, ils mettent sur le même pied quelque chose comme « a Change we can believe in » d’Obama et le Changement façon FCBE ; ou bien le style médiatique d’un Sarkozy et celui d’un Yayi Boni. Ces comparaisons de l’Océan et du ruisseau sous prétexte qu’ils ont tous rapport avec l’eau me laissent sceptiques et donnent l’impression de participer d’une fantaisie autohypnotique gratuite
En vérité, pour être tout à fait précis, c’est moins la comparaison qui est douteuse que la confusion délibérée dont elle est le prétexte. Car si comparaison n’est pas raison, on peut bien en rendre raison, à condition de garder rigoureusement les proportions.
Dans cet ordre d'idées, le rapprochement que tu fais entre la décision toute fraîche du sénateur de Pennsylvanie, Arlen Specter, de passer du camp républicain au camp démocrate, et le cas Rachid Gbadamassi, mérite d’être examiné.
Pour mieux comprendre le sens de ce changement de camp qui tombe à pic pour les démocrates, il convient de présenter brièvement le sénateur dissident.
Le Sénateur Arlen Specter est né en 1930 à Wichita, Kansas. Ancien de l'US Air Force, il est avocat, inscrit au barreau de Pennsylvanie depuis 1956. District Attorney, il est un des enquêteurs de la commission Warren sur l'assassinat de John F. Kennedy et co-auteur de la théorie de la balle unique.
En 1980, Specter est élu au Sénat des États-Unis au siège laissé vacant par le sénateur républicain de Pennsylvanie, Richard Schweiker. Il est réélu en 1986, 1992, 1998 et 2004.
Ancien candidat aux primaires républicaines de 1996 pour la présidence des États-Unis, il est tour à tour président de plusieurs commissions sénatoriales comme celles des services secrets.
En 1998 et 1999, Specter critique la conduite de la direction du parti républicain, acharnée à tenter de destituer Bill Clinton par la procédure de l'Impeachment.
En 2004, Specter, qualifié de RINO ( Républicain Uniquement de Nom) par ses détracteurs conservateurs du parti, se représente pour un nouveau mandat de sénateur mais doit en passer par des primaires et battre Pat Toomey, un représentant de la droite républicaine qui s'est présenté contre lui. Lors de la campagne, le match Toomey-Specter devient un symbole de la lutte entre modérés et ultras du parti républicain.
Specter reçoit finalement le soutien important de l'autre sénateur républicain de l'état, Rick Santorum, un conservateur et celui du président George W. Bush, qui lui permet de l'emporter de justesse aux primaires avec 52% des suffrages.
Aux élections du 2 novembre 2004, Specter est réélu avec 53% des voix pour un cinquième mandat. En 2005, en dépit de l'hostilité des éléments conservateurs du parti républicain, Specter prend la présidence de la commission judiciaire du sénat.
En mai 2005, avec le sénateur républicain conservateur Orrin Hatch, il est le porte-parole de la résistance du Congrès à la menace du président Bush de recourir à son droit de veto contre la loi visant à développer le financement fédéral de la recherche sur les cellules souches embryonnaires.
En septembre 2007, Specter dépose, avec le sénateur démocrate Patrick Leahy, une proposition de loi, l’Habeas Corpus Restoration Act de 2007, visant à accorder le droit à l'habeas corpus pour tous les détenus de Guantanamo.
Donc comme tu le vois, mon cher ami, de ce bref survol de la vie de l’homme, on peut considérer que même républicain, le sénateur Specter est d’abord et avant tout un libéral au sens américain du terme ; qu’il était minoritaire parmi les Républicains qui ne l’aimaient pas, se méfiaient de lui, le défiaient s’ils ne le combattaient pas. Ses diverses prises de positions libérales ont attiré la sympathie des milieux démocrates. Donc contrairement au cas de notre député G13 qui jusque là était un pourfendeur féroce du camp qu’il a rejoint du jour au lendemain à la surprise générale, le sénateur américain est allé au bout d’une logique de rapprochement. Une logique dont la cohérence ne surprend pas, même si sa finalité politique est décisive dans le contexte actuel des rapports de force. Car ce qui choque avant tout dans l’opération Gbadamassi ce n’est pas tant le changement de camp auquel elle a donné lieu que le fait que ce changement soit imprévisible, à tout point de vue. Le fait que ce soit un passage de but en blanc vers un camp où il y a peu, n’existait pas aux yeux du profane la moindre zone de compromis ou de rapprochement possible et imaginable.
L’autre différence entre les deux dissidences réside dans la forme. L’un est régi par le secret et laisse la forte présomption à la fois d’un marché de gros sous et le sentiment de crainte pour la vie du dissident – il n’y a qu’à voir les mesures de sécurité exceptionnelles prises autour de lui pour s’en convaincre. L’autre est fait dans la transparence la plus totale, et dans un esprit de liberté qui ne laisse pas place à la crainte pour sa vie. M. Specter n’a-t-il pas déclaré, par voie de communiqué, que le parti démocrate était désormais plus représentatif de sa philosophie politique ? Transparence aussi lorsqu’on voit que le Président Obama au milieu de son point de presse quotidien sur les questions économiques, s'est arrêté pour avoir un échange téléphonique avec le Sénateur qu’il félicita ouvertement pour son geste et à qui il a dit sa joie « de vous accueillir parmi nous... »
Il est vrai que sans aller au fond des choses, on peut avoir l’impression que nous avons affaire à un même type d’actes politiques, à savoir le changement de camp d’un député. D’autre part, il n’est pas jusqu’à l’opportunité de ce changement qui ne présente des points de ressemblance. Avec la mise en œuvre prochaine de la partie de son programme touchant au volet social, le Président Obama courait le risque d’un blocage. En effet, avec 59 sénateurs les démocrates manqueraient encore d’une voix pour l’emporter sans négocier avec les Républicains. Cette situation n’est pas sans rappeler la crise que connaît notre pays depuis des mois, et que sans doute Yayi Boni espérait résoudre avec l’Opération Gbadamassi.
Mais comme on le voit, la comparaison met au jour une nette différence entre les deux cas : la ressemblance n’est qu’apparente. Dans un cas nous avons affaire à une grande démocratie, où l’homme politique agit en transparence et de façon cohérente en se fondant uniquement sur ses convictions et en toute responsabilité ; dans l’autre nous avons affaire à une jeune démocratie d’un pays pauvre à la croisée des chemins, et dont les acteurs agissent sans convictions et trahissent pour des buts matériels un manque criant d’éthique de responsabilité.
Mon cher Pancrace, j’espère que par cette brève comparaison, j’aurai réussi à te convaincre de ce que la comparaison n’avait pas lieu d’être. Je suis touché que tu me tiennes spontanément pour le pompier du feu dont tu consumes sur des questions d'intérêt majeur concernant notre cher pays, le Bénin. La pertinence de ces questions m’honore. Malgré mes imperfections et l’acuité limitée de mes vues, grande est ma fierté d’être invité à les mettre à l’épreuve. Et je t’en remercie de tout cœur.
Amicalement,
Binason Avèkes
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