Feuilleton 3
Que faisaient ces bêtes féroces au-dessous de l’eau ? Etait-ce une manière de défier les hommes ou préféraient-elles rester sous l’eau jusqu’à leur dernier souffle plutôt que de subir leur vengeance ? Le calme de l’eau au dessus de l’endroit où les félins avaient disparu avait quelque chose d’étrange. Les militaires qui étaient aux aguets s’en inquiétèrent. Le Général Félix Hessou, le Ministre de l’intérieur, de peur que les félins en nageant sous l’eau ne viennent les prendre par surprise, murmura au Président la proposition d’un recul tactique. Mais le Chef de l’état fixait sans discontinuer la surface calme de l’eau et, de ses yeux chargés d’une rare intensité, il semblait conserver le contrôle de la situation. D’un geste rassurant de la main, le Président balaya les craintes de son Ministre et attendit. Le geste fut immortalisé par le cameraman de la télévision nationale, seul témoin civil autorisé pour la circonstance et qui debout dans l’eau à une bonne distance en arrière filmait la scène. Pendant que le cameraman filmait le sombre paysage et quelques têtards qui nageaient dans l’eau, le Président et ses hommes attendaient, silencieux, les yeux rivés à l’endroit où les félins avaient disparu. Soudain le calme de l’eau se rompit. Des bulles d’eau crépitèrent à la surface et leur onde se répandit jusqu’à la lisière du marigot. Tout de suite après, à la surprise générale, les quatre félins émergèrent de l’eau et se redressèrent de toute leur taille. On aurait dit qu’ils avaient le pressentiment du danger et, loin de s’y dérober, offraient leur immense corps repus au pelage mouillé à l’épreuve des balles. Les quatre, soldats qui encadraient le Président les mirent en joue et armèrent leurs fusils, des M16A2 de fabrication américaine à canon court munis d'une lunette de précision à moyenne portée. Seul le Président ne leva pas son arme. Conscient de la gravité de l’instant, et maître à bord, il s’absorba dans une longue prière propitiatoire qu’il conclut par un solennel signe de la croix faite en direction de la camera. C’est alors qu’il pointa son arme sur les panthères, arma à son tour, et avec une rapidité de tireur d’élite, foudroya les quatre félins dont les corps tour à tour s’affalèrent et sombrèrent dans l’eau comme des naufragés. La foule qui avait entendu les détonations successives comprit que le Président venait d’agir et ses cris de joie augmentèrent d’intensité. Sa clameur et les vivats atteignirent leur comble lorsque le Président émergea du sous bois et sortit du marigot. En réponse à la joie de la foule, le président tira quatre coups de fusil en l’air et salua la foule à nouveau. Pendant que les hommes-grenouilles de la marine nationale spécialement dépêchés sur place halaient les cadavres des félins vers la rive, le Président fut assailli par une meute de journalistes avides de recueillir ses premières impressions après ce second exploit qu’il venait d’accomplir pour la sécurité du pays. « Tout d’abord déclara le Chef de l’Etat d’une voix grave, je voudrais d’abord saluer la mémoire des victimes de ce carnage dans le marché de Djassin. Nous ne les oublierons jamais. Ils on versé leur sang ; ils ont perdu leur vie du jour au lendemain, le pays souffre avec leurs parents, leurs épouses, leurs maris leurs enfants. A tous et à toutes, je voudrais adresser mes sincères condoléances, au nom du Bénin que nous aimons tous. Que Dieu les accueille dans son royaume dans la paix et la miséricorde. Quant à ces animaux féroces, il est clair qu’ils n’ont pas droit de cité chez nous. Et quelle que soit leur origine ou leur génération spontanée, nous sommes prêts à nous défendre énergiquement. » Un tonnerre d’applaudissement accueillit ces propos. Puis avant de poser pour la photo de brave à côté des corps des quatre panthères qu’il venait de tuer, le Chef de l’état laissa entendre un avertissement « Désormais les ennemis du changement savent le sort qui les attend, nous ne ferons pas de quartier pour les impies. » Ces propos étaient obscurs. On savait l’ancien Président Kérékou maître incontesté dans l’art de proférer des anacoluthes énigmatiques, les journalistes qui dans les propos du Chef de l’état ne voyaient que du feu en restèrent sur leur faim. Comme tous ceux qui entendront après ces propos dans les médias, beaucoup parmi eux se posaient des questions : Quel était le sort réservé aux ennemis du Changement ? Tous les Béninois étaient-ils obligés de marcher au pas du régime comme si le service militaire voté allait tous les embrigader pour servir le pouvoir ? Les panthères étaient-ils des envoyés spéciaux des ennemis du changement ? Ces félins étaient-il le fruit de l’œuvre diabolique des ennemis du changement qui voulaient semer la panique dans le pays pour en tirer le bénéfice politique ? Depuis l’évasion accidentelle de la première panthère, jusqu’à ces quatre dernières qui venaient de sévir sur le marché de Djassin, avions-nous affaire à une génération spontanée de félins politiques ? ...
Ces questions restèrent naturellement sans réponse. Dans l’élan du nouvel exploit que venait d’accomplir le Président, l’euphorie était à son comble, et il n’y avait pas place aux questions. Du reste, les médias qui, depuis le début de l’ère du Changement, font de l’art de caresser le pouvoir dans le sens du poil leur vocation première, n’ont jamais fait des questions leur fonds de commerce. Aussi étaient-ils les premiers relais de cette vision joyeuse de ce qui en dépit de l’exploit du Président restait quand même un drame. Bien qu’ils se comptassent par dizaines, les morts de Djassin furent éclipsés par la réaction armée du Président à la tuerie des panthères. Le président était dépeint comme un héros, un homme courageux, prêt à se sacrifier pour sauver tous les Béninois. Et du jour au lendemain des gens se mettaient à l’imiter. Sur toute l’étendue du territoire nationale, du nord au sud, des « comités de battues publiques » prétendument spontanées s’organisaient ; et sous prétexte qu’un sanglier avait dérangé la paix d’un village, qu’une hyène rodait dans le voisinage d’un champ de coton, ou même qu’un chien aboyait trop la nuit, les gens s’armaient d’une façon ou d’une autre et se lançaient à la poursuite de la pauvre bête. Ces « comités de battues publiques » n’avaient pas le même succès que l’expédition militaire du président qui leur servait de modèle, mais suivant en cela le penchant mimétique absurde du Béninois, il servait à ceux qui l’organisaient à montrer leur fidélité au pouvoir. Comme l’usage d’armes de gros calibres était interdit, les membres du « comité de battue publique » n’utilisaient que l’arme blanche ou des fusils de chasse, ce qui limitait les risques de débordement. Toutefois, pendant les huit jours d’euphorie qui suivirent le second exploit du Président au cours desquelles l’épidémie des « comités de battues publiques » se propagea dans tout le pays, au milieu du chœur de louanges à la Gloire du Chef de l’Etat, la presse fut bien obligée d’annoncer une bavure de la garde présidentielle intervenue à Segbohoué et qui coûta la vie à un citoyen innocent du nom de Bonou. Selon la version de l’événement relatée par les journaux, le soldat qui avait tiré sur un motocycliste sur le parcours que devait emprunter le Chef de l’Etat une demi-heure plus tard, prétendait que sa victime avait pris la forme d’un caïman. Mais à la question de savoir comment un caïman pouvait piloter une moto, le soldat n’offrit aucune réponse convaincante. Du reste la presse qui avait horreur de poser des questions depuis le début de l’ère du Changement ne fit pas de la clarification de cette affaire une question de principe. Et, à l’instar de bavures du même genre qui s’étaient produites par le passé, l’affaire du caïman motocycliste fut classée sans suite ; même si les parents du sieur Bonou avaient reçu la visite en personne du Président. L’attitude du Chef de l’Etat qui savait faire montre de compassion envers les citoyens ordinaires ne fit que croître son estime dans le cœur de la nation. Et, la joie suscitée par son exploit au lieu de diminuer battait son plein dans tous le pays. A l’extérieur pourtant l’affaire n’avait pas tout à fait la même tournure. En dehors des pays limitrophes du Bénin, les pays africains posaient un regard distant sur l’événement. Soit parce qu’ils se disaient que décidément notre pays était un pays qui regorge de pouvoirs mystérieux, soit parce qu’ils pensaient qu’il n’était nullement besoin de faire tant de bruit pour une histoire de zoo mal entretenu. Dans tous les cas, ils paraissaient avoir bien d’autres chats à fouetter que des félins mystérieux, hantise de l’inconscient national et dont la joie ambiante n’était que l’exutoire. Mais dans les pays occidentaux, l’affaire commençait à faire des vagues. Surtout en raison de l’écho qu’elle prenait dans les milieux écologistes. Les organisations de défense des animaux ignorant le danger que représentaient ces panthères, et au mépris des réalités de notre pays, se refusaient d’ajouter foi à l’origine mystérieuse des félins, et accusaient pêle-mêle le gouvernement de mauvais entretien des zoos ou de sacrifice rituels des animaux à des fins de spectacle politique. La presse de tout bord n’était d’ailleurs pas tendre à ce sujet. Sous la plume d’un célèbre journaliste français défenseurs des animaux, dans un grand journal du soir, on pouvait lire que « Ce nouveau cirque politique où les bêtes au lieu de vivre en harmonie avec les hommes, sont sacrifiées à leur joie fébrile, et pour le bon plaisir d’un autocrate du dimanche en mal de sensation forte » Grands donneurs de leçons, les Français ne purent s’empêcher de commettre un péché d’américanisme primaire en laissant échapper dans la presse une indiscrétion sur l’origine américaine de ce que la presse appelait « l’arme du crime. » A l’inverse de ce qui se passait en France, dans le monde anglo-saxon, les gens considéraient l’affaire avec pragmatisme. En Angleterre, Greenpeace organisa une marche de protestation tandis que WWF envoya au Bénin une délégation de spécialistes de zoos avec un lot de médicaments et des fusils hypodermiques permettant d’anesthésier les animaux si nécessaire au lieu de les abattre froidement. Mais la question des fusils hypodermiques généra une polémique, lorsque l’un des porte-parole autorisés du Chef de l’Etat, pêchant par naïveté, crut devoir déclarer devant la presse internationale que « les fusils hypodermiques n’avaient aucune utilité en la circonstance puisqu’il ne s’agit pas d’endormir les félins, mais de les éliminer une bonne fois pour toute, et ce dans l’intérêt du Changement… » Cette polémique prit une tournure diplomatique du fait que, loin de désavouer ces propos pour le moins inconsidérés, le chef de l’Etat, au cours d’une visite à Porto-Novo qu’il effectua cinq jours après le carnage de Djassin, réitéra la position de son porte-parole, et laissa entendre lui-même que la question des fusils hypodermiques était un faux problème ; ajoutant sur un ton sibyllin que : « Pour nous, il s’agit d’une légitime défense ; et ceux qui à des milliers kilomètres d’ici vivent dans l’abondance et la sécurité n’ont aucune leçon de procédure à nous donner» Il était clair que ces propos à peine cryptés s’adressaient sinon aux Occidentaux, du moins aux diverses organisations écologistes de ces pays très remontées contre les « expéditions de sécurisation. » D’où le tollé qu’ils suscitèrent en Europe, et même aux Etats-Unis où pourtant la position officielle du gouvernement était plus nuancée.
Par Bob Akanmoun
A suivre...
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