Le ballon d’or
Feuilleton littéraire par :
Thomas C. Nouatin
Le petit monde rassemblé autour de la bassine de grains au ballon se retourna comme une seule personne en direction de la voix. Mon oncle Vodji embarrassé, s’éclaircit la gorge :
- Bienvenue Elisa.
- Mon cœur s’ouvre à la joie en vous voyant. Cette fois-ci j’ai été conduite par des pas favorables. Je suis déjà venue ici ce matin. J’ai rencontré à l’entrée de la maison la demoiselle que voilà répondit Elisa en désignant ma tante Borah. Elle m’a dit que des courses urgentes vous retiennent en ville. A la question de savoir quand vous serez de retour, elle m’a expliqué qu’à vrai dire elle n’en sait rien mais qu’elle pense que ce ne serait pas avant la tombée de la nuit. Je suis donc repartie. Mais vu l’urgence de mes besoins, j’ai tenu à tenter de nouveau le sort. Sait-on jamais ? Quand les cloches de Saint-Joseph ont sonné Midi, malgré la dureté du soleil, j’ai donc repris le chemin vers chez vous en invoquant la vierge Marie et tous les Vaudous durant le parcours. Et voilà. Ils ont entendu ma prière.
- Mais nous avions convenu de la livraison de vos bijoux pour la fin de la semaine prochaine si je m’en souviens bien ! répartit mon oncle. Vous vouliez les offrir à votre cousine à l’occasion de son mariage religieux m’aviez-vous dit n’est-ce pas?
- C’est bien cela. Mais la date de la cérémonie a été avancée. La célébration a lieu demain après-midi à la paroisse Saint-François Xavier. Je tiens à lui remettre ces bijoux demain à la première heure.
- Demain ? C’est une mission impossible Elisa. Je peux mettre à votre disposition des bijoux semblables pour le temps de la cérémonie.
- Je vous remercie pour cette intention mais je dois vous avouer que je ne peux imaginer ma cousine portant des apparats d’emprunt lors de son mariage. Je tiens à ce qu’elle porte l’or que je lui ai offert. Essayez tout ce qui est possible pour que je puisse repartir d’ici ce soir avec ces bijoux. Je vous assisterai pendant les travaux, j’attiserai le foyer, je manierai les soufflets pour fusionner l’or, je…
- Elisa. Je ne vous laisserai pas vous donner tant de peine, interrompit l’oncle Vodji. J’ai mes apprentis pour cela.
- Pour le dérangement que je vous crée ce n’est pas grand-chose.
L’oncle Vodji resta songeur un moment, tête baissée puis se redressa et dit :
- Et vous-même Elisa quels bijoux allez-vous porter lors de la cérémonie ?
- Mon seul joyau est la croix du sacrifice du Fils de Dieu, notre sauveur, s’exclama
Elisa en portant la main à son cou. Elle exhiba de sa chemise Bomba une chaîne en argent terminée par un crucifix en bois qu’elle montra à la ronde. C’est lui qui accompagne et veille sur chacun de mes pas. Je vous le recommande comme le joyau que nul autre joyau ne peut égaler.
- Je vais faire l’impossible cette fois-ci pour vous livrer les bijoux que vous avez commandés pour votre cousine dit l’oncle Vodji.
- Je vous remercie infiniment. Que Dieu le glorieux vous bénisse. Que tous les vaudous vous protègent jour et nuit. Vous n’aurez pas mal à la tête. Votre ventre ne connaîtra point la douleur. Vous passerez avant la montée de la marée. Vous n’emprunterez pas la route affamée. C’est moi Elisa qui prie ainsi pour vous.
- Je vous remercie Elisa. Puisse Dieu entendre vos prières. Venez avec moi à l’atelier.
L’oncle Vodji se dirigea vers l’arrière de la cour alors que Elisa prenait la direction opposée. Elle marqua une hésitation et s’enquit :
- Votre atelier n’est-il pas là-bas près du puits ?
- J’ai deux ateliers répondit l’oncle Vodji en baissant la voix. Vous êtes la seule personne étrangère à cette maison à le savoir. Et promettez-moi de n’en dire mot à l’oreille de qui que ce soit.
- Mais alors vous étiez donc là ce matin…
- Vous comprendrez que si je dois changer mon programme de travail pour chaque cliente qui veut ses bijoux plus tôt que prévu, je n’arriverai à satisfaire personne. En vérité si je ne m’étais attardé dans la cour pour applaudir mon fils Tundé qui vient de marquer son premier but, vous n’auriez pas eu l’occasion de me joindre aujourd’hui…
- Ah ! Dieu est grand ! C’est donc par la main de l’innocent enfant qu’il a exaucé mes prières !
Elisa se retourna vers la petite assemblée et me prit des bras de Tante Borah.
- Voilà désormais mon petit époux. Permettez que je le partage avec vous dit-elle à tante Borah en riant. Je vais m’occuper de lui. Il me porte chance.
- Ah ! Tundé tu as de la chance toi ! dit Rachad en riant. Pas plus haut qu’une tige de manioc et te voilà déjà avec deux prétendantes.
Ces mots déclenchèrent une nouvelle salve de rires.
Elisa me portant contre ses épaules, emboîta le pas à mon oncle Vodji et nous nous dirigeâmes vers l’antre secret où mon oncle exerçait avec l’aide des deux apprentis Yema et Abiogun. La flamme vacillante d’une mèche de coton qui brûlait dans l’huile de palme contenue dans un bol en argile entretenait une demi pénombre dans l’atelier. Mon oncle prit une caissette d’une armoire, en ouvrit le cadenas à l’aide d’une petite clé qu’il sortit de sa poche. Il en retira une bourse en cuir fermée par une corde en sisal qu’il dénoua. Il en montra le contenu à Elisa.
- Ce sont bien là vos pièces d’or ?
Elisa acquiesça
- C’est bien là mon or. En quantité et en qualité. Il m’a été vendu directement par un Haoussa qui l’a extrait lui-même de ses mains des terres de Perma.
Mon oncle décrocha une tunique Agbada d’un blanc immaculé suspendue à un crochet au mur, et la mit par-dessus sa combinaison de travail kaki. A cette vue, les deux apprentis suspendirent instantanément leurs activités et sortirent aussitôt de l’atelier comme s’ils venaient de recevoir un ordre. Mon oncle prit une gourde posée sur la table, versa un peu d’eau dans ses paumes, les frotta l’une contre l’autre, s’accroupit devant le foyer situé dans un angle de l’atelier puis nous demanda de sortir de la pièce. Peu après nous l’entendîmes entonner un chant à voix basse, à peine audible, presque un murmure. Le grelot d’une clochette qu’il agitait ponctuait d’une cadence régulière sa litanie où les mots Aziza et Ogun revenaient comme dans un refrain. Ce chant dura l’espace de quelques minutes et s’interrompit net sur une note gutturale, presque un cri. Puis j’entendis mon oncle éternuer trois fois comme sous la contrainte d’une force incoercible. Peu après il s’avança vers nous et lança d’une voix déterminée:
- Maintenant vous pouvez revenir. J’ai sollicité et obtenu leur assistance. A présent, je suis purifié pour travailler votre or, Elisa.
Il ôta l’Agbada, la remit à sa place, donna des instructions aux apprentis par de simples gestes précis de la main et prit place derrière son établi. Les apprentis s’activèrent à allumer le foyer et prirent possession des soufflets.
Avais-je déjà assisté au travail de l’or avant cette occasion ? Je ne crois pas. Ma mémoire ne conserve en tout cas aucune bribe de souvenir pouvant attester de cela. Aussi je considère que c’est grâce à l’arrivée de Sœur Elisa, conjuguée à l’événement de mon premier but que le sort m’offrit ce jour-là d’être témoin pour la première fois de ce qui allait se révéler comme l’un des émerveillements maintes fois revécu de mon enfance : La transformation par mon oncle et ses apprentis de l’or en ces parures délicates que femmes et hommes arboraient dans la ville avec une fierté manifeste. Assis sur un banc à côté de Sœur Elisa, à l’ombre de son parfum odorant les bougainvillées de la maison des fruits greffés, je découvris avec ébahissement la fusion magique de l’or dans le creuset. Je vis mon oncle dépêcher Abitogun, le plus déluré des apprentis, au petit marché pour faire tréfiler l’or sur les machines de l’atelier de Oga Egunlé, son maître de métier. Quelques heures plus tard, Abitogun ramena les précieux fils destinés à subir un traitement manuel en vue de les affiner et de les assouplir davantage.
J’observai avec intérêt l’amincissement progressif des fils d’or au moyen de plusieurs filières métalliques maniées par les doigts précis et habiles de Yema le taciturne. Je vis mon oncle, penché sur son établi donner forme à des pièces minuscules d’or. Je le suivis des yeux pendant qu’il les assemblait sur une plaquette en bois calciné, avec une extrême minutie, à l’aide de pincettes que les apprentis appelaient « Picka ». Cette opération achevée, il les soudait à la flamme au moyen d’un tube à terminaison coudée dans lequel il soufflait en gonflant ses joues. Je ne perdis pas une seconde de vue le spectacle de l’immersion et du lavage des pièces dans des solutions additionnées de sel et de jus de citron. Longtemps je regardai Abitogun limer, polir et brosser inlassablement des pièces de diverses dimensions. Une atmosphère âcre, mélange d’odeur de charbon en ignition, d’effluve de métal fondu, d’exhalaisons chimiques acides, régnait dans la pièce, s’imposait au sens olfactif, picotait la gorge, faisait larmoyer et toussoter, comme pour nous signifier qu’assister au travail de l’or n’est pas qu’une partie de bon plaisir. Il m’arrive cependant encore aujourd’hui, lorsque le hasard me fait passer devant un atelier de bijoutier de notre ville, un des rares rescapés de l’extermination de l’artisanat, d’éprouver le secret désir de baigner à nouveau dans cette atmosphère-là.
La nuit était fort avancée lorsque je commençai à voir boucles d’oreilles, chaînes, colliers, bracelets, pendentifs, broches, sortir comme par enchantement de ce zèle appliqué dont j’étais témoin et se poser tour à tour sur un petit nid de coton ouaté placé sur les genoux de Sœur Elisa. Nos visages se penchaient émerveillés sur les ouvrages disposés dans le lit de coton. Chaque pièce scintillait de mille reflets irisés sous la lueur dansante de la flamme à souder.
Je ne puis dire comment la séance se termina ni à quel moment Elisa s’en retourna chez elle près de la gare ferroviaire avec le petit trésor destiné à la future mariée. Mes yeux et mon attention nourris de tant de merveilles, épuisés par l’air vicié, avaient dû céder au sommeil et ma grand-mère était probablement venue me porter vers sa dépendance où j’avais mes quartiers de nuit depuis le soir où la vocifération du Grundig m’avait projeté hors du salon de mes parents.
Lorsque je m’éveillai le lendemain, mon premier mouvement me porta vers l’atelier secret de mon oncle. Je le trouvai encore fermé. Dans la cour, le ballon jaune trônait sur le perron de la dépendance de mes parents. Je m’en emparai. Son contact contre mon corps me fit sentir un froid de métal inhabituel à hauteur de poitrine. Ce fut seulement à cet instant que mes yeux aperçurent un petit disque métallique doré qui pendait au bout d’une chaîne à mon cou. Le premier mouvement de surprise passé j’examinai la chaîne et le pendentif. Le petit disque était gravé de figures pentagonales contiguës. Le lien entre le ballon jaune dans mes bras et la médaille dorée sur ma poitrine se réalisa dans mon esprit comme une éclosion soudaine qui m’arracha un cri de ravissement. Je me mis à courir de chambre en chambre avec le ballon pour faire part de ma découverte et de mon trésor providentiel à toute la maisonnée. Plus tard j’appris qu’au cours des travaux de la veille, Sœur Elisa avait instruit mon oncle afin qu’il crée ces bijoux à mon intention avec une partie de son précieux métal. Le ballon d’or que ma mère appelait « ta chaîne » allait m’accompagner nuit et jour jusqu’à ma préadolescence, suspendu à mon cou, suscitant curiosité, intérêt et convoitise auprès de mes camarades de jeu.
Thomas C. Nouatin
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
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