Yayi Boni et le Docteur Fouille.
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1. Un Docteur Intègre
Eté à Grand Popo avec C. et la petite N. Nous sommes passés par deux points de péage. Si le premier nous en donna pour son prix en raison de la grande distance que nous avons parcourue, le deuxième fut cher payé à mon goût ; vraisemblablement, il était destiné en priorité à ceux qui, un peu avant Grand-Popo, vont vers Agoué, Hilacondji, ou Lomé. Nous nous arrêtâmes deux ou trois kilomètres plus tard, et c’était l’agglomération paisible de Grand-Popo, avec ses plages calmes et mouvementées à la fois, à cause de la barre très violente à cet endroit, ses auberges pour touristes occidentaux doucement endormies dans la torpeur ombrée de l’après-midi. Nous avons bifurqué en direction de l’une de ces auberges fréquentées par des Français. Un grand bâtiment semi-colonial gisait là à l’ombre des plantes fleuries, un jardin planté dont la fraîcheur rehaussait la douceur du lieu. Après avoir traversé ce petit village pour touristes européens qui longeait la plage, nous avons débouché sur une partie du pays Popo, annoncée par une place vide bordée de quelques maisons. Le pays, ou du moins la partie que nous visitions s’animait de part et d’autre d’un bras du fleuve mono qui non loin de là venait se jeter dans son embouchure.
A force d’insister, l’homme finit par nous amener l’eau du fleuve à la bouche ; pour autant, nous ne manifestâmes pas un empressement particulier à y consentir pour la simple raison que nous n’avions pas prévu ce genre de balade dont sont friands les touristes occidentaux, les yovos. Du reste, nous venions à peine de débarquer et aurions souhaité contempler au calme l’endroit, approcher le fleuve et attendre éventuellement que l’ambiance nous incitât le cas échéant à décider d’une promenade romantique en pirogue. Mais il y avait aussi le prix que notre solliciteur habitué sans doute aux yovos n’avait pas hésité à nous lancer en pleine figure, ignorant que C. était une fille du pays, qui a grandi sur les rives de ce fleuve dans lequel elle se baignait jadis. Alors que le désir d’une telle promenade ne s’était pas encore éveillé en nous, ce tarif un peu salé contribua à nous refroidir, pour autant que nous fussions chauds dès le départ. C., qui s’était mise à parler la langue du pays, répondit au Monsieur que son offre n’était pas recevable, et que de toute manière nous allions prendre le temps de réfléchir avant de nous décider. Mais le cinquantenaire agile dont l’haleine sentait fort le sodabi n’entendait pas lâcher prise, il insistait : « N’hésitez pas Messieurs Dames, disait-il, la promenade en vaut le détour, et ce sera aussi une occasion pour moi d’en mettre un peu à la bouche. Nous sommes à la dure dans le pays ; depuis que le limon a envahi le fleuve, la hauteur de l’eau a baissé de façon drastique, et la pêche a pratiquement disparu ici faute de poissons ; et toute activité... Mais reconnaissez que tout le monde ne peut fuir à Cotonou pour aller conduire le zem... » C. lui fit comprendre que nous étions venus voir le pays et rester un moment à la plage qui se trouvait à notre droite. Mais le cinquantenaire agile n’écoutant que ses désirs, insistait. Nous étions comme une proie rare qu’il ne voulait pas lâcher, aussi s’évertuait-il à nous vanter les mérites et les merveilles de la promenade sur l’eau. Il nous expliqua que si le tarif était élevé, c’était parce qu’il fallait louer la pirogue et les accessoires etc. Il nous dit qu’il aurait pu nous proposer un hors-bord mais que la barque motorisée avait été louée depuis le matin pour la journée... mais qu’une simple pirogue actionnée par un bambou ne manquait pas de charme puisqu’on pouvait aller doucement et contempler les merveilles du fleuve à son rythme ; « car dans la vie voyez-vous Monsieur, dit-il en français, rien ne sert de courir, il faut partir à point » L’homme était vraiment décidé à ne pas nous lâcher. Et à force d'insister et de nous dérouler le tableau merveilleux des promesses du fleuve, il finit par me donner quelque envie. Alors pour couper cours à ses assauts, je lui dis que nous étions prêts à accepter une promenade sur le fleuve à condition qu’elle ne nous coûtât pas plus de 5000 F. Une lueur d’espoir rayonna dans le sombre visage du type. Il tenta pour la forme de marchander un peu puis finit par accepter. Quelques instants après, aidé par un homme qui se trouvait là, sans soute un comparse, le cinquantenaire agile, tout heureux – et comme nous le verrons, pas uniquement en raison de l’argent – nous installa dans une pirogue que son acolyte l’aida à pousser sur la rive. Auparavant, il avait pris soin de tapir le fond de la pirogue, gros tronc d’arbre sculpté, d’une vieille natte en raphia.
Doucement, sous l’action experte du cinquantenaire agile qui maniait le bambou avec dextérité, la pirogue fendit l’eau. Elle se dirigea du côté des palétuviers. Comme dans tout mode de transport qui m’arrache à la terre ferme (avions, bateaux...) je fus envahi par une certaine appréhension. Ma peur était dictée d’abord par la crainte d’un basculement de la pirogue et l’éventualité d’un accident qui aurait pu conduire à la noyade ; mais jaugeant la partie du bâton de notre timonier qui était trempée, je me disais que je parviendrais bien avec mes rudiments de natation en piscine à me tirer d’affaire. Mais était-ce bien responsable de ne penser qu’à moi dans une telle situation ? Que faire de C. et surtout de la petite N. qui, à 10 ans, n’avait jamais été sur une rivière et qui, comme tous les enfants de nos familles du sud, avait grandi dans l’interdiction rigoureuse de s’approcher des étendues d’eau considérées comme source de dangers potentiels ? Non, estimais-je, il fallait mieux être optimiste de ce côté-là et penser que la pirogue garderait son équilibre tout au long de la promenade sur l’eau. Mais l’autre source de frayeur me paraissait plus sérieuse : c’était la peur des animaux sauvages. D’entrée, je voulus savoir si le fleuve n’était pas infesté de caïmans. La réponse du timonier, quoique négative, n’était pas catégorique. « Oh, dit-il, vous savez, les caïmans c’est du passé, maintenant que les hippopotames ont pris le pouvoir... » Elle me faisait tomber de charybde en Scylla... Le cinquantenaire agile en revenait à ses chers hippopotames, érigés en attraction de choix censée nous émerveiller plutôt que nous effaroucher. Il en parlait avec animation. Avec les yovos, ses clients, le sujet devait avoir, je l'imagine aisément, une certaine force d’attraction. Alors, il l’avait érigé en point d’orgue de son discours. A force de nous présenter les hippopotames de Grand-Popo sous leur jour le plus attractif, l’homme finit peu à peu par dissiper mes frayeurs, et la curiosité pour la nature, le goût de la découverte, prirent le dessus. Je pus alors taquiner la petite N. qui ne voulait pas tremper son doigt dans l’eau de peur que les hippopotames ne le mangent ! Il n’y avait pas meilleure preuve que la peur était un sentiment imaginaire ou qui s’appuie en grande partie sur l’imagination. En effet, pour la petite N., tel qu’elle s’imaginait cet animal qu’elle n’avait jamais vu en réalité, l’hippopotame allait venir gentiment prélever le bout de son doigt, puis s’en aller. Elle était loin d’imaginer la taille et la force phénoménale de ces pachydermes d’eau, capable, d’un seul coup de museau de renverser en un clin d’œil toute une embarcation ! Sans compter le fait que les hippopotames, qui ne sont pas des carnivores, ne cherchent pas à manger leurs victimes mais à s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre lorsqu’ils se sentent menacés sur leurs territoires.
Après quelques minutes, nous arrivâmes devant la masse compacte des palétuviers qui forment la mangrove. Un sentier étroit serpentait à l’intérieur du marécage recouvert d’un tapis de feuilles ; il était obstrué à cette période de l’année. Le chant mélodieux des oiseaux résonna dans le maquis, comme d’un monde secret et inaccessible. « Vous entendez ? » nous dit notre guide, heureux de nous faire savourer la partie mélodique de cette balade fluviale tout entière placée sous le signe d’une promesse de poésie. La poésie se poursuivit par la cueillette des jacinthes d’eau, fleur frêle d’un bleu violacé qui poussait à l’ombre généreuse des racines aériennes des palétuviers. Avec douceur, le timonier offrit la fleur à C. et lui fournit des explications sur la manière de la transplanter chez soi. Après sa leçon de botanique sur l’art de faire pousser les jacinthes d’eau, il promit à C. de lui en cueillir avant notre départ pour Cotonou en signe de souvenir de notre passage.
Après la poésie, – celle des chants d’oiseau et des fleurs d’eau –place aux sensations fortes, animales et bestiales. Le cinquantenaire agile y veillait. « Ah, dit-il, si seulement nous avions un peu de chance, nous aurions vu au loin la harde des hippopotames batifoler dans l’eau. – Sont-ils méchants ? demanda N. – Il faut rester à distance, ils ne partagent pas leur territoire. Surtout lorsqu’ils viennent d’avoir un bébé. Alors là, je ne vous raconte pas, ils deviennent irascibles, et pour un oui ou pour un non, n’hésitent pas à charger...» Notre timonier était en verve. Il ne se contentait pas de nous avoir fait décider de la balade fluviale, il lui importait de nous la rendre agréable, belle et documentée. Il voulait mériter son salaire. En guide expérimenté, il prenait plaisir à nous renseigner sur la vie et l’histoire du fleuve. Là-bas au loin, dit-il en nous montrant par delà les palétuviers, les gens font des préparatifs pour désensabler le fleuve. A l’en croire, le projet, vise à terme à faire revenir les poissons et avec eux, les pêcheurs et la vie qui pour l’instant a déserté le pays, laissant ça et là quelques îlots d’activités.
Après la mangrove et sa poésie tropicale, après l’évocation des hippopotames servie avec force imitation de leurs cris par le timonier lui-même qui ne reculait devant aucun sacrifice pour nous donner une idée de la chose, nous fîmes un large tour qui nous conduisit sur l’autre rive du fleuve où se trouvait un petit débarcadère. Nous accostâmes là, et mîmes pied à terre parce que cette partie du pays était justement le côté où C. avait grandi. Et le cinquantenaire agile répondait là au souhait le plus cher de C. : remettre pied sur la terre ferme de son enfance. Nous abordâmes ce côté du pays par une petite place vague et vaguement accidentée, encaissée et bordée de maisons d’un côté et de broussaille de l’autre. La coque d’une vieille chaloupe échouée là, et la superbe bâtisse d’une gare désaffectée, rappelaient l’époque jadis où l’activité portuaire et ferroviaire de Hèvè, tel était le nom de cette partie de Grand-Popo, était florissante. C. me montra un bâtiment où, me dit-elle, elle venait étudier jadis. Quelle étude ? Je ne lui ai pas demandé, je suppose qu’il s’agit de cours particuliers, de cours de vacances ou de soutien scolaire. A la lisière de la broussaille d’en face, C. reconnut le tombeau d’une de ses amis morte à 20 ans. C’est la tombe de Marcelline, dit-elle, d’un ton naturel comme elle aurait dit c’est la maison d’un tel. D’un geste affectueux, elle enleva les branchages qui recouvraient la dalle noircie par la mousse séchée, et l’identité de la défunte apparut, sertie à jamais dans la pierre. Plus loin, nous rencontrâmes le préposé à la santé du dispensaire de zone, un homme simple, vêtu d’une chemise de toile et d’un pantalon gris. L’homme que notre timonier appela « Docteur » sans qu’il soit certain que le titre correspondît à la fonction, garait sa moto devant une maison où sans doute il était appelé. Était-il vraiment docteur comme le disait avec insistance le cinquantenaire agile, qui dans son enthousiasme débordant aurait fait passer un palefrenier pour un chevalier errant ? Ou bien n’était-ce qu’un jeune infirmier d’État ? Sa simplicité était émouvante tant on avait du mal à associer son image à celle d’un docteur. Le cinquantenaire agile nous dit que l’homme faisait aussi office de sage-femme dans le pays. Sans conteste, il avait l’air d’un sage homme. A supposer qu’il fût vraiment docteur, rester simplement dans ce petit village plus ou moins désert pour soigner une population simple et démunie relevait d’un sacerdoce émouvant, que ses confrères et congénères exilés massivement en Europe pour une vie dont le sens final est sujet à caution pourraient méditer, si toutefois le cœur leur en disait. La réflexion vaut bien sûr pour les autres métiers utiles au développement de notre race mais qui nourrissent la fuite des cerveaux d’Afrique vers l’Occident matérialiste et exploiteurs : ingénieurs, enseignants, chercheurs, juristes de hauts niveaux, qui au prix de vexations quotidiennes sans nom préfèrent la vie matérielle aisée des pays riches à la contribution directe à l’effort du développement de leur pays qui souvent les a portés sur les fonts baptismaux du savoir. Mais, trève de sermon, le problème de la fuite des cerveaux en Afrique est trop complexe pour que la responsabilité, même morale, en incombe aux seuls fuyards. En tout cas, ce docteur si simplement intégré à son milieu évoluant sur les bords du mono me paraissait à la fois plus digne et plus intègre que ses confrères qui ont choisi d’évoluer sur les bords de la Seine en privilégiant de soigner leur condition matérielle de vie.
Binason Avèkes
2. Deux Docteurs Farfelus
A suivre...
Copyright, Blaise APLOGAN, 2008, © Bienvenu sur Babilown
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