Pourquoi les Hommes Politiques Africains ne se Suicident Jamais ?
Le 28 mai 2007 Monsieur Toshikatsu Matsuoka, 62 ans, Ministre japonais de l'Agriculture, de la Forêt et de la Pêche, s'est donné la mort par pendaison, quelques heures avant son audition par une commission parlementaire enquêtant sur un scandale financier auquel il était mêlé.
Ce type de drame n’est pas rare au Japon. Le suicide est chose courante dans la société japonaise. L’histoire, les valeurs et l’imaginaire en sont imprégnés. On connaît les Japonais pour leur seppuku, qu’un écrivain comme Mishima a illustré de façon théâtrale en mettant en scène un pari politique qui a mal tourné. Mais cette geste un peu mégalomaniaque vient de loin. Elle fait corps avec l’éthique des samouraïs, le bushido qu’illustre l’histoire étonnante des quarante-sept rônins, qui se suicidèrent après avoir vengé l’honneur de leur maître. L’héroïsme des 47 rônins est tenu par les japonais pour un modèle du genre. Même de nos jours, leur l'histoire frappe l'imagination. Pièces Nô et Kabuki traitent abondamment de leur bravoure exemplaire. Bien que leur acte dénote un profond romantisme, il n'en reste pas moins qu'ils sont les représentants d'un trait culturel, d'un code d'honneur, d'une manière de vivre qui, même s'ils allaient disparaître à travers les mutations qu’a connues le pays, imprègnent l’imaginaire et la psychologie collective des Japonais. A côté de ce romantisme chevaleresque, le suicide apparaît aussi sous une forme poétique ; comme celle qu’illustre l’histoire de ce samouraï qui, ayant promis à ses amis de venir avant la fin de la floraison des cerisiers, a été surpris par des combats et fait prisonnier. Ces péripéties inattendues l’ayant retardé, une fois libéré, étant à plusieurs jours de voyage de l’espace-temps de sa promesse, il se suicida assuré que son esprit ira plus vite que son corps au lieu du rendez-vous.
Tout cela est bien beau, mais le suicide connaît au Japon des formes et des usages variées. Allant de l’héroïsme à usage militaire des kamikazes, style tragique imposé dans une période anomique, au drame social à caractère épidémique que connaît la société industrialisée, tout entier vouée à la machine infernal du tout économique.
Aujourd’hui, héroïque ou social, vertueux ou métaphysique, le suicide sert de soupape aux tensions sociales ou aux déconvenues personnelles, qu’elles soient d’origine sentimentale politique ou économique. C’est ce qui explique l’acte du ministre japonais de l'Agriculture, un acte qui, aussi grave soit-il doit être replacé dans son contexte culturel.
Le Japonais n'est pas expansif. L’éducation est portée sur la violence sur soi et aux émotions, la soumission à la hiérarchie et à la collectivité. Un dicton japonais dit bien la chose : si un clou dépasse, il faut taper dessus. C’est l’axiome du conformisme japonais, intériorisé par tous. Un sentiment très fort dans la mentalité collective du Japon qui rend raison de la culture du suicide est le sentiment de honte. Ce sentiment était partagé par les Grecs et les Romains avant l’ère chrétienne. Mais l’Occident chrétien a mis à l’honneur un autre sentiment bien distinct[1] : la culpabilité. A l’instar du sentiment de honte, la culpabilité peut induire aussi la culture du suicide. C’est dire que les Japonais ou les Asiatiques n’ont pas l’apanage de la chose.
Dans une moindre proportion, et de façon moins valorisée, on se suicide et on s’est suicidé aussi en Occident. Chez les Romains, Hannibal, Néron, Brutus, chez les Grecs, Socrate, Chez les Egyptiens, Cléopâtre, le suicide est loin d’être inconnu. Il a ses formes et ses codes précis.
En Occident, le suicide est vu bien différemment selon le courant philosophique l'évoquant. Il peut être considéré comme un acte suprême de liberté ou une option de faiblesse et de renoncement, voire de sacrifice. Du point de vue contraire, le suicide est mis en opposition avec l'humanité. Pour Platon, se suicider c'est aller contre la volonté des Dieux... Le suicide a fait bon ménage avec la politique, surtout pendant les périodes troublées, comme les révolutions ou les guerres. Pendant la Révolution française, le suicide était une façon de rejeter l’ordre de la Terreur, et de choisir sa propre mort. Elle donnait souvent lieu à une lutte symbolique pour l’appropriation de sa propre mort et l’affirmation de sa liberté. Et il n’était pas rare qu’on guillotinât un suicidé. Le suicide politique le plus spectaculaire de la période révolutionnaire fut sans conteste celui dit des Martyrs du Prairial. Emprisonnés ensemble, ils avaient fait serment de se tuer s’ils étaient condamnés à mort par la Commission militaire: de fait, quelques minutes après leur condamnation à la peine capitale le 29 prairial*, Bourbotte se poignarde sur le perron du tribunal en s’écriant “Voilà comment l’homme libre sait se soustraire à l’échafaud de la tyrannie,” et ses cinq camarades l’imitèrent.
Si le suicide en Occident a sa portée héroïque que la Révolution française porte à son comble, il a aussi ses lettres de noblesse romantique illustrées par Goethe dans « Les Souffrances du Jeune Werther » qui allait générer en Occident une fièvre irrésistible, une sentimentalité et un romantisme du suicide sans précédent. Avec le sociologue américain David Phillips on parlera même d’« effet Werther » pour qualifier ce phénomène de psychologie sociale selon lequel la médiatisation d'un suicide entraînerait, par contagion, une vague de suicides dans la population. Le suicide de Marilyn Monroe ou de Kurt Cobain sont deux exemples bien connus à l'origine d'un effet Werther.
On pourrait examiner aussi ce qu’il en est du suicide dans d’autres cultures ; par exemple chez les Arabes, où probablement le suicide ne se limite pas à sa seule espèce politique qui hante le monde moderne : l’attentat-suicide. D’ailleurs l’attentat-suicide ne correspond pas à la démarche autonome, personnelle, sans aucune intention de nuire à autrui qui caractérise l’acte suicidaire ; il n’est ni motivé par le sentiment de honte ni par celui de la culpabilité. Il s’agit d’une forme d’instrumentalisation de la mort à des fins militaires ou politiques. Et bien souvent, en dépit des apparences, comme le montre le cas japonais avec les kamikazes, l’attentat-suicide est plus imposé que choisi. Certes la liberté mise en avant dans l’héroïsme du suicide en Occident peut être philosophiquement questionnée. Les sociologues, comme c’est leur rôle, ne se sont d’ailleurs pas privés de relativiser les choses en mettant à nu les déterminations sociales, et même les types de suicides. Il reste quand même que l’héroïsme du suicide et son romantisme se fondent sur une autonomie de l’acte généralement absente dans le cas d’un attentat-suicide. Philosophiquement lorsque le suicide n’est pas le but de lui-même, il perd en tant qu’acte toute prétention à l’exercice souverain de la liberté intime.
Mais notre démarche n’a aucune prétention d’exhaustivité. Et d’une manière délibérée, laissons de côté le cas arabe, pour revenir au propos non avoué de la réflexion sur le drame par lequel nous avons commencé ce tour d’horizon : le suicide du ministre japonais de l'Agriculture, de la Forêt et de la Pêche, Monsieur Toshikatsu Matsuoka, quelques heures avant son audition par une commission parlementaire enquêtant sur un scandale financier auquel il était mêlé. Il s’avère donc qu’un homme politique japonais peut se suicider, soit parce qu’il éprouve de la honte, soit parce qu’il se sent coupable, soit parce qu’il se sent atteint dans son honneur ; et il en tire les conclusions lui-même en se suicidant. Dans le domaine politique, les Japonais n’ont pas l’apanage de ce geste. Pendant la seconde guerre mondiale le principe « Mieux vaut se tuer que de se faire prendre par l’ennemi » a été appliqué par les hauts dignitaires allemands, depuis leur chef Hitler qui se suicida avec son épouse Eva Brown, jusqu’à ses sous-fifres, grands et moins grands plus ou moins engagés dans la barbarie nazis. Mais des actes de suicide renvoyant spécifiquement à l’image de soi, au sentiment de honte ou d’honneur, ont lieu en période non troublée, comme l’illustre le suicide de l’ancien Premier Ministre français Pierre Bérégovoy en 1993.
Presque partout dans le monde, et à travers le temps historique, les hommes politiques ont eu recours au suicide pour des raisons touchant à leur honneur, au sentiment de honte ou de culpabilité. Et le propos qui est resté pendant tout au long de cette réflexion, est dans ce mot « Presque » et se formule en une question quasi aristotélicienne[2] : Pourquoi les hommes politiques africains ne se suicident jamais ? Ayant été poussé par cette question simple à faire tout un détour qui a permis d'examiner la question du suicide, la réponse sera délibérément laconique, ironique et sans détour. Au lecteur de participer le cas échéant à construire la réponse. Pour ma part, je dirai que si les hommes politiques Africains ne se suicident pas c’est soit que :
1. Le rapport à la mort en Afrique est différent
2. L’héroïsme ou le romantisme de la mort n’est pas à l’honneur.
3. Les sentiments de honte ou de culpabilité ne sont pas valorisés.
4. L’Africain ne construit pas de barrage ou de digues affectifs dont l’explosion aboutit au suicide. L’Africain exprime, vit ses émotions, et les refoule moins que d’autres ; il vit dans une culture de la relation qui n’est pas forcément conformiste, ni spartiate ; l’Africain pour son malheur ou son bonheur n’est pas adepte de la violence sur soi.
5. Ou enfin, et pour en revenir à eux, peut-être nos hommes politiques mènent-ils une vie de chiens et que les chiens ne se suicident pas, qui sait ? Ou parce qu'il n’y aurait tout simplement pas de corruption en Afrique, et que sous ce rapport, nos Présidents à vie, nos Satrapes, nos Ministres bedonnants et lubriques sont blancs comme neige…
Alors pourquoi se suicider quand on n’a rien à se reprocher ? Cool, l’Afrique ! Circulez, il n’y a rien à suicider !
Binason Avèkes.
[1] Comme l'a démontré Ruth Benedict dans son étude classique intitulée Le sabre et le chrysanthème, le Japon, à l’instar des pays Asiatiques, a une culture fondée sur la honte plutôt que sur la culpabilité comme en Occident
[2] Dans le sens où Aristote situe l’essence primaire de la pulsion philosophique dans la curiosité sur le monde et les choses.
* 17 juin 1795
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