Sociologie de la Presse : Le Marché de la Critique Politique au Bénin.
Le paysage de la presse béninoise – papier et/ou électronique – est riche de nombreux titres. Une diversité qui a priori devrait rimer avec richesse et liberté d’expression. Si formellement la liberté est un acquis respecté par les politiques, en réalité, au vu de certaines pratiques des professionnels de la presse elle reste sujette à caution. La richesse quant à elle pose problème en raison du contenu thématique de l’information dominée par la monomanie du thème politique. Cette situation est à l'origine de la réduction des genres journalistiques, et de certaines pratiques douteuses qui caractérisent le fonctionnement de la presse béninoise. Des déviances acquises, parce que plus ou moins répandues et partagées sont devenues si évidentes qu'elles passent inaperçues et se donnent même pour la norme. Comment en est-on arrivé là ? Notre objectif ici est d'en rendre raison. Pour ce faire, il convient d'entrée de s'interroger sur l'origine de la monomanie du thème politique.
La monomanie du politique renvoie à l’origine première et à la motivation de la création des journaux. Le domaine d’activité qui est celui de la presse d’opinion et d’information est régi par des règles de rentabilité spécifiques. Un examen attentif des modalités de fonctionnement de ce domaine montre que n’y survit pas qui veut. Par rapport au profil du média, la normalité aurait été celle d’une pluralité de pôles d’intérêt ; et par rapport au contenu une harmonisation des thèmes. Sur une période plus ou moins longue, l’expérience montre que les entrepreneurs de presse qui tentent de faire leur cette normalité sont vite acculés à la faillite. Le paradoxe est simple : comme toute entreprise, les entreprises de presse ont besoin de recette, mais celle-ci est très limitée. En effet, le marché publicitaire est étriqué et non régulé. La publicité ne suit pas l’audience des organes. De plus, les Béninois n’ont pas la culture d’achat des journaux qu’ils lisent, ce qui rend dérisoires les recettes d’abonnement ou de vente. Dans une logique darwinienne qui ne dit pas son nom, les journaux qui survivent sont ceux qui adoptent un profil partisan, et dont le contenu spécialisé fait de la monomanie du thème politique leur raison d’être. Tant il est vrai que, à force de n’être que quasiment les seuls dans le paysage, de le dominer d’un bout à l’autre, ces journaux ont fini par naturaliser leur profil, leur motivation et leur thème comme horizon indépassable de ce qu’est ou censé être la presse écrite. Au cœur de ce positionnement partisan, et de la prépondérance monomaniaque du thème politique dominent des genres journalistiques bien précis, avec à la clé un fonctionnement et des techniques qui ne sont pas seulement idoines mais rendent raison de la mission et des motivations premières des promoteurs.
Parmi les genres qui touchent au profil partisan et au parti-pris politique de la presse béninoise trois ou quatre méritent d’être cités : L'éditorial, la chronique et la critique. Par rapport à la situation d’un pays démocratisant et pauvre comme le Bénin, ces genres constituent des types idéaux, au sens de Max Weber. Ils correspondent à une diversité de profils média, et dans la mesure où il s’agit d’une presse généraliste, à une pluralité systématique de contenus thématiques. Tel n’est pas le cas de la presse d’opinion et d’information au Bénin. Au Bénin, le profil partisan, conséquence des contraintes économiques, intiment des choix techniques, des habitudes et une prédilection de genre bien précises. Un examen des journaux béninois, (journaux papiers ou sites internet) montre très clairement la prépondérance du thème politique. A tel point que dans l’imaginaire du Béninois, lire un journal c’est s’informer de ce qui se passe dans le pays, et ce qui se passe dans le pays n’est ni culturel, ni cultuel, ni esthétique, ni artistique mais essentiellement politique. Ainsi, dans maints journaux le contenu politique est dominant ; et bien souvent, les rubriques non politiques subissent eux-aussi l’hégémonie de la culture éditoriale du tout politique. De fait la thématique politique imprègne toutes les autres rubriques forcées de traiter leurs sujets sous l’angle de l’intéressement à la chose politique. Cette réalité nous ramène aux considérations sur les stratégies de vie et parfois de survie des journaux. Ceux-ci, jouant le rôle de pavillons de complaisance éditoriale de milieux, partis et dirigeants politiques, dont ils contribuent à promouvoir la communication, l’image et les actions.
Conséquence logique de ce contexte, les genres et les espèces éditoriaux sont réduits à la portion congrue. Dans la presse béninoise, on a une prédilection pour la chronique, dont l’éditorial n’est qu’une variété. Et si le genre chronique connaît la faveur de la presse béninoise, journaux, journalistes et lecteurs compris, c’est à travers une seule espèce : la Chronique politique. Au niveau des acteurs, cette prédilection pour le thème de la politique se manifeste par une offensive, une multiplication et une activité soutenue des Chroniqueurs politiques. L’effervescence et les fantasmes que charrie ce nec plus ultra de la profession de journaliste au Bénin sont à mettre en rapport avec les enjeux de son activité : sa notoriété, sa carrière, son pouvoir et ses gains. Ces enjeux apparaissent comme tributaires du marché de courtage du discours politique, dans lequel les journalistes, à l’instar de leurs employeurs, prennent place et jouent un rôle déterminant. Dans les divers positionnements que suscite le marché de courtage de l’opinion politique, la position du chroniqueur politique est éminente. Elle correspond à une modalité de la communication politique des milieux politiques portés au manque de spécialistes attitrés de la communication. De ce fait, les journaux et les journalistes, en professionnels de l’information, comblent ce vide moyennant rétribution. Cette collusion suspecte qui peut prendre les dehors de l’engagement intellectuel, flirte avec les limites des règles déontologiques. Forts de leur notoriété plus ou moins établie, de leurs talents plus ou moins convaincants, les chroniqueurs politiques s’érigent en entrepreneurs de l’opinion. Il y a une adéquation entre l’amoralité apparente et le cynisme intellectuel de leur servilité mercenaire et l’immoralité et le mépris de l’intelligence qui caractérisent les milieux politiques. Souvent leur art fonctionne par dénégation : à l’opposé des discours que les linguistes qualifient de performatifs parce qu’ils disent ce qu’ils font, le chroniqueur politique plus ou moins stipendié réussit sa manœuvre de subornation de l’opinion au moment où il dénie par sa prouesse rhétorique et son sérieux apparent son intention véritable : louer/lyncher, défendre/dénigrer, vendre/vilipender, représenter/railler, placer/polémiquer, illustrer/ironiser, porter/pourfendre la parole d’un homme fort, d’un régime, d’un parti, etc.
Bien sûr, il y a des chroniqueurs et des journalistes de talent, honnêtes, et au-dessus de tout soupçon, et il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur toute une profession, mais le fonctionnement décrit et décriée ici est réel et avéré.
Le principe de ce fonctionnement réside dans la double conjonction de la passivité économique des lecteurs/citoyens dans un contexte d’étroitesse du marché publicitaire qui limite les ressources financières ; et l’offre de sous-traitance de la communication des acteurs et partis politiques dont les retombées excitent d’autant plus facilement les appétits et les convoitises des milieux de la presse qu’elles s’enracinent dans des trafics occultes, des passe-droits, dans un contexte de culture politique portée à la gestion patrimoniale du bien public.
Le fonctionnement s’inspire de l’éthique libérale qui caractérise le domaine de l’expression démocratique. A la liberté de publier et diffuser des informations reconnue aux journaux, répond l’entreprise libérale des acteurs de la presse qui en imagiers autoproclamés proposent au plus offrant leurs services sur le marché de courtage de l’opinion politique. Posé et proposé, formulé et reformulé, imprégné de leur aura de bons diseurs reconnus, les discours et images des hommes politiques peuvent faire leur chemin dans l’imaginaire du public. Rhétorique politique placée dans un espace marchand, à l’instar de son principe, la performance du chroniqueur politique prend elle aussi un double aspect : un aspect marchand et commercial avec les représentations et termes associés comme : Vendeur, Représentant, Placier, Avocat, Illustrateur, Imagier, Porte-parole, qui sont autant de fonctions assumées par le chroniqueur stipendié dans son rapport à l’espace du marché de courtage de l’opinion politique ; et d’un point de vue purement politique, en fonction des demandes de ses commanditaires, le chroniqueur assume aussi l’aspect polémique de son engagement en se faisant tour à tour : Soldat, Mercenaire, Sniper, Franc-tireur, Défenseur, et ce au gré des tensions de l’espace politique dont la gestion rhétorique lui échoit par définition.
Au total, par rapport à un fonctionnement normal et à la définition théorique des genres pratiqués par la presse dans les sociétés démocratiques de référence, au Bénin, les journalistes, les promoteurs de journaux et les lecteurs, chacun selon ses intérêts, semblent avoir jeté leur dévolu sur un seul genre celui de la chronique, et à l’intérieur de celui-ci une espèce exclusive, la chronique politique. Ce choix résulte d’une sélection vitale opérée par les conditions de survie économique des entreprises de presse confrontées à la dure réalité d’un lectorat économiquement passif, et d’un marché publicitaire non régulé et étroit. Dans cette solitude relative, les entrepreneurs de presse et journalistes trouvent dans l’espace politique à travers ses chefs, ses partis plus ou moins au pouvoir ou aspirant à l’être, une clientèle de choix de leurs offres au contenu hautement spécialisé. Sur le marché du courtage de l’opinion politique ainsi consacré, les opérateurs sont les chroniqueurs. Trempée dans l’expérience d’une notoriété conçue à dessein, servie par des talents inégaux faisant souvent l’objet d’un consensus douteux, leur aura a pour fonction de sublimer tout ce qu’elle touche.
Toutefois, par rapport au fonctionnement sain d’une démocratie, ce mélange des genres pose problème. D’abord un problème de crédibilité interne. Comment peut-on imperturbablement et à date fixe trouver matière à critiquer ou à louer le même homme ou le même régime, alors que ceux-ci agissent tantôt bien ou tantôt mal ? D’un point de vue externe, dans l’imaginaire social, la délégation de compétence des hommes politique en matière de communication est un détournement des catégories de perception collective. La personnalisation de la médiation de l’opinion par quelques ténors spécialisés, issu du milieu de la presse et bénéficiant à cet égard d’un préjugé favorable d’objectivité est une forme de consensus frauduleux.
Par ailleurs, si l’activité libérale du chroniqueur, suivant les lois de l’économie de marché a tendance à se consacrer au pouvoir en place, de loin le plus galetteux et le plus gratifiant, la diversité politique et la concurrence pour le pouvoir à tous les niveaux conduisent inévitablement le chroniqueur à se mettre sur pied de guerre. Ainsi sa fonction, oscille-t-elle entre celle de l’entrepreneur libérale, promoteur d’une espèce de chronique business, et celle du mercenaire franc-tireur à la solde des puissants de l’espace politique et économique, ou ceux qui aspirent à l’être.
Quoi qu’il en soit, ces deux pôles, guerre ou marché, consacrent la loi du plus fort. Dès lors, dans l’intérêt de tous, on peut craindre que les uns n’en arrivent à vendre l’âme du pays, et les autres sans états d’âme à tirer sur l’ambulance nationale.
Par Cossi Bio Ossè.
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