Verbe, feu, vent et eau
Feuilleton littéraire par :
Thomas C. Nouatin
Ma conscience s’ouvrit aux êtres et aux choses un soir d’orage, sous le formidable aboiement d’un poste de Radio Grundig, ce joli modèle typique des années 60, acquis quelques jours plus tôt par mon père. Nul de mes souvenirs d’enfant ne remonte au-delà de cet instant sauf une vision isolée, unique, qui vibre comme un spot lumineux dans la nuit opaque. C’est l’image de ma mère assise sur un tabouret, me tenant couché sur ses genoux et m’abreuvant du creux de sa main avec une bouillie de maïs ou de mil. Etait-ce l’énigmatique explosion sonore qui estompa de mes souvenirs tout ce qui eut lieu avant elle ?
Un peu comme un facteur d’effacement et de réinitialisation de mémoire ? Je ne sais au juste. Toujours est-il que si je devais me rappeler que durant la fraction de minute qui a précédé, je vis mon père, de retour de sa journée de travail, pénétrer dans notre salon, avec sous le bras, ce que j’allais identifier des années plus tard comme étant une batterie, une grosse pile parallélépipédique, bleuâtre, au moyen de laquelle il alimenta la caisse, avant de tourner un des deux gros boutons cylindriques situés au bas de la face avant en étoffe à carreaux dorés, si je devais donc me rappeler de ces faits, cela n’est dû qu’à un effet de débordement au-delà de la zone frontière de mes souvenirs, un phénomène d’irradiation périphérique sur une frange ténue, en dehors de la limite rigoureusement balisée. La conscience, la connaissance et plus tard la réminiscence des brefs instants qui ont précédé n’est venue qu’après que mon père eut actionné le bouton, libérant soudain une explosion de décibels, un tonnerre qui me propulsa littéralement pour ainsi dire, hors du salon. Car dire que je m’étais sauvé en courant de la pièce, même si cela ne constitue pas une bosse à la vérité, cela ne rendrait pas compte de la quasi simultanéité entre la déflagration sonore et mon atterrissage dans la cour. Je me retrouvai à quelques mètres du seuil, haletant, écarquillant les yeux, cherchant d’où pouvaient bien provenir ces voix inconnues qui hurlaient soudain dans notre dépendance. Voyant ma frayeur, mon père avait dû diminuer le volume de la radio car les voix se firent plus basses. Il s’avança vers moi, et m’exhorta à retourner avec lui dans la pièce. J’opposai un refus catégorique. Pendant ce temps les voix continuaient leur bavardage. Ma mère sortit d’une des deux chambres attenantes au salon et nous rejoignit. Elle me prit par la main et m’enjoignit de venir avec elle. Mais nulle force ne pourrait me faire franchir la porte de la pièce. Je m’arc-boutai comme un animal que l’on amenait aux abattoirs. De guerre lasse mes géniteurs retournèrent dans le salon vaquer à leurs occupations respectives, me laissant à quelques mètres du seuil. Mon père avait dû prendre la décision d’arrêter l’écoute de l’émission puisque les voix se turent soudain. Quelques instants plus tard, venu d’une des nombreuses dépendances de la maison, un jeune homme, mon oncle Vodji, le frère cadet de mon père, s’approcha de moi. Des années plus tard, il m’apprit que je refusai d’accéder à son exhortation à rejoindre mes parents en lui répondant : « Il y a des blancs que je ne vois pas qui crient dans la pièce »
J’étais là, debout, décidé à ne pas bouger d’un pouce lorsque soudain une lumière irradia de façon fulgurante l’espace. Une fraction de seconde plus tard, un bruit gigantesque, comme tombé du ciel secoua le monde entier. Affolé, épouvanté je me mis à courir pendant que le bruit décuplait d’intensité, ébranlant l’espace. Chaque fois que ma course me portait dans une direction, le grondement semblait s’abattre dans cette direction-là, me coupant la route. Pas un instant mon instinct n’orienta ma fuite vers notre salon, là où je pouvais trouver refuge auprès de mes parents. Je butai sur le portail d’entrée de la maison dont je ne pouvais atteindre le loquet en raison de mon âge. Je fis demi-tour et fonçai en direction de l’ouest de la cour. Devant moi, s’offrait une case dont l’entrée était protégée par un rideau fait de fines lattes de bambou reliées par des fils de raphia. Je ruai tête la première dans le rideau et me retrouvai à genoux au centre de la case, aux pieds d’une dame élancée aux cheveux blancs. Elle me souleva instantanément comme si elle m’attendait. J’étais dans les bras de Iyawo Hêviosso, ma grand-mère paternelle. Au-dessus de nos têtes, les premières gouttes de l’orage se mirent à crépiter sur les tôles ondulées pendant que nos regards suivaient à travers les interstices du rideau, leur chute raide et rapide sur le sol. Par moments, un fruit détaché du manguier frappait la terre avec un bruit mat, faisait deux ou trois rebonds, roulait puis s’immobilisait dans une flaque. Au milieu du tourbillon de poussières et de feuilles, la basse-cour filait à tire-d’aile dans tous les sens, ballottée par les rafales de vent, cherchant refuge ça et là sous les avancées de toit. Moi, je souriais. Je n’avais plus peur. Le déchaînement des éléments me fascinait. Chaque coup de tonnerre m’arrachait des battements de mains.
.
Thomas C. Nouatin
.
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.