La Route de la Gare
Thomas C. Nouatin
Enfant j’avais la certitude que notre maison se distinguait de toutes les autres, qu’elle possédait un statut particulier. Un lien étroit la reliait à tous les événements majeurs qui ponctuaient le train-train de notre ville, en particulier ceux qui étaient associés au football dont la place était primordiale
dans la vie de bon nombre de nos concitoyens. Et comme l’on ne peut évoquer les actualités mondiales du football sans y associer notre ville me semblait-il, il ne faisait aucun doute pour moi que notre maison elle-même entretenait un lien étroit avec l’actualité du football et même avec son histoire, depuis la création de sa forme moderne quelque part en Angleterre dans la seconde moitié du 19ième siècle, en passant par la révélation en Suède du démiurge brésilien Pelé et le mémorable record de buts du Français Just Fontaine, l’année même de ma naissance, jusqu’à ce jour de mon enfance lorsqu’au milieu d’un cortège cycliste, juché à califourchon sur la barre d’un vélo Raleigh, j’allais être conduit par mon père à travers les rues de la ville vers le spectacle de mon tout premier match au stade Charles de Gaulle. Ce n’était pas seulement sa situation qui me donnait cette conviction domocentrique, un brin narcissique de la distinction de notre maison entre toutes les autres, mais elle y participait beaucoup. En effet, la situation de notre demeure n’était de mon point de vue ni banale ni ordinaire ; elle était assurément privilégiée, unique même je dirais. Notre domicile était situé à l’angle droit de deux rues capitales, comme un poste d’observation entre deux directions stratégiques. Lorsqu’on avait dos au portail d’entrée, devant vous s’ouvrait la grande rue qui conduisait en trois ou quatre minutes de marche à la gare ferroviaire. Cette rue faisait d’abord une marche arrière, traversait un terrain libre pour aller présenter ses révérences à la maison du notable Nougbé, puis revenait sur ses pas où elle s’ouvrait sur un carrefour devenu une placette centrale de quartier. Elle faisait un clin d’œil à « Houé-détindopkonon », la maison à un seul palmier cycas, enjambait prestement à ce niveau l’ouverture des égouts urbains, celle-là même dont le lourd couvercle en fer allait mettre mon pouce droit en charpie sanguinolente à l’aube de ma huitième année, un jeudi après-midi de congé scolaire alors que Dén’dé, un apprenti mécanicien, et moi-même tentions de le pousser pour récupérer une balle de tennis qui venait d’échapper au contrôle de nos jeux de tête. La rue laissait à sa droite une venelle herbeuse, impraticable en saison des pluies, puis saluait au passage la maison du notable Linomarco. Elle traversait ensuite promptement la route qui allait devenir des décennies plus tard l’avenue Senghor avant de s’empaler dans les barbelés défendant l’accès à la station ferroviaire. Il suffisait de s’introduire par l’ouverture frauduleuse que nos concitoyens y avaient taillée pour éviter le long détour qui conduisait à l’entrée officielle située du côté opposé, de gravir la petite pente qui surélevait les quais, et on avait tout de suite ses pieds entre les rails. Un coup d’œil à droite pour s’assurer que le train montant de Cotonou ne s’approchait pas, un autre à gauche pour vérifier que celui descendant de Pobè ne brimbalait pas vers la gare et l’on avait, en deux enjambées, accès au hall où les voyageurs attendaient, devisant au milieu des ballots de marchandises. Une porte latérale donnait accès côté sud à la résidence du chef de gare. Cette maison où fleurissaient deux ou trois bougainvillées m’était familière en raison d’une amitié avec l’un des fils du chef de gare. Mais si elle prenait une pause dans l’enceinte de la gare, cette rue ne s’arrêtait pas là. Elle continuait quelques centaines de mètres plus loin jusqu’à croiser la route goudronnée qui menait d’un côté à l’école urbaine, au musée ethnographique, au stade, puis à l’ancien palais des gouverneurs et de l’autre à la place Kokoyè, au cinéma Rex, et bien plus loin à l’église Sainte-Anne. Après avoir sauté la route goudronnée, la rue se rétrécissait en un passage qui contournait des maisons appartenant à des familles afro-brésiliennes, frôlait les murs d’enceinte d’un grand verger avant de déboucher sur le quartier de la poste. A ce niveau elle avait déjà perdu sa personnalité de rue de la gare, noyée sous l’entrecroisement d’une multiplicité de chemins issus de toutes les directions. Mais si l’on la prolonge en imagination, ce que le spectateur voudra bien faire avec moi, nous pouvons considérer que c’est elle qui longe les imposantes murailles de la prison civile, débouche sur la place Bayol, qui accueillira bien plus tard la statue du Roi Toffa et changera de nom par la même occasion. Elle prenait là une détente méritée à l‘ombre des flamboyants et des quinquinas avant d’amorcer à vive allure la déclinaison entre la paroisse catholique Saint-Joseph et la maison des jeunes et de la culture. Elle filait devant l’ancienne voirie et la résidence de fonction des parents de Paula, une demoiselle dont le regard allait envoûter notre adolescence au collège. Arrivée à hauteur du musée Da Silva et du commissariat central, elle ralentissait un brin pour ne pas encourir une amende pour excès de vitesse signée par mon oncle, l’officier de police, et finalement plongeait vers la lagune au niveau de la gare routière où le vieux pont la sauvait in extremis d’une noyade assurée. Il la hissait sur son vieux tablier rainuré à droite par la voie ferrée puis l’acheminait tout droit vers la cité de Cotonou et son aéroport international après un parcours d’une trentaine de kilomètres le long de l’océan atlantique.
Ainsi cheminait-on, vers le sud par la route de la gare au sortir de notre demeure.
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Thomas C. Nouatin
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007, © Bienvenu sur Babilown
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