Mon Cher Pancrace,
Je te remercie pour ta dernière lettre dans la quelle tu me parles de la morosité ambiante des Béninois et de leur déception. Et tu me demandes d’où vient cette déception. « Est-elle du fait de l’incapacité du Gouvernement de Yayi Boni à être à la hauteur des attentes investies en lui en 2006 par le peuple ou bien plutôt la conséquence d’une morosité plus générale ? »
Eh bien ta question, comme toujours est pertinente. D'entrée, pour ce qui est de la part du monde dans nos problèmes, il est difficile de dire que le blocage du parlement au Bénin est, de loin ou de près, la conséquence de la crise financière qui frappe les pays riches. Loin d’aller chercher midi à quatorze heure, je crois que nos problèmes politiques et sociaux sont de notre fait, le résultat de nos égoïsmes, de nos lâchetés, de notre médiocrité, de nos incapacités et dérives. Toute la question est de savoir si ces tares sont congénitales ou le fruit amer d’une reproduction sociale funeste. Si la déception était nécessaire ou contingente.
Un coup d’œil rétrospectif sur le passé récent peut s'avérer utile.
Mon cher Pancrace, je ne t’apprends rien en disant que les dix années de Kérékou au pouvoir sous le renouveau et notamment les cinq dernières ont été une période de recul et de frustration nationale. Le pays décrochait sur le plan économique et social et sombrait dans la corruption d’état sur fond d’impunité. Cette dérive est le fait d’une minorité qui, gravitant autour du pouvoir politique, s’est enrichie alors que la grande majorité croupissait dans la misère chronique. Cela paraissait indigne et pour tout dire inadmissible de la part d’un peuple qui a eu la volonté collective et le dynamisme nécessaires pour susciter et conduire une Conférence nationale réussie, moment fondateur de l’ère du Renouveau démocratique. C’est pour renouer avec son élan initial et retrouver l’espoir que le peuple Béninois a senti la nécessité d’un changement. Donc le changement c’est le retour à l’espoir inaugural. Pour conduire ce changement, le peuple béninois a choisi celui-là qui sur le moment lui paraissait avoir le meilleur profil en fonction de la tâche à accomplir : redresser l’économie nationale et assainir les mœurs sociopolitiques dont le relâchement menaçait sa cohésion sociale. C’est dire que dans l’histoire de notre pays, le changement nécessité en 2006 n’était pas quelque chose de nouveau, car le Renouveau par rapport auquel il se rapporte était lui aussi un changement. Nous avons voulu changer pour être dignes du Renouveau démocratique et rester dans la ligne de ses buts fondamentaux touchant à l’équité sociale et au bien-être du peuple dont nous avons dévié. Ce changement et ce retour au changement sont l’expression renouvelée d’un sursaut vital qui est un des paradoxes de la psychologie collective du peuple béninois. Les Béninois ne sont pas le peuple africain le plus socialement solidaire ; et le lien social n’est pas souvent actif, laminé qu’il est par une valorisation mesquine des stratégies individualistes. Le Béninois ne retrouve l’importance du collectif que comme mesure négative de son succès positif. Il y a chez lui une éthique du vedettariat bien assumée. Ordinairement l’intelligence collective agissante ne l’étouffe pas. Mais en même temps le Bénin est en Afrique l’un des pays qui, le moment venu, a le génie du sursaut national décisif à sa survie collective. Et l’élection de Yayi Boni en mars 2006 est l’expression de ce génie.
Vu l’état dans lequel se trouvait le pays à la fin du mandat de Mathieu Kérékou en 2006, ce sursaut signifiait changement. Et le changement signifiait de redresser l’économie moribonde du pays en mettant un terme une bonne fois pour toute à la gestion patrimoniale des biens publics, à la gabegie, à la prévarication, à la corruption, et à leurs conséquences logiques que sont la paupérisation des masses et la misère grandissante. Pour cela le peuple a choisi l’acteur idéal : un économiste, fonctionnaire interafricain qui se faisait passer pour docteur, comme s’il était un médecin venu à son chevet. La tâche principale du médecin, du docteur était de mettre fin à la corruption et de soulager la misère de la multitude, depuis les délestages, jusqu’à la vie chère en passant par le chômage des jeunes. Or aucun de ces objectifs n’est véritablement atteint en dépit des réels efforts fournis par Yayi Boni et son gouvernement dans le sens d’une gestion axée sur les fondamentaux de la rationalité économique. Même si cette rationalisation de la gestion a vite sombré corps et biens dans une irrationalité autoritaire qui se veut le salaire politique direct de l’effort accompli. D’où la déception du peuple qui se focalise sur la corruption. La déception a des raisons structurelles et des causes logiques. Pour lutter contre la corruption, il fallait mettre en place les outils de surveillance, de contrôle social, administra-tif et moral du fléau. Le docteur devait connaître la sociologie de la corruption. Mais à côté de la lutte contre la corruption, il fallait que le peuple se mette au travail. La culture du travail et du travail bien fait devait être valorisée. Il y a un lien intime entre corruption et travail. Souvent, la corruption est un raccourci à l’éthique du travail ; le refus du travail renvoie à la paresse qui génère toute sorte de vices au centre desquels se trouve la corruption. Celui qui travaille n’a pas le temps d’être corrompu ou de corrompre les autres. Et il faut rémunérer le travail.
Pour ce qui est des raisons logiques, elles tiennent aux conditions de l’élection de Yayi Boni. Comme je te l’ai déjà dit, Mon cher Pancrace, je pense que Yayi Boni n’aurait pas dû être élu à 75%. Un score de 52 ou de 52,5% était largement suffisant dans l’intérêt du pays. La victoire plébiscite de Yayi Boni a fini par lui tourner la tête, oui, mon cher ami, j’en suis certain. Comme tout un chacun, l’homme a sa psychologie, ses points forts et ses points faibles. Yayi Boni est sensible à son success-story. Il en est ivre. Son élection en 2006 à 75% l’a rendu littéralement fou de lui-même. Il ressemble à un funambule qui s’est retrouvé haut, très haut perché, et qui a peur de tomber, car il sait que plus dure en sera la chute. Et cette peur l’obsède. Elle détermine tous ses gestes qui perdent du coup toute grâce et toute spontanéité. Il sacrifie son art et se réfugie tout entier dans la fixation sur la chute. Ayant annoncé le changement voulu par le peuple, Yayi Boni semble n’avoir arrêté aucune méthode pour cela. Il ne sait rien de ce qu’il veut ou peut changer. Il n’est pas idéologue pour un sou ; la chose peut à première vue paraître une qualité d’homme d’action, mais une chose est de ne pas être dogmatique une autre est, dans le rapport verbal au peuple, de n'avoir pas de charisme et d'être à court d’idées. Dans son for intérieur, Yayi Boni pense que son élection à 75% n’est pas le fait de la libre volonté du peuple encore moins d’une claire conscience de son acte. Yayi Boni a fini par se persuader que si le peuple s’était ainsi prononcé massivement pour lui, c’était parce que la masse est idiote, ignorante et facile à manipuler. C’est pour cela que la seule méthode qu’il a mise en place pour le changement est une méthode mentale. Il s’agit d’influer sur la disposition du peuple grâce à l’action insidieuse de la propagande et de la manipulation de masse. Cette conviction est la preuve de l’ivresse narcissique générée par son plébiscite. Du coup, Yayi Boni est persuadé qu’en investissant massivement dans la manipulation de masse, il pourrait réussir à pérenniser les conditions de sa prouesse inaugurale qui l’obsède. Il s’agit d’un cercle vicieux. En effet, la prouesse inaugurale l’a enivré et l’ivresse le pousse à renouveler la prouesse. Celle-ci est devenue une idée fixe. En son for intérieur, elle a une double formulation réaliste et idéaliste. La première est négative et catégorique : ne surtout pas échouer à l’élection de 2011 ; la seconde est positive et ambitieuse : faire aussi bien qu’en 2006 ! A partir de cette idée fixe, Yayi Boni fait ses choix uniquement en fonction de sa prouesse future. Dès les premiers instants de sa prise de fonction, il a jeté son dévolu sur la question de sa réélection en 2011. Et alors qu’il a été élu par le peuple pour changer l’état des choses, tout se passe comme s’il avait été élu pour être réélu. Toute sa politique est déterminée en fonction de ce paramètre constant et majeur qui renvoie tous les autres à l’état de chose secondaire et accessoire. Sous ce rapport, de ses deux prédécesseurs, Kérékou est érigé en modèle et Soglo en contre-modèle politique, quand bien même il lui emprunte de façon ingrate son côté prométhéen. C’est pour cela que, sous couvert d’alliance, à un moment donné, il a voulu s’affranchir de cette paternité symboliquement encombrante ; il a voulu ravaler Soglo – non pas tuer le père comme celui-ci a pu le dire – mais le terrasser, le vaincre pour bien le placer dans son rôle historique de looser et se placer ostensiblement du côté opposé, c’est-à-dire fédérer à son image l’aura de succès électoral et de durée politique qui entoure Kérékou. Et Kérékou n’est pas seulement son modèle pour la forme, mais il est aussi son modèle sur le fond. Et cela génère un effet pervers. Parce qu’au lieu de s’occuper de la tâche qui lui est confiée par le peuple dans l’esprit de mars 2006, dans l’idée que la fin justifie les moyens, Yayi Boni préfère imiter Kérékou dans le fond plutôt que de tourner la page Kérékou. Or tout au moins en ce qui concerne la corruption et le recul de la misère, la fin de la toute-puissance d’une certaine mafia, c’est ce changement d'ère éthique qui faisait la substance du sursaut populaire de mars 2006. A cette croisée, Yayi Boni avait le choix sinon de tuer Kérékou du moins l’oublier, ou bien de recycler tout ce qui a fait son succès électoral et sa longévité politique. Eu égard à la toute puissance de son obsession, c’est la seconde option qui a eu la faveur de Yayi Boni. A savoir la culture du laisser faire, voler et laisser voler, remplir les caisses de l’état d’un côté puis siphonner ces mêmes caisses d’un autre côté sans état d’âme, remettre en selle la mafia avec les mêmes slogans stupides sur le changement comme jadis on en faisait sur et sous la Révolution. La relance de la culture de corruption est en rapport avec la fixation de Yayi Boni sur les échéances de 2011. Dans la mesure où cette atmosphère générale de détournement instaurée par le pouvoir a pour but de constituer le nerf de la guerre électorale, toutes les nervures qui irriguent le nerf principal sont stimulées en ce sens. Ce choix est tragique et pervers. Parce que moralement et logiquement, il détourne du but principal et est contraire à l’esprit de la volonté populaire de mars 2006. A tort ou à raison, le peuple pense que les richesses qui se détournent en toute impunité au plus haut sommet de l’Etat et dans les administrations et sociétés d’Etat, celles qu’on donne par exemple au Togo d’une main pour les reprendre d’une autre le moment venu, auraient pu servir à assurer son mieux-être. Certes en toute rigueur ce lien de cause à effet n’est pas aussi direct qu’on le croit ; car il ne suffit pas de ne pas détourner l’argent public pour que, hydrauliquement, le sort du peuple s’en trouve amélioré ; encore faut-il bien gérer l’argent, ce qui est une tout autre affaire. Mais le fait est là : le peuple vit la corruption et l’impunité dans sa chair comme une source profonde de frustration. Ajouté à cela, – et là, cher ami, je fais écho à une partie de ta question – les circonstances nationales, régionales et mondiales ne sont pas favorables. La fixation sur le succès électoral, la peur de perdre en 2011 ont conduit Yayi Boni à faire du changement son affaire personnelle avant d’être celle du gouvernement et du peuple tout entier. Cette personnalisation de quelque chose qui devrait être collectif relève tout simplement d’une idiotie. Même les partis qui soutiennent le Président eux-mêmes ne font pas référence au changement dans leur sigle. La FCBE se veut la Force Cauris pour un Bénin Émergent. ‘Cauris’ et ‘Emergence’ riment avec richesse. Donc le changement selon Yayi Boni revient à devenir riche. Mais comment peut-on devenir riche sans travailler ? D’où l’on retombe dans le cercle vicieux du couple pervers corruption/impunité. Évidemment si le Bénin émergeait cela voudrait dire qu’il a changé. Mais ne peut-il pas changer sans émerger en urgence ? Pourquoi le régime actuel ne semble-t-il pas privilégier une vision à long terme de la notion de changement qui est plus en phase avec la réalité et dans l’intérêt du pays ? Pourquoi la réélection de Yayi Boni en 2011 est son seul horizon ? Pourquoi sacrifier la volonté populaire sur l’autel d’une obsession si narcissique ? Regarde un peu, cher ami, parmi tous ces gens qui depuis trois ans se mettent en vue et rééditent allègrement les mêmes bêtises du passé pourquoi ne voit-on émerger aucun théoricien sérieux du changement ? Et en compensation à ce vide et à ce silence assourdissant quelle pratique concrète du changement nous propose-t-on ? En dehors de la propagande sur et par le Chef ? Et sur la construction de deux ou trois infrastructures routières. Dans cette veine manipulatrice la rhétorique prend le dessus. Les infrastructures sont une forme de rhétorique comme les mots qui les désignent ; il n’est pas jusqu’au mot échangeur qu’on ne veuille faire rimer avec Changement. En somme, impulsé uniquement par le sommet, dans des conditions de financement acrobatiques qui, passée l’euphorie de leur annonce, pourraient se révéler plus problématiques qu’on ne peut le craindre, on met en avant une poignée d’infrastructures destinées à illustrer l’émergence. Mais s’il suffit d’avoir quelques routes, édifices, ponts voire échangeurs pour se dire émergent, il y a des décennies que le Nigeria, notre grand voisin et bien d’autres pays de la sous-région qui nous dépassent de très loin sur ce terrain-là seraient classés comme émergents ! Ce qui est loin d’être le cas. L’habit ne fait pas le moine. Et pour citer un philosophe allemand célèbre : ce n'est pas parce que nous avons des yeux que nous voyons, mais nous avons des yeux parce que nous voyons. En clair, ce n’est pas ces infrastructures, aussi nouvelles soient-elles dans le décor d’un petit pays comme le notre qui vont provoquer l’émergence mais c’est plutôt l’émergence qui doit les provoquer selon un rythme, une articulation et une dynamique endogènes et sains. Tous ces ouvrages construits mais pour la plupart annoncés ne sont que l’infrastructure rhétorique d’une superstructure de subornation des masses. On ne peut pas passer ses journées à faire le tour des échangeurs, ou à s’extasier devant les « Villa-Merci-Censad » quand on a le ventre vide, qu’on a un maigre salaire si on en a, et que, malade, on est relégué à l’article de la mort parce qu’on est dans l’incapacité de se soigner !
Non, mon cher Pancrace, ce n’est pas possible. La personnalisation à outrance du changement, le fait de l’assujettir au soi au lieu d’en faire la chose de tout le peuple fait que le changement façon Yayi est mort né.
Le peuple est déçu parce qu’il a réalisé un sursaut propre à son génie. Et de ce sursaut il a conçu un espoir légitime. Et le peuple est déçu parce que l’unanimité massive et plébiscitaire avec la-quelle il a porté son choix sur son sauveur a tourné la tête à celui-ci. Venu au pouvoir sur les lignes de force d’une opportunité mal comprise, le sauveur est persuadé que ce n’est pas la volonté consciente du peuple qui l’a choisi mais l’effet insidieux de son propre charme. Aussi, le désir du peuple est devenu au mieux un moyen parmi d’autres de la volonté suprême du sauveur de pérenniser son charme et d’en faire un modèle déposé.
Voilà, mon cher Pancrace, quelques éléments de réponse à ta question. Rien que de très spontané ; et des réflexions qui méritent d'être approfondies. En tout cas le mérite est dans la question elle-même ; pour moi, c'est l’une des questions politiques cruciales à laquelle il sied que ceux qui nous gouvernent réfléchissent et apportent une réponse concrète. Alors et alors seulement le sursaut de vitalité de mars 2006 pourra renouer avec ses buts initiaux.
Sinon, qui sauvera le Bénin ?
Amicalement,
Binason Avèkes
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