Quel Changement !
Hier, à Cotonou, ai failli mourir, tiré comme un vulgaire sanglier. Ce genre de drames ou d’accidents jusque-là était un simple événement lointain relayé par la presse. Et aussi furieuse que soit mon indignation contre de tels faits, il reste que loin d’en être la victime ou un de ses proches, je n’étais en rien directement concerné, ni de près ni de loin. Mon indignation était avant tout morale, un refus spontané de voir de tels actes se produire dans une société humaine qui se trouve être celle qui m’a vu naître, celle à laquelle, par-dessus tout, je suis le plus attaché.
Comment en effet accepter de voir mourir des hommes ou des femmes, fauchées par des balles furieuses, pour excès de zèle de la part de ceux-là même qui sont censées assurer la sécurité des gens ? Comment concevoir, accepter ou tolérer que la sécurité d’un seul citoyen – fût-il le premier d’entre tous – se fasse au détriment de la vie de chacun ? Ce climat de peur, d’insécurité pour la vie, alors que de nombreux autres facteurs le nourrissait déjà, facteurs auxquels le gouvernement reste incapable de remédier, fallait-il l’aggraver derechef ? Y avait-il de bonnes raisons pour cela ? La sécurité du chef de l’Etat commençait à peser lourd dans l’espérance de survie des citoyens. Il ne se passait pas de semaines ou de mois où les zélateurs militaires sous prétexte de sécurité du chef de l’Etat, ne laissaient libre cours à leur folie de la gâchette. De jours ou de semaines où un citoyen innocent pour s’être malencontreusement retrouvé sur le parcours du cortège présidentiel, n’entrât à son tour dans le cortège des blessés plus ou moins graves, si ce n’est dans le tragique cortège mortuaire. Par certains côtés, volontairement ou non la chose confinait au sacrifice humain. Le pouvoir voudrait-il enraciner sa suprématie dans la peur viscérale du citoyen, voudrait-il sceller le respect à la personne du Chef dans une crainte pour la vie, voudrait-il envoyer le signe de menace de mort à ses ennemis plus ou moins imaginaires qu’il ne s’y prendrait pas autrement : symboliquement au moins, ces bavures répétées commençaient à sentir le roussi occulte du sacrifice humain. Tout cela était intolérable, malsain, et pour tout dire révoltant. Et je me révoltais, à l’instar de nos compatriotes, émus, choqués et indignés par de telles bavures. Mais la différence avec le plus grand nombre est que moi, je n’étais pas comme la plupart des Béninois sur le même palier que les malheureuses victimes. J’étais loin, très loin de ce théâtre de mort aléatoire. Et la menace des balles des sauvages zélateurs de la sécurité du Chef de l’Etat, les assauts de cette humanité sommaire en armes étaient loin de m’atteindre. A vrai dire ce n’était que ma sensibilité qui parlait ; pour le reste, l’événement avait un caractère abstrait, distant et pour tout dire immatériel. Or me voilà, en ce début d’année sur le terrain, retour au bercail, pour une plongée revigorante dans la réalité du pays. En raison de l’atmosphère polluée des rues de Cotonou, des grouillements anarchiques des véhicules de toutes sortes nourris à l’essence frelatées dit kpayo, je ne passais pas le plus clair de mon temps dans les rues. Certes, j’essayais de prendre la mesure des évolutions dans le pays. Je lisais les journaux et observais ce qui se passait à la télévision ; m’écœurant au passage de la monomanie obsédante des danses et chansons, des trépidations sensuellement débridées que la jeunesse mais aussi les milieux du showbiz et faiseurs de spectacles avaient érigées en valeurs absolues et exclusives. La culture du pauvre qui ne faisait aucune part pour le réfléchi et qui se réfléchissait tel un pâle rayon sur la surface fatale des choses. On sentait aussi comment les médias étaient utilisés à la publicité et au culte personnel indu du Chef en intensifiant à outrance le procédé qui consiste à faire flèche de tout bois publicitaire, à s’immoler à la dithyrambe et à ressasser les louanges des petits faits dérisoires du grand homme d’Etat, Docteur omniscient, envoyé par Dieu pour sauver le Bénin des ténèbres où Monsieur Kérékou et son régime corrompus l’on impunément précipités au vu et au su de tout le monde. Cette fiction du salut qui est encore un cache-misère, comme je l’ai constaté, est solidement tenue à bout de bras par le Béninois moyen, aidé seulement par la bienveillance manipulatrice des médias. Vers quoi d’autres pourraient se tourner toutes ces espérances bandées comme un arc vers une cible voilée et incertaine ?
J’en étais là dans mes observations lorsque, pour raison familiale, je dus me rendre à Porto-Novo, ma ville natale. Ville que je retrouvai relativement préservée des nuisances du grouillement pollué dont Cotonou semblait pathétiquement si fière. Cette préservation était aussi la traduction paradoxale de son abandon, de l’avancée de la ruine qui la tenaille de toutes parts et du peu d’intérêt que lui vouent les pouvoirs publics et ce en dépit de son statut officiel. Porto-Novo, mon Porto-Novo natal, n’avait rien de novo ; et parce qu’il était resté quasi inchangé, me plut. Je l’aimai encore comme toujours, soulagé qu’à défaut de prendre le chemin d’un Changement douteux, elle fût restée identique à elle-même, digne, sobre et fière, sans illusions ; comme un sphinx sacré qui attend l’heure de vérité pour rompre la glace, et relever le défi du progrès mérité.
C’est au retour de Porto-Novo, ville symbolisant le pôle de la vie, en rentrant à Koutonou, ville symbolisant jusque dans son nom le pôle de la mort, que je faillis entrer dans le cortège des morts. Les morts accidentels pour raison de zèle des forces de l’ordre tout à coup perdirent pour moi le statut d’abstraction morale. Et me prirent moi-même pour leur objet, candidat au sacrifice d’une culture qui fait peu de cas du droit à la sécurité et à la vie. Culture mettant à l’honneur de façon si caricaturale la loi du plus fort du moment. Culture qui conférait à un petit pantin dérisoire et sans culture de base le droit de vie ou de mort sur quiconque pour le seul fait que celui-là est porteur d’une arme à feu bien que celui-ci eût l’arme de la raison. Mon chauffeur, mon épouse Coréenne et mon fils, n’étions pourtant pas des va-t-en-guerre forcenés. Je connaissais ce chauffeur depuis des années, et à chacune de mes arrivées c’est lui qui me conduisait en toute sécurité. Il n’était pas du genre à enfreindre délibérément le code de la route ; et en eût-il la tentation que mon épouse, qui par culture et par tempérament est très à cheval sur le respect des règles, se ferait forte de l’en dissuader. Mon fils de 9 ans était à l’avant aux côtés du chauffeur. Malgré ses yeux bridés, il n’avait ni l’air, ni l’âge encore moins la dextérité d’un Jacky Chang. Au sortir du deuxième pont qui donnait dans le marché de Dantokpa que nous venions de traverser nous arrivâmes au feu qui se trouvait au carrefour donnant à gauche vers Missèbo. Le feu passait à l’orange à notre arrivée au carrefour. Le chauffeur était dans une telle position que tenter de s’arrêter aurait été à l’origine d’un carambolage. Aussi s’apprêtait-il à passer avant le feu rouge, lorsque soudain retentirent des coups de sifflet stridents. C’étaient les forces de l’ordre qui sifflaient ainsi. Ils avaient pris d’assaut le carrefour et on aurait dit qu’ils étaient là à l’affût du moindre prétexte pour intervenir, n’attendant même pas que les fautes soient constituées pour fondre sur les usagers qui tombaient alors des nues, se demandant souvent ce qu’ils avaient fait ou n’avaient pas fait. Le chauffeur par précaution afin de ne pas se faire emboutir par les voitures qui lui filaient le train, préféra garer un peu en avant. Mal lui en prit car c’était déjà trop lambiner à répondre à l’injonction des forces de l’ordre. Tout à coup, surgissant arme au point tel un singe acrobate dans un cirque, nous vîmes devant nous un soldat qui pointait furieusement son arme à gros calibre sur notre voiture, et ostensiblement à hauteur de nos yeux ahuris. Et sans doute si le chauffeur qui était pourtant au ralenti n’avait pas fait halte, cet excité de la gâchette venu du diable vauvert aurait vidé le chargeur de son arme sur nous et nous auraient transformés en passoire l’espace tragique d’une demi-seconde.
Le soldat qui nous assaillit s’approcha de la voiture et marmonna dans un français approximatif et des manières d’une sauvagerie consommée des remontrances décousues, insensées. Auxquelles nous ne répondîmes pas, ma femme émue s’étant blottie contre moi, et mon fils qui amusé écarquillait les yeux sans se douter de la gravité du danger auquel il venait d’échapper… Danger d'un Retour au pays Natal. De ma vie, c'était la première fois que ça m'arrivait : Quel Changement !
Binason Avèkes
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