Jérôme Carlos et « Nos Modèles »
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.«Quand on reconnaît le mérite de certains Béninois et qu’on distingue ceux-ci pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils font, c’est le Bénin tout entier qui est honoré » écrit Jérôme Carlos dans sa Chronique. Déjà le « on » pose problème. Et ce n’est pas par hasard que le chroniqueur avisé préfère ici ce "on " indéfini qui entretient le flou. Il n’est pas tout que nos « modèles » soient reconnus. Il faut aussi dire par qui, et quel est le mode de leur reconnaissance. Qui les a reconnus et pourquoi ?
L’autre jour venant de l’école de mon fils, à côté des Champs-Élysées à Paris, j’entre dans la cour d’un musée dont je ne connais pas le nom, et où sont régulièrement exposées des œuvres d’art à ciel ouvert, à la portée de tous. Mon fils aime s’arrêter là et me contraint souvent en raison que les œuvres excitent sa curiosité. Et j’ai vu des œuvres, disons le sans polémique, « primitives » : une tête immense, et plus loin une grosse pierre apparemment informe... Et je me demandais ce que les Européens trouvaient de particulièrement esthétique à ces objets. Et me tournant vers la bouche antique du métro « Franklin Roosevelt », je voyais que son fronton et le portique étaient encore plus esthétiques et artistiques que cette œuvre primitive ainsi désignée par le regard esthétique du Blanc. J’en ai conclu que pour exorciser sa peur de l’inconnu, le Blanc a tendance à esthétiser nos productions sans demander son reste. Alors, que valent les reconnaissances de ceux qu’ils considèrent parmi nous comme des artistes selon leurs critères ? Je pense qu’elles valent ce qu’elles valent et, sans ravaler notre fierté, nous ne devons ni abuser de ces protestations de reconnaissance, encore moins en être dupes. L’affirmation de Jérôme Carlos ne me paraît pas bien fondée. Car lorsque par exemple les Américains honorent des artistes Français ou Belges, lorsqu’ils les reconnaissent c’est d’abord parce que ceux-ci ont été détectés, instruits et construits, connus et reconnus par leur pays d’origine et leurs nationaux – et pas seulement par une petite élite urbaine tonitruante. Donc si, comme le dit Jérôme Carlos, ce sont les pays d’origine qui sont honorés, c’est d’abord parce que ces pays ont fait leur business : ils ont porté aux nues leurs fils et filles ; ils les ont choisis, élevés, les ont nourris et formés. Or dans le cas des Béninois, la démarche est inverse. Conformément à son éthique individualiste le Béninois se hisse au sommet de la reconnaissance des pays à grande aura, et s’attend en retour à vendre cette notoriété acquise aux siens. Et c’est là où le bât blesse. Car, au rebours de sa démarche orpheline c’est la logique inverse qui aurait été la plus recevable.
Il n’est pas tout que nos « modèles » soient reconnus. Il faut aussi dire par qui, et quel est le mode de leur reconnaissance. Qui les a reconnus et pourquoi ?
Or donc, qui sont ces modèles dont "on" nous rebat les oreilles ? Eh bien une chorégraphe, une musicienne, un plasticien et un acteur de cinéma. En somme ce sont d’éminents représentants du domaine de l’art. Or l’art, la disposition à l’art a beau être universelle chez l’être humain, elle est avant tout culturellement déterminée. Chaque groupe humain a ce qui l’émeut, ce qu’il considère comme beau. Il est bien fini le temps où un Baumgarten¹ dans un élan volontariste assez touchant pouvait s’enorgueillir de définir l’esthétique comme science de la connaissance sensible. Depuis Kant² et Hegel³, la théorie générale du beau a remisé ses prétentions scientistes. Donc le fait que les hérauts du Beau pour nous, nos porteurs du Beau soient désignés, reconnus et posés comme tels de l’extérieur est sujet à caution. Et ce n’est pas tant la reconnaissance de nos hérauts qui soit en cause ici que le fait qu’ils soient de but en blanc portés sur leurs fonds baptismaux de l’extérieur par des logiques et des systèmes de reconnaissance hétéronomes. Souvent dans le domaine impondérable parce que politiquement, idéologiquement et culturellement déterminé de l’art, la bonne volonté exogène n’est jamais gratuite encore moins naïve. La meilleure façon pour les Occidentaux – nos Saigneurs/Seigneurs d'hier et d'aujourd'hui – d’exercer de l’influence sur nous, de nous contrôler, de maintenir leur système de domination séculaire sur nous est de s’ériger en douceur en désignateurs des porteurs de nos valeurs. Combien de fois un Béninois a-t-il reconnu un cinéaste ou un écrivain américain ou français ? Et le cas échéant, combien de fois ceux-ci forts de cette reconnaissance se sont tournés vers leur pays d’origine pour la faire valoir ? La dernière fois que dans le domaine de l’honneur en général, notre pays a tenté de distinguer un illustre Américain nous avons tous vu le sort auquel a été destinée notre médaille... Qui pense sincèrement que les Chinois tous autant qu’ils sont accepteraient, ou attendraient que les Américains ou les Anglais eussent distingué leur ressortissant avant d’en faire un modèle ? Il est à peu près sûr que la suspicion légitime dans laquelle ils tiennent ce type de démarche les pousserait à mépriser une mise en valeur aussi impudique. D’ailleurs, de leur côté, ne se faisant aucune illusion sur la relativité des choses de l’art, les Chinois n’auraient jamais poussé l’impudeur universaliste au point de s’ériger en connaisseurs des valeurs d’autrui...
La meilleure façon pour les Occi-dentaux de maintenir leur système de domination séculaire sur nous est de s’ériger en désignateurs des porteurs de nos valeurs.
Et puis, il y a le discours du chroniqueur, avec sa rhétorique de naturalisation sur le mode du « nous sommes une pépinière de génies, et nous tutoyons les grands de ce monde etc. » ... C’est du moins ce que suggèrent les lieux communs comme « plaque tournante internationale de référence», « éblouissante carrière aux côtés des plus grands acteurs de cinéma de la terre », «valeurs sûres à la bourse du show-biz international », « le monde entier célèbre pour leurs exceptionnelles capacités artistiques » et « prestige égal à celui du jury du Prix Nobel. » Tout discours hyperbolique et passionnément "hyperpositiste" qui entretient la confusion sinon la dénégation autour des conditions et des motivations concrètes de la reconnaissance, du choix ou de la mise en valeur des nôtres par les systèmes et instances culturels étrangers pour ne pas dire Occidentaux. Sans compter cette synecdoque obsolète qui ramène le monde entier aux Occidentaux. Force est de reconnaître que les places qui échoient aux Africains dans les systèmes de reconnaissance des Occidentaux, tributaires des rapports de violence qu’ils entretiennent avec nous, sont moins des places universelles que des strapontins réservés et spécialisés, même si elles ont le mérite d’exister. En effet, qui d’autre peut jouer le rôle d’un Noir qu’un acteur Noir ? Pourquoi en France, dans le domaine de la littérature francophone, un écrivain africain aura peut-être le Renaudot mais jamais le Prix Goncourt ? Voilà des questions qui posent bien la problématique de la relativité idéologique de ces reconnaissances et de leur nécessaire relativisation. Et puis, la comparaison du "Recording Academy" avec le célèbre jury d’Oslo montre bien le caractère abstrait de l’analyse de Jérôme Carlos en dépit de sa pertinence. Le mot abstrait devant être compris au sens hégélien du terme qui veut dire que l’analyse ne réalise pas le concept qu’elle pose. En effet le "Recording Academy" est un jury spécialisé qui, comme son nom l’indique, s’occupe des disques et du domaine de la musique principale-ment. Il s’agit d’une académie à cheval entre le commercial et l’Art. Et son mode de procédure consiste à désigner et mettre en scène des individus. Son but consiste à désigner pour le commer-cial ce qui vaut dans le domaine de l’art musical. Or le Jury du Nobel est un jury à vocation essentiellement scientifique. Hormis le Prix Nobel de littérature et dans une moindre mesure celui de la Paix, qui sont comme des cerises sur le gâteau, le Nobel distingue des réalisations scientifiques de haut niveau, aussi bien à travers les individus que les équipes et les nations. Quand le "Recording Academy" distingue Kidjo, même lorsqu'elle l'étiquette "Chanteuse Béninoise", elle ne reconnaît pas en elle le Bénin mais une musicienne de talent dont l’œuvre est méritoire selon ses critères ; lesquels critères ne sont pas, tout le monde en conviendra, ceux que privilégie l’Académie Musicale de Pékin.
Force est de reconnaître que les places qui échoient aux Africains dans les systèmes de reconnais-sance des Occidentaux sont moins des places universelles que des strapontins réservés et spécialisés.
Or, une reconnaissance éventuelle du Docteur MEDEGAN dans le cas de la découverte effective d’un remède contre la drépanocytose ne serait pas uniquement individuelle ; au-delà du lauréat, elle s’adresserait à tout un pays, à son système de recherche et d’éducation. Donc, en dehors des effets rhétoriques dont il sied de ne pas abuser, c’est un peu léger de mettre sur le même plan des jurys aux objectifs et natures aussi hétérogènes. De fait, une distinction est à établir entre la reconnaissance pour des œuvres du domaine de l’art, et la reconnaissance des œuvres du domaine purement scientifique. Celle-ci est plus fondée et moins sujette à une logique d’asservissement idéologique que celle-là. Et, d’une certaine manière, le peu d’intérêt pour ne pas dire le mépris que le Béninois réel exprime pour ceux qu’on appelle ses modèles trahit bien l’ambigüité de la détermination exogène de leur reconnaissance, le fait qu’il ne se reconnaît pas dans cette reconnaissance exogène. Mais ce constat vaut seulement pour l’homme ordinaire, pas pour le Béninois évolué ou instruit, encore moins pour les gouvernants dont l’embarras face à ces reconnaissances exogènes traduit pour les uns, une gêne mentale et pour les autres une gêne politique. Dans les deux cas, la raison principale de ce désaveu est qu’on ne sait pas quelle place confé-rer à ces célébrités exogènes dans la représentation émotionnelle ou dans le système politique des honneurs. Ce sont des célébrités qui embarrassent et dont on se débarrasse bien vite.
Ceci étant dit, et parce que c’est dit, la question soulevée par Jérôme Carlos et les éléments de réponse qu’il apporte par ailleurs ne manquent pas de pertinence. Il s’agit des questions du lien social, et de la haine de soi qui posent un réel problème à la société et à la nation béninoises. Le lien social est un élément décisif dans la formation de l’esprit national et le bon fonction-nement d’une société, surtout si celle-ci se veut émergente. Or les Béninois évolués, ceux qui devraient servir d’exemple à la multitude, le Béninois instruit n’affectionnent rien tant que l’individualisme méthodique. Cela fait partie de l’ethos collectif. Cette haine de soi est surtout ancrée dans la mentalité des Béni-nois du sud, pas de ceux du Nord. Ainsi les noms cités par Jérôme Carlos : G. Acogny, A. Kidjo, R. Hazoumè, D. Hounsou sont des noms de Béninois originaires du sud du pays. Il est à peu près sûr que si ces gens étaient originaires du Nord du Bénin, leur célébrité n’aurait pas été boudée par leurs congénères directs du Nord, qui auraient partagé sans réserve la fierté que l’un des leurs soit reconnu à ce haut niveau international. Donc comme nous le montre les faits historiques et politiques de notre pays, depuis au moins le temps d’Adandozan jusqu’à nos jours en passant par l'époque fatale des Béhanzin et Toffa, la haine de soi structure la mentalité du Béninois ; de plus, elle est culturellement et géographiquement située.
Depuis au moins le temps d’Adandozan jusqu’à nos jours en passant par l'époque fatale des Béhanzin et Toffa, la haine de soi au Bénin structure nos mentalités.
C’est cette haine de soi qui, pour partie à mon avis rend raison du désert dont parle Jérôme Carlos à juste titre. Sans doute cela conduit à avoir une piètre idée de nous-mêmes et de notre pays. Mais de part sa mentalité le Béninois évolué originaire du sud a besoin de cette piètre idée du Béninois pour se complaire dans son autosatisfaction replète, et le mythe individualiste de son exceptionnalité imaginaire. Comme le perçoit bien le chroniqueur, notre jeunesse a besoin de références et de modèles pour donner le meilleur de lui-même et avoir le courage d’évoluer dans le bon sens. Mais le refus de la majorité du pays réel de se reconnaître dans la reconnaissance exogène des nôtres met en jeu la légiti-mité de celle-ci ; il pose aussi la question de la hiérarchie dans la définition de ce qui peut être un modèle pour nous. A certains égards, ce refus peut être considéré comme une résistance instinctive du pays réel au système structuré d'asservissement dont il est l'objet. Un pays épris de liberté et de progrès ne peut pas se croiser les bras et voir ses étoiles illuminer par des soleils étrangers, au nom d'un universalisme suborneur. Il doit mettre la main à la pâte. C’est à ce niveau sociétal et politique que le bât blesse. Car pour l’instant, en tant que groupe social ou national digne de ce nom, nous avons beau vouloir, nous sommes loin de payer le prix de nos vrais modèles, et le pays réel ne s’y trompe pas.
Binason Avèkes
¹ A. G. Baumgarten, Æsthetica
² E. Kant, Critique de la Faculté de Juger
³ F. Hegel, Leçons sur l'Esthétique
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007, © Bienvenu sur Babilown
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