ou Eloge du Noir
1. Vos Papiers !
Pour la première fois en dix ans de séjour en France, la police a abordé Fa, alias Félix Adja. Un homme pourtant très discret, un tantinet rêveur. C’était ce matin en pleine rue. Debout à l’arrêt du bus vers 8 h, Fa méditait. Comme il avait fini de se convaincre,
s’assurant en pensée qu’il n’y avait aucun espoir à nourrir concernant l’avenir de notre race, enferrée par la violence de l’occident chrétien ; comme il en avait conclu à la nécessité de jeter un regard cru sur la vie, l’histoire, le passé et le présent, tout cet ensemble de miroirs, cette mare dans laquelle se reflète à merveille le sempiternel mépris des faibles par les forts ; comme à force de réfléchir à ce constat de notre réduction, Fa en était à conclure que seuls dominent la manipulation, le mépris, et la haine du Noir, défini par l’occidental comme son contraire en jouissance et en dignité ; comme il souffrait de la subtile capacité du Blanc à recruter pour ses obscurs desseins, des laquais au sein même de notre race, laquais qui se bousculent, se massacrent au portillon pour être les premiers à servir cette cause ignoble : élite africaine hédoniste, nomenklatura avide de lucre, président-poète loufoque, sage-de-l’Afrique assassin patenté, dictateur central, ambassadeur à l’Unesco, poète-renégat-écrivain aliéné et fier de l’être – la liste est bien longue de ces ouvriers impénitents de l’aliénation, prostitués et commis expéditionnaires de l'Agence néocoloniale ; comme Fa souffrait de l’injustice des Occidentaux qui entretiennent le mépris du Noir dans l’éducation de leurs enfants cependant qu’ils tiennent haut le flambeau d’une humanité de façade, farce dans laquelle tous les outils de la violence symbolique sont utilisés sans état d'âme ; comme Fa pensait aussi à ces choses bizarres concernant la mise à l’écart du Noir ; ces mensonges érigés en mode respiratoire du rapport à l’autre ; la révoltante iniquité du commerce amoureux : beautés noires aux gringalets blancs et rebuts du marché noir de l’amour au Nègre le plus beau ; Fa pensait à d’autres injustices comme les fameuses quatre places du train réservées au Noir, que dénonçait déjà Frantz Fanon !
Bref toutes ces choses auxquelles il est pénible de penser mais qui si elles n’étaient pas tenues à l’écart par une pensée, risqueraient de porter préjudice à la vérité sans laquelle aucun savoir n’est possible sur le réel ; Fa en était arrivé à la conclusion que nous les Africains, à défaut d’avoir l’esprit de race, mis à mal par la ruse constante du Blanc, nous devrions nous refuser de tomber dans le piège qui consiste à nous assourdir de hurlements stériles ; lesquels hurlements stériles, comme tout hurlement, n’expriment pas la réalité d’une situation dont le vice réside dans le manque de vrais hérauts susceptibles d'en proclamer la vérité à la face du monde ; dans cet ordre d’idée, pensait-il debout à l’arrêt du bus, nos écrivains, au lieu de hurler ou de chanter, devraient se mettre résolument à décrire les choses telles qu’elles sont ; comme Fa pensait ainsi, pour la première fois de son séjour en France, une voiture de police vint à s’arrêter devant lui, et deux agents en émergèrent qui s'élancèrent vers lui avec l’assurance technique de ceux qui ont une idée précise des gestes de leur métier et un but tout aussi précis. Deux personnes pour demander l’identité d’une seule ! Laquelle identité, Fa confessa ne pouvoir produire, puisqu’il allait faire du sport, et n’avait pas idée de prendre sur lui une pièce d’identité. Fa eut la spontanéité naïve de sortir sa carte orange qui, en l’occurrence, exerça sur les policiers un certain effet d’adoucissement, comme quand on passe un baume à deux sous sur une blessure à vif. « Je suis prof de Philo au Lycée Michelet… », dit-il. Les policiers s’adoucirent davantage. L’air paniqué, ils desserrèrent l’étau de leur offensive mais le plus jeune, qui tenait à se donner une certaine contenance pour ne pas avoir l’air ridicule, attitude qui leur ouvrirait un chemin honorable vers leur berline sans trébucher, dit :
« Vous êtes de nationalité française ?
—Ah, dit Fa, le contrôle est réservé aux autres ?
— …Vous attendez donc quelqu’un …
— Non, je veux prendre le bus...vous voyez bien…
— En tout cas, la prochaine fois n’oubliez pas de prendre vos papiers. Si vous pouvez prendre votre carte orange, vous pouvez aussi prendre votre carte de séjour. C’est parce que vous êtes sympathique que nous vous laissons mais la prochaine fois…
Fa ne voyait pas en quoi, en une demi-minute, on pouvait le trouver sympathique. S'attendaient-ils à ce qu'il leur cassât la gueule ou qu'il prononçât une incantation qui les aurait transformés en grenouilles ?
— Merci beaucoup, dit Fa, vous aussi vous êtes sympa ! »
Les deux agents se dirigèrent vers leur voiture, l’air penaud. Fa avait la pathétique impression que c’était lui qui leur avait demandé leur identité…
Félix Zomalèto
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007, © Bienvenu sur Babilown
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