A l’entrée du cœur du village, notre guide nous fit arrêter devant le Tolègba, personnage-divinité, représenté par une grosse statue en argile de forme proto-humaine en position assise et dont le buste l’emportait sur tout le reste à l’exception d’un phallus proéminent, source et incarnation de sa puissance, érigé en canon pointé sur le visiteur. Le buste, ceint d’un rameau de palmier desséché, était recouvert de « dja » séché – mélange d’huile de palme, d’eau et de farine de maïs, qui constitue l’ordinaire des lègba de son espèce. Le timonier nous présenta la divinité comme le gardien du village, qui avait le pouvoir d’arrêter net et de mettre hors d’état de nuire tout intrus malintentionné ou désireux de faire du mal au village ou à n’importe lequel de ses habitants. Un peu avant la maison familiale des C., nous eûmes droit à la présentation d'une autre divinité, sous l'apparence d'un arbre sous lequel nous vînmes à passer ; nommé hètin, l'arbre était considéré comme sacré. C’est de lui d’ailleurs que dérive le nom du village de Hèvè (ce qui voulait dire littéralement que l’arbre nommé hè avait de la valeur, était important) l’un des nombreux hameaux composant l’agglomération de Grand-Popo.
Dernière attraction digne d’intérêt, un petit blockhaus en béton armé probable trace militaire des expéditions précoloniales européennes : portugaises, hollandaises, danoises, allemandes, ou françaises. En effet, l’ouvrage fait en pierre et dont le toit est en béton armé, n’était pas plus haut qu’un mausolée. Il était percé en dessous du toit de trois créneaux par où on pouvait observer l’ennemi ou placer le fût d’un canon. Dès que nous fûmes tout près du blockhaus, le cinquantenaire agile trouva l’occasion rêvée de nous raconter une vraie histoire du passé, digne de ce nom. Il parla de l’armée d’invasion d’Abomey qui s’était portée jusque dans leur contrée sur les bords du mono, et pour se défendre de son assaut dont l’issue se soldait toujours par des morts et des captures d’esclaves, les pauvres villageois avaient usé d’un stratagème devenu mémorable. Les guerriers fons voulant se déporter sur l’autre rive du fleuve avaient réquisitionné des piroguiers du cru ; ceux-ci emplissaient leurs embarcations de leurs hôtes indésirables et, arrivés au beau milieu du fleuve, faisaient chavirer la pirogue, laissant leurs occupants pour mort dans ses profondeurs. De retour sur la rive de départ, ils assuraient que mission était accomplie et embarquaient de nouveaux guerriers, auxquels, incontinents, ils réservaient le même sort... Et le stratagème continua ainsi jusqu’à ce qu’il ne restât que deux généraux de l’armée ennemie : une Amazone et un général nommés Kpossou et Gaou. Ces deux chefs de l’armée d’invasion ne survécurent pas longtemps et connurent un traitement tout spécial. Ligotés, ils furent mis en pied dans deux trous creusés sur les deux rives du fleuve. Et on les recouvrit d’argile pour en faire des statues. C’est ainsi que jusqu’à nos jours, on peut voir les deux statues de Kpossou et Gaou à Hèvè Gbéta se faisant face d’une rive à l’autre du fleuve...
La promenade sur l’eau se terminait sans encombre. Plus de peur que de mal ; peut-être parce que le rituel dit de l’« achat du fleuve » qui consistait à jeter un pièce d’argent dans l'eau du fleuve avant le départ, nous fut propice. Nous accostâmes à pied sec sur l’autre rive. Je payai le cinquantenaire agile et son partenaire.
« Revenez quand vous voudrez, dit-il, en joie, vous serez bien accueillis ! Et les hippopotames seront de la partie !
– Avec plaisir, dis-je ! Mais comment pourrions-nous demander d’après vous ?
– Eh bien, vous n’avez qu’à demander le Docteur Fouille !
– Docteur Fouille ?
– Oui, parfaitement !
– Vous êtes Docteur ?
– Oui, avant, j’ai travaillé dans la médecine en Côte d’Ivoire, c’est pour cela qu’on m’appelle Docteur ! »
C. éclata de rire.
« Agbakô, dit-elle ! Toi, docteur ?
– Parfaitement, Madame !
– C’est un peu facile de se faire appeler « Docteur » parce qu’on a travaillé dans la médecine, dis-je
– Ah, ah ! ricana le cinquantenaire agile, un tantinet ironique. Et votre Yayi Boni-là, il se fait appeler Docteur non ?
– Oui, répondis-je, parce qu’il est Docteur...
– Docteur... Docteur de mes deux, oui ! A-t-il jamais travaillé dans un hôpital ? Depuis qu'il est là, il a soigné qui ? Le pays est toujours aussi malade qu'avant son arivée, la gangrène de la corruption ne cesse de se développer, l'impunité est reine et le népotisme prince et principe... Est-ce que votre Docteur-Président peut soigner une mouche même ? Ah, laissez-moi rire !
Et, sans demander son reste, le cinquantenaire agile pouffa d'un rire sardonique, persuadé qu’il avait réussi à peu de frais à nous vendre son statut imaginaire de Docteur. La facilité rhétorique avec laquelle il s’était appuyé sur le cas du Président de la République pour justifier son titre farfelu me laissa pantois. Je réalisai alors qu’il y avait deux façons d’être un docteur farfelu : la façon Yayi et la façon Fouille ! Et la plus farfelue des deux n’était pas celle que l’on croit...
Binason Avèkes
Copyright, Blaise APLOGAN, 2008, © Bienvenu sur Babilown
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.