Structures d’une Révolution Électorale
L’élection de Barack Obama, comme 44ème Président des États-Unis est un fait marquant de l’histoire électorale de l’Amérique pour ne pas dire de l’histoire tout court. En effet, si on s’en tient à la perception collective qui voit en lui un Noir, l’élection de Barack Obama constitue un pas de géant dans les mœurs politiques du pays. L’aboutissement d’un long processus qui va de la nuit de l’esclavage d’il y a encore un siècle, au crépuscule violent de l’oppression qui s’est ensuivi et dont l’étau s’est graduellement desserré au cours du siècle dernier. Un crépuscule de lynchage, de violences, de harcèlement injuste, d’interdictions, de ségrégation, de discrimination, éclairé par le brasier noir du Ku Klux Klan et les feux d’une haine raciale érigée en lampadaire social. A ce feu de la haine a correspondu l’intrépide soleil de la lutte pour les droits civiques, la déségrégation, l’équité sociale. Lutte qui a pris des formes variées et porté aux nues le NAACP de WEB Dubois, les Black Panthers de Bobby Seale, Nation of Islam de Malcom X, et la Résistance pacifique de Martin Luther King, Rosa Park : tous personnages ou organisations dont l’histoire fait corps avec celle des Noirs en Amérique.
Par rapport à ce pas de géant impensable avant le 11 septembre 2001, l’accession à la Maison Blanche d’un « Noir » élu par une vigoureuse majorité d’Américains de toute extraction est une révolution électorale, mentale et morale ; pour autant, on ne peut pas faire comme si elle est le résultat d’une espèce de deus ex machina sur le théâtre politique. Bien sûr, il va de soi, que cet événement est en partie l’aboutissement de la longue lutte pour l’égalité des Noirs. Mais les Noirs ne constituant que 20 % au mieux de la population des Etats-Unis l’égalité pour eux ne passe pas par l’élection de l’un des leurs à la Maison Blanche. L’explication va au-delà de cela. L’évènement témoigne du fait que l’Amérique ouvre une période post-raciale de son histoire politique et donne en apparence le signe d’une volonté de détourner son regard du critère extrinsèque du clivage racial pour le porter sur la valeur intrinsèque de l’individu-citoyen. Ce changement touche à l’éthique de l’égalité telle que prônée par les penseurs des Lumières, ainsi que les Pères fondateurs, et vécu par les combattants de la liberté, qu’ils soient pacifistes ou non. Mais au-delà de l’égalité, force est d’y voir la volonté de donner priorité à l’individu, au citoyen, à l’être humain, à l’exclusion de tout autre considération.
Alors la première question qui vient à l’esprit est : d’où émane cette volonté de changement et comment a-t-elle pu être actualisée ? L’Amérique étant considérée comme une grande démocratie, la question touche en dernier ressort à la vérité profonde du jeu démocratique. Les deux dernières élections américaines ont d’ailleurs soulevé des doutes sérieux quant à la probité de l’organisation des élections, leur efficacité morale et leur validité démocratique. Mais dans l’hypothèse même d’une organisation irréprochable, la question qui se pose est de savoir si la volonté de changement et son actualisation sont l’œuvre d’une main invisible – donc l’harmonieuse agrégation des volontés individuelles – ou l’action volontariste de toréros politiques – groupes ou individus – qui de leurs mains cachées, quoique visibles, ont décidé de prendre le taureau du changement par les cornes.
Cette question contient en germe un scepticisme méthodologique qui est à la mesure du saut qualitatif que constitue l’élection d’un Noir à la Maison Blanche. A l’origine de ce scepticisme se trouvent le personnage de Barack Obama et l’ensemble de ses traits que l’on peut qualifier comme participant d’une idéalité structurée. C’est cette idéalité structurée qui pose question. Et on se demande : Quelle est la part d’Obama dans son élection ? Ce qu’Amérique veut, la démocratie le veut-elle ? Comment le système démocratique s’organise-t-il pour trouver l’homme providentiel ? Est-ce le peuple qui sait flairer cette nécessité (main invisible) ? Ou bien des think tanks, des décideurs de l’ombre qui mettent en action leur volonté (main cachée) ?
Au-delà du fait que l’élection de Barack Obama suscite la fierté légitime des Noirs, sa raison principale est pourtant ailleurs. Obama n’est pas élu pour faire plaisir aux Noirs ; il a été choisi pour accomplir une mission dont la nécessité est décisive. En élisant pour la première fois de son histoire un Noir à la Maison Blanche l’Amérique veut sortir purifiée de sa longue nuit barbare, tout au moins celle des huit dernières années. Elle veut se débarbouiller de la mauvaise image que lui a revêtue George Bush à travers une Présidence catastrophique, aventurière et barbare. Mais au-delà, elle veut rebondir et se positionner dans les nouvelles exigences éthiques d’un monde globalisé. Elle inaugure sous nos yeux ébahis une ère sociale mais surtout géopolitique désethnisée où les rapports entre les nations seront le moins possible entachés de la suspicion raciste qui naguère en faisait la substance. Il s’agit en fait d’une version politique de la mondialisation ; à travers Obama, elle essaie de proposer le visage d’une nouvelle Amérique moins conflictuelle, plus globale, loin des clichés wasp anti-Noir et anti-islam ; un visage acceptable par tous parce qu’incarnant la figure complète de l’homme ; un homme qui loin de cristalliser la répulsion pour une raison ou une autre apparaît plutôt comme un homme du dialogue qui rend l’Amérique fréquentable, audible, ouverte au monde entier. Il ne s’agit que d’un essai ; qu’il appartient aux différentes parties prenantes du drame social et géopolitique au centre duquel se trouve l’Amérique de transformer : en l’occurrence le monde, le Président Barack Obama lui-même, les Noirs, les Africains, les minorités, etc.
Mais cet essai n’est pas le fait du hasard. Il se pourrait que ce soit la solution à laquelle sont parvenus les penseurs de l’ombre pour sortir l’Amérique de l’aporie de la confrontation avec le monde extérieur, notamment musulman, crise qui a cumulé avec le 11 septembre et ses séquelles. Il se peut que ce soit la seule solution viable et humaine, la moins coûteuse aussi pour améliorer l’image dégradée de l’Amérique, et enrayer son déclin, dans la mesure où les facteurs de celui-ci sont intimement dépendants de son image. L’Amérique avec Obama rompt avec les traits spécifiques d’une nation fermée sur elle-même, arrogante, où la blancheur est reine, le clivage racial et culturel la norme des rapports sociaux et internationaux. Du moins n’apparaîtrait-elle pas ainsi. Et le système démocratique lui a pavé le chemin. Outre les moyens mis à sa disposition, on se demande si le caractère national de la nécessité du choix qu’incarne Obama n’a pas suscité autour de sa personne une union sacrée que l’on a essayé ensuite de couler dans le moule du fonctionnement démocratique par une mise en scène subtilement huilée. Il n’y a qu’à voir ses adversaires respectifs : dans son propre parti, une femme qui émarge au passé ou presque ; et dans le camp adverse un dinosaure qui, tel un comparse, émaille sa campagne et ses choix d’erreurs si grossières que s’il avait voulu perdre on ne voit pas comment il aurait pu faire autrement (sa façon de réagir face à la crise économique ; et le choix d’une femme inexpérimentée comme vice présidente sont autant d’illustrations du soupçon qu’il n’était là que pour tenir le crachoir à son adversaire...)
L’œuvre de la main invisible semble sujette à caution. Même si tout dépend de l’interprétation que l’on donne à cette métaphore. Il va sans dire que d’un point de vue sociologique, on peut mettre au jour des données et des facteurs voire des déterminants qui constituent la nécessité du choix incarné par Barack Obama. Données ou facteurs d’ordre historique, conjoncturel, économique, social, géopolitique et éthique qui se seraient conjuguées pour aboutir à ce résultat. De telle sorte que si Barack Obama n’existait pas, il faudrait l’inventer. Mais là où le bât blesse par rapport à cette hypothèse c’est la révolution mentale qui en est la condition, et le caractère discipliné et méthodique de cette révolution. Comment une société considérée majoritairement comme imbue de sa primauté raciale et qui a fait du clivage racial sa raison d’être puisse du jour au lendemain choisir le symbole de l’autre pour présider à sa destinée ? Sans doute que confrontées à l’ouverture du monde, aux tensions qu’elle génère, aux absurdités sociales et écologiques du système capitaliste que la crise financière a soulignées de façon dramatique, les consciences individuelles se sont-elle déridées. Mais alors comment ont-elles pu passer de façon si disciplinée au niveau supérieur et s’incarner dans un choix politique collectif ? Dans ce cas la main invisible serait synonyme d’intelligence collective. En l’occurrence, la leçon qu’on peut tirer d’une telle intelligence c’est que le racisme anti-noir n’est pas une fin en soi. Il a beau porter l’histoire et la société américaines sur leurs fonds baptismaux, il a beau les structurer pendant des siècles, il n’en demeure pas moins un moyen pour une fin qui se situe au-delà de lui. Et cet au-delà est l’espoir même de l’humanité.
Mais l’explication par l’intelligence collective n’épuise pas le sujet. Et on ne peut s’empêcher de considérer le rôle d’une main visible plus ou moins cachée. Et cette main cachée ne jure pas avec l’idée d’intelligence car elle peut être référée à un autre type d’intelligence : celle des groupes d’action, des milieux d’influence, des faiseurs d’opinion, des décideurs. Et ce qui justifie la prééminence de leur rôle d’instigateurs de la révolution qui porte le nom de Barack Obama est l’idéalité structurée des traits de celui-ci. Ainsi, on qualifie Barack Obama de Noir, c’est bien là une vue de l’esprit, même si cela correspond à la sensibilité sociale américaine. En vérité Barack Obama est métis. Son père dont l’héritage lui est cher est Kenyan musulman. Le prénom entier d’Obama est Barack Hussein. Donc il garde autour de lui un fumet d’islam qui le rend agréable du côté des musulmans. Il aurait pu se tourner vers la mouvance black muslim, mais les conditions de son éducation et ses investissements l’on arrimé à la religion chrétienne qui est aussi celle de sa mère, une femme blanche d’ascendance irlandaise. Une observation plus fine montre que si Obama est Noir, sa « négritude » n’est pas d’ascendance asservie ; il n’est pas comme un MLK, Jessie Jackson ou Malcom X, descendant d’esclave. Loin d’être spécieuse, cette distinction a tout son sens dans le raffinement élaboré des conditions strictes de sa définition. Proposer aux Américains d’envoyer à la Maison Blanche un descendant direct d’esclave serait risqué émotionnellement ; un tel choix serait une façon de tourner le couteau dans la plaie qui n’a pas cicatrisé. Au moment où les Américains veulent prouver à eux-mêmes et au monde entier leur volonté d’ouverture, leur dépassement d’eux-mêmes choisir un descendant d’esclave à la Maison Blanche, serait une façon de réveiller les vieux démons, une source de blocage émotionnelle, une irruption de la mémoire sombre tenue jusque là sous le boisseau du refoulement collectif et de la dénégation symbolique.
Toute cette série structurée de conditions qui déterminent les traits de Barack Obama a présidé à sa sélection. Et cette sélection précède son élection. Obama n’est donc pas une génération spontanée. S’il est l’homme providentiel dont l’Amérique a besoin hic et nunc pour relever les défis internes et externes auxquels elle est confrontée, son émergence n’est ni le fait du hasard, ni le fait de sa seule volonté, mais le résultat d’une sélection savamment élaborée. Et puisque cette sélection est savamment élaborée, elle provient de laboratoires plus sophistiqués auxquels le peuple n’a pas accès. Ce qui met hors jeu l’hypothèse de la main invisible, comme étant l’expression de la transcendance d’un désir populaire a priori.
Toutefois, la main cachée et la main invisible ne s’opposent pas. Le sens de l’hypothèse de la main cachée passe par la dénégation de son existence qui est au principe de l’efficacité de son action. Cette dénégation va de pair avec la manipulation des consciences citoyennes et le fait de se cacher derrière la valorisation charismatique d’un hypothétique sursaut collectif. Or ce sursaut s’il se réalise dans les faits n’est pas spontané mais le résultat d’une préparation et du formidable pouvoir de manipulation de groupes actifs et idéologiquement déterminés.
Tout ceci questionne la démocratie dans sa définition, son fonctionnement, dans l’éthique qui préside au respect de ses règles ; dans le rapport entre son esprit et sa lettre ; les contradictions générées par l’immuabilité de ces règles et l’évolution des conditions et des contextes – économiques, sociaux, moraux, et technologiques – de leur application. Il se pourrait que le dévoiement de la démocratie provienne de l’exploitation du déphasage des critères de mesure du respect de ses règles au regard du contexte actuel de leur application. Et la main cachée s’engouffre dans ces anachronismes qui résultent de la rigidité dogmatique des règles de la démocratie. Par exemple la vulnérabilité médiatique des masses est un sujet de préoccupation d’autant plus grave que l’on fait semblant de ne pas voir l’inégalité qu’elle induit. Le pouvoir que cette inégalité confère à quelques-uns dans l’espace politique crée et entretient un consensus frauduleux autour de la volonté populaire. Or celle-ci n’est plus ce qu’elle était. Derrière son expression se trouve le jeu subtil de la main cachée qui l’anime.
Dans le cas de l’émergence sinon de l’élection de Barack Obama, premier Président Noir à la Maison Blanche, l’idéalité structurée de ses traits en fait un homme providentiel au regard des attentes actuelles de l’Amérique. A priori on ne voit pas comment le peuple peut s’ériger à ce niveau d’expertise pour définir ces traits idéaux. Il fallait des instances et des acteurs bien situés pour accomplir ce travail de chasseur de tête. Et là où apparaît le jeu ce n’est pas au niveau du succès de la chasse mais lorsqu’il est présenté comme l’émergence autonome d’une figure d’exception – ce qu’il est dans une certaine mesure – ou ce qui est encore plus subtil, comme l’œuvre d’une main invisible, d’un sursaut populaire, d’une intelligence collective.
Cette logique de jeu est aussi celle du cinéma. Et parlant de cinéma, vient toute de suite à l’esprit le film « Un fauteuil pour deux (Trading Places) réalisé par John Landis et sorti en 1983. Dans cette histoire qui a pour cadre Duke & Duke, une puissante banque de Philadelphie, on se souvient de Billy Ray Valentine, un Noir combinard mais fauché qui va faire l’objet d’un pari insensé de la part des frères Duke, deux personnages arrogants qui s'arrangent pour discréditer leur irréprochable directeur des investissements, Louis Winthorpe III, et mettent à sa place Billy. Contre toute attente, Billy Ray le clochard excelle dans ses nouvelles fonctions mais finit par découvrir le pot aux roses ...
En évoquant ici cette comédie cinématographique le propos n’est certes pas de faire une quelconque comparaison entre Barack Obama et Billy Ray Valentine. Mais de suggérer que le fait de ne pas voir une main cachée ne veut pas dire qu’elle est invisible.
Binason Avèkes
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