4. La Mère des culpabilités.
Fa sort de chez Gross. Gross est une proviseure d’un lycée ou Fa exerça deux années plus tôt. Elle tomba amoureuse de lui. Fa qui n’avait rien à se mettre sous la dent, entra dans le jeu. Mais il se sentait coupable, parce que Gross pouvait presque être sa mère. Bien qu’elle ne fît pas son âge, Gross avait facilement vingt ans de plus que lui, et cette différence le gênait même si elle avait de beaux restes. Fa n’osait pas beaucoup s’afficher avec Gross et préférait lui rendre visite les soirs d’hiver ou tard les nuits d’été dans sa demeure cossue sise avenue Junot.
C’est dans ces conditions que Fa est confronté, au plus profond de son être, à la révélation de la puissance du sentiment de culpabilité et son implication sur son humeur paranoïaque.
Fa sort donc de chez Gross et, alors qu’il pouvait continuer sa route sans rendre de compte à personne, il décide sur un coup de tête d'entrer dans la librairie située à la sortie de la maison, pour acheter un journal. D’entrée, un Monsieur qui causait avec le libraire donna à Fa la douloureuse impression d’un mesquin conspirateur qui, connaissant tout un rayon sur lui et ses vices, s’en délectait avec son compagnon. Les regards des deux hommes, leur silence gêné, puis soudain leurs propos laconiques et codés semblaient chargés d'une allusive agressivité qui donnait à Fa la folle impression de lui être tout droit destinée. Quand Fa s’avança vers le comptoir, l’ami du libraire se décida à partir.
« C'est extraordinaire, dit-il, extraordinaire... !
– Oh, oui ! A ce train, il va finir par la ruiner… »
Cette manière véhémente et tout à la fois complice avec laquelle les deux amis s'entretenaient laissait à Fa l'impression qu'ils en savaient long sur un sujet qui, à cause même de leur regard oblique et de leur sourire en coin, devait avoir quelque rapport avec lui...
Ils auraient pu être de mèche avec Gross, pensa-t-il. Fa venait à peine de traumatiser la vieille dame en lui demandant sous le coup du whisky de lui filer 250 000 francs d’un héritage qu’elle venait d’avoir à l’issue d’un long procès familial. La vieille dame consentait même à lui en laisser 150 mais sous toutes sortes de prétextes, Fa ne voulait pas en démordre, c’était 250 ou rien. Gross dont il a vu le visage se décomposer au fur et à mesure que la sainte image qu’elle avait de lui se volatilisait, n'avait sans doute aucun rapport avec ces vieux compères. Et quand bien même elle aurait quelque rapport avec ces Messieurs, Fa ne voit pas le lien entre ce rapport éventuel et le fait que, contrairement à son habitude, il se fût dérouté pour entrer dans cette librairie à cette heure-là. Même si le jardin de la maison de Gross était mitoyen à la librairie d’où, à travers sa baie intérieure, le libraire pouvait avoir vue sur la véranda, rien n’obligeait Fa à entrer dans la boutique. Et comment expliquer qu’après sa dispute avec son amie il fût entré dans un endroit où se trouvaient justement deux comparses en train de faire leurs choux gras de l’échec de sa tentative de lui extorquer des fonds ?
Cette confusion délirante en dit long sur l'ampleur de son sentiment de culpabilité, chancellement du socle d'assurance du moi qui fait que malgré la force de la raison et l’évidence des faits, il est difficile de ne pas céder au mystérieux orage des impressions. Mystérieux, ce sentiment d’être visé, de se sentir à son corps défendant au centre de l’intérêt négatif des autres, d’être l’objet de leurs médisances. Et de fait, l’empire du mystère sur son âme était si fort que durant un bref instant, Fa manqua de s’évanouir dans la librairie.
Plus tard, Fa se douta que le premier moteur de la culpabilité n’était pas dans sa tentative de rouler Gross, mais dans le fait que sa situation l’emmenât à coucher avec une femme qui pouvait être sa mère… C’était là se disait Fa, la mère des culpabilités…
Félix Zomalèto
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