De la lune de l’Autonomie par le Soleil de l’indépendance
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La colonisation aussi cruel qu’a été son règne a à son actif directement ou indirectement quelques aspects positifs. Si les discours qui ont eu tendance à la faire paraitre comme une civilisation relèvent d’un mythe judéo-chrétien, on ne peut pas nier qu’à son corps défendant, la colonisation a induit tout un pan de positivité humaniste qui a culminé dans l’idée d’autonomie non pas tant au sens politique qu’au sens d’organisation autonome de la vie ; de la capacitation à s’insérer dans la marche mondiale du progrès humain.
Or, depuis les « indépendances » les régressions relatives observées au niveau de la vie des gens, amènent à se poser la question des rapports entre l’autonomie et l’indépendance. L’une semble l’enfant pauvre des illusions perdues de l’autre. On peut se demander à qui a profité l’indépendance, en quoi elle a consisté. Pour cela, il convient de bien examiner de près ces deux notions, dans leur définition, leurs pratiques et leur histoire.
Le concept politique d’indépendance découle de celui de souveraineté dont il est l’un des éléments clés. La souveraineté se compose en effet de deux éléments complémentaires : un avers, ou face interne, qui est l'autonomie ; et un revers, ou face externe, qui est l'indépendance. Par l'autonomie, l'État jouit de la summa potestas: il exerce sur son territoire une juridiction suprême par rapport à ses composantes et monopolise la contrainte physique. Sa compétence est discrétionnaire ; son autorité est immédiate. Par l'indépendance, l'État bénéficie de la plenitudo potestatis. Il entretient des rapports directs avec les autres États et traite avec chacun d'eux sur un pied d'égalité.
En Afrique, en dépit du peu de cas qui en est fait, il faut rappeler que la question de la souveraineté a été abordée dans les mêmes termes juridiques et logiques. Avant l’octroi de l’indépendance, le colonisateur a d’abord mis en place le dispositif politique, et les infrastructures de l’autonomie. Dans cette optique, signe de l’ambiguïté inhérente au projet colonial, force est de constater qu’un certain effort a été entrepris pour traduire dans les faits la volonté d’assimilation sociale. Au Dahomey, au-delà de sa fonction de gestionnaire de la violence coloniale, l’administration a répondu à des besoins de sécurité, de justice et d’éducation. Cotonou est devenue une ville portuaire ; la culture du palmier à huile a connu un véritable essor ; sous la houlette des missions catholiques, l’enseignement élémentaire et secondaire a fait un véritable progrès. En 1946, le pays accède au statut de territoire d’outre-mer avec son propre parlement et une représentation à l’Assemblée française. Et le 4 décembre 1958, le Dahomey devient une République autonome au sein de la Communauté française.
C’est sur cette lancée qu’intervient l’indépendance sous la pression des forces politiques autochtones qui tenaient l’autonomie en suspicion légitime.
Louis Lefur à la fin du 19ème siècle disait que " la souveraineté est la qualité de l'État de n'être obligé ou déterminé que par sa propre volonté dans les limites du principe supérieur du droit et conformément au but collectif qu'il est appelé à réaliser". En vertu de cette définition, on est en droit de demander quel a été, en Afrique, le but collectif réalisé, quand, comment et avec quel succès ce but a-t-il été pris en compte par les acteurs politiques. En fait l’une des missions expresses de l’indépendance résidait dans la défense et l’illustration de l’autonomie du pays. Qu’en a-t-il été réellement ? Une autre question découlant des précédentes est de savoir à qui a profité concrètement l’indépendance.
Le concept d’indépendance a connu ses lettres de noblesse historique avec deux événements capitaux que sont l’indépendance des Etats-Unis et de Haïti. Ces événements ont marqué les consciences des peuples du monde et ont servi de paradigme aux revendications d’indépendance ultérieures. Entre ces deux exemples phares d’une part et la colonisation et son contexte anthropologique d’autre part, le concept d’indépendance a fini par s’acclimater en Afrique.
D’une manière directe, la tragédie et la violence coloniales ont duré en Afrique en moyenne un demi-siècle. A force de zèle dans le mal, le colon a fait du bien à son corps défendant : il a creusé un peu sa propre tombe. Les peuples noirs se révoltent contre l’exploitation organisée. Les élites noires refusent l’injustice à laquelle sont soumis leurs congénères. On a appelé nationalistes ceux qui éclairaient la lutte contre la souffrance de leurs semblables. Mais ce nationalisme est négatif : il rejette l’injustice de l’autre sans poser véritablement la question de l’identité. Sa perception de soi est négative.
Certes comme l’a dit à juste titre Aimé Césaire, « l’indépendance, ça ne se donne pas, ça s’arrache » ; elle n’a de sens et de chance de durer que si elle est arrachée de haute lutte. Mais au-delà de la dialectique de la libération, au delà de l’arrachage, la consolidation de l’indépendance requiert un socle ontologique. Pour que le soleil des indépendances luise d’une lumière pérenne, il faut qu’elles ne soient pas seulement inspirées par un nationalisme négatif mais aussi par une positivité identitaire. Or en Afrique, à la veille des indépendances, cette positivité restait problématique.
De fait, les indépendances africaines peuvent être qualifiées d’octroyées. Elles n’ont pas donné lieu à des guerres féroces, même si des actions d’avant-garde ont permis d’accélérer leur processus. La conscience nationale était au mieux embryonnaire. Le creuset national des Etats amenés à accéder à l’indépendance étaient travaillé par des forces hétérogènes. D’autre part, ces indépendances ont surtout représenté des concessions morales et politiques en raison de la posture dans laquelle se trouvaient les colonisateurs après la seconde guerre mondiale. Les excès du nazisme en Europe, ce colonialisme sans « sauvage », ont contribué à faire avancer la cause de l’indépendance à l’échelle internationale. Mais le soleil des indépendances a brillé à la mesure des énergies qui ont été mobilisées pour leur conquête. Ce qui était octroyé formellement d’une main, fut repris cyniquement de l’autre. Le néo-colonialisme, cette dette de l’indépendance qui ne dit pas son nom, est né dans un odieux marchandage. Les nouveaux gouverneurs africains donnent la caution d’indépendance aux anciens colonisateurs qui a leur tour laissent carte blanche à leurs ludions dans un système despotique basé sur des pratiques de clientélisme clanique. Echange de bons procédés : le Président de la république se substitue au gouverneur ; le drapeau et l’hymne dits nationaux se substituent aux symboles du colonisateur. Mais le système et les effets de sa violence sont présents : langue officielle, structures et pratiques étatiques, organisation et limite du territoire, etc. Maintenant le colonisateur a tous les avantages de la colonisation sans ses inconvénients ni la responsabilité qu’il était tenu naguère d’assumer. Tout cela tient de la magie et du cirque. Vue sous cet angle, l’indépendance en Afrique est une véritable mascarade.
Certes, à l’intérieur de ce schéma d’ensemble, la vie politique de l’Afrique n’a pas été un fleuve tranquille. Loin s’en faut. De Patrice Lumumba à Thomas Sankara en passant par Kwame N’Krumah, de Julius Nyéréré à Nelson Mandela en passant par Armical Cabral, des volontés d’indépendance, des prises de conscience de l’usurpation de l’indépendance authentique des peuples africains se sont exprimées ; mais souvent elles ont été happées dans le jeu de forces bipolaire qui a marqué le 20ème s.
A partir de là, il n’est pas interdit de faire un bilan critique de ce qu’on appelle indépendance. La mise en jeu de la représentation de la souveraineté en Afrique à l’évidence donne lieu à un double consensus frauduleux.
Le premier niveau du consensus frauduleux réside dans l’éclipse totale de la lune de l’autonomie par le soleil de l’indépendance. En droite ligne de la suspicion qui entachait l’autonomie et qui la faisait voir comme une volonté subtile du colonisateur de désamorcer la revendication à la souveraineté, l’indépendance s’est substituée entièrement à la souveraineté. Cette substitution avait peut-être un sens dans l’euphorie de l’indépendance et des attentes collectives qui y étaient projetées. Dans la mesure où l’affirmation de soi passe nécessairement par la reconnaissance de l’autre, on ne peut pas dénier toute bonne foi à cette substitution, puisque l’indépendance correspondait à la mise en orbite internationale, là où l’autonomie concerne la consolidation du vaisseau. Psychologiquement parlant, on a privilégié l’affirmation du soi au détriment de la consolidation du moi. Dès l’accession de notre pays à l’indépendance, on a fait de l’indépendance le tout et de l’autonomie un rien, renvoyé aux oubliettes de l’histoire. Jusques et y compris lorsque la mauvaise gestion de l’une en est arrivée à mettre sérieusement en péril les acquis fondamentaux de l’autre.
Le deuxième niveau de consensus frauduleux intervient avec le sens qu’il convenait de donner à l’indépendance eu égard à l’usage qui en a été fait.
En Afrique en général, l’indépendance a d’abord été celle de l’élite dirigeante, des hommes politiques. Ceux qui rendent directement compte à Paris ou à Londres de leurs actes n’ont d’indépendance réelle que vis à vis de leur peuple auquel ils n’ont aucun compte, ni politique ni moral à rendre. Ceux dont les pays présentaient peu d’enjeu économique ou symbolique aux yeux des anciens colonisateurs ont pu se prévaloir d’une indépendance qui ne leur a pas été discutée, mais celle-ci n’a pas empêché la mise hors jeu du peuple. Et la démocratie parodique qui fait florès actuellement en Afrique n’y a rien changé dans la mesure où, entre autres travers, elle ne valorise pas l’éthique de l’inventaire et de la responsabilité.
En ce qui concerne le Bénin, l’indépendance a donné lieu à un début d’espoir, puis très vite nous avons sombré dans une logique de lutte personnelle pour le pouvoir sans doute conçu comme exutoire de l’ego démesuré des hommes politiques, et moyen d’enrichissement. Une certaine classe de gens plus ou moins mal intentionnés, privilégiant l’éthique désastreuse de « la bouche, du ventre et du pénis », s’est imposée en politique. Le peuple devenait le prétexte d’un banditisme pathétique. La problématique nationale dans ce qu’elle avait de sacré fut mise hors jeu. Le démon de la division de ce qui n’était pas encore uni prit le dessus, embrasa les cœurs et tourna les têtes. Le Bénin devint l’enfant malade de l’Afrique.
De Maga à Maurice Kouandeté en passant par Apithy, Ahomadégbé, Zinsou, Alphonse Alley, Paul Emile de Souza, Christophe Soglo et Congacou Taïrou, l’indépendance a été un apprentissage douloureux et instable. Le concept est en balbutiement. De toutes les tentatives de s’en approprier et de le transformer il semble que ce fût brièvement sous le régime du commandant Mathieu Kérékou que l’on se soit approché d’une conception la moins frauduleuse de l’indépendance. Il ne faut pas oublier aussi l’effort de renovation de Nicéphore Soglo. Mais dans la mesure où les plus belles volontés d’agir sombrèrent dans le règne de la corruption ou des fantasmes dynastiques, toute velléité d’indépendance est sujette à caution.
Au total, la notion d’indépendance en Afrique apparaît comme un chef-d’œuvre de consensus frauduleux. Nous sommes indépendants, mais de qui ? Qu’est-ce qu’il nous en a coûté de l’être ? Qu’est-ce que l’indépendance a changé ? L’indépendance n’occulte-elle pas l’autonomie dans sa dimension éthique et humaniste ? L’indépendance mentale est-elle négligeable ? Et l’indépendance morale ? Dans un monde politiquement mondialisée, n’est-il pas temps de reconsidérer la hiérarchie entre indépendance et autonomie ? L’ambassadeur doit-il prendre le pas sur l’instituteur ? Autant de questions qui font sens.
Bref, l’indépendance n’est pas ce que nous croyons, ce que nous disons, et ceux qui sont indépendants ne sont pas ceux que l’on croit. L’indépendance a été un formidable moment d’espoir ou les peuples noirs avaient l’occasion enfin d’exister par eux-mêmes et pour eux-mêmes mais hélas l’espoir a fait long feu. Et si l’indépendance a profité aux prédateurs de la chose publique, aux incapables et à la minorité urbaine qui font main basse sur l’économie du pays en toute impunité, elle n’a rien changé à l’exploitation des paysans qui sont quand même la majorité du peuple. Elle a consisté à remplacer des voleurs barbares et racistes par une venimeuse engeance de sous-traitants locaux sans foi ni scrupule.
A l’exclusion de toute autre signification, l’indépendance a fait de la politique une activité lucrative pour des vautours déguisés en hommes politiques, et un cauchemar pour la multitude. De ce point de vue, on ne peut pas dire que l’Etat soit resté en conformité avec le but collectif qu’il était censé réaliser avec l’avènement de l’indépendance. Virtuellement, le peuple béninois vit sous l’emprise de la même fatalité pluriséculaire. Le flambeau de son exploitation par une minorité – avant-hier monarchique et rétrograde, hier étrangère et raciste, aujourd'hui par une élite autochtone sans foi ni ambition– continuant de passer de mains en mains
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Au terme de cette analyse critique, il faut que les choses soient claires : à l’évidence ce n’est pas tant l’indépendance elle-même qui est un consensus frauduleux que la naïveté impudique et le cynisme frelaté avec lesquels elle est commémorée.
En fait pour la grande majorité de nos concitoyens, les paysans, les travailleurs honnêtes, les artistes, les artisans, les ouvriers, les apprentis, les conducteurs de zemidjan, les vendeuses, les malades du sida, les handicapés, les vidomègons, les analphabètes, les gagne-petits, les exilés, les chômeurs, les laissés-pour-compte, les mendiants, bref toute cette génération sacrifiée, ce peuple qui a espéré et qui n’a rien vu venir, ceux qui ne se sont jamais compromis dans le pillage des biens publics, ceux qui n’ont jamais conçu de la politique une société à responsabilité limitée, tout le pays réel en somme vit durement dans sa chair et dans son âme l’éclipse totale de la lune de l’autonomie par le frauduleux soleil de l’indépendance.
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Binason Avèkes
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007, © Bienvenu sur Babilown
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