Le Quarante-Et-Un-De-Luxe
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Quatre heures de temps après, le train arrive à Paris dans une gare nommée Montparnasse. Les choses étaient géantes, je ne croyais pas mes yeux. Tout se passait sous un immense chapiteau ou sous terre comme à Séro Péra mais tout était dix, cent fois plus géant qu’à Séro Péra. Les trains étaient rangés et attendaient le départ. Les quais étaient longs, les voyageurs nombreux. La foule était serrée comme dans un marché, mais chacun savait où il allait. Ou bien il y avait des pancartes qui disaient où aller. Quand on n’arrivait pas retrouver son chemin, on demandait à des gens en uniformes qui étaient là uniquement pour vous aider à vous diriger. Je m’approche de l’un d’eux.
« Bonjour Monsieur, je veux aller au Quarante-Et-Un-De-Luxe
— Quarante et un de quoi ?
— C’est l’hôtel du frère de Monsieur Saint-Hilaire
— Le frère de Monsieur Saint-Hilaire, mais encore ?
— Je ne sais pas, regardez vous-même »
Je donne l’adresse de l’hôtel au Monsieur en uniforme et après avoir regardé dans un petit livre, il dit : « Métro Cadet, non loin de l’Opéra » et il me conduit vers un endroit souterrain. Devant l’entrée du souterrain, il y avait un guichet et j’achète un ticket. Après, nous descendons dans d’immenses passages souterrains décorés et l’un de ces passages donnait sur un quai encore plus souterrain. Il y avait du monde sur les quais et les gens se faisaient face. De part et d’autre, les quais se prolongeaient jusqu’à l’entrée de grands tunnels obscurs comme l’entrée de la caverne d’un boa géant. Après quelques minutes d’attente, le boa géant arrive. Il était en fer, et s’étalait sur toute la longueur du quai. Les voyageurs, hommes, femmes et enfants sortaient par dizaines du ventre du boa et d’autres y entraient. « Changer à Opéra, direction Courneuve » me dit l’homme en uniforme avant de me laisser entrer dans le ventre du boa. Je n’ai rien compris cependant que je suis entré dans le boa qui a commencé à glisser doucement dans le tunnel.
Après mainte péripétie, je finis par sortir du souterrain dans une rue qui s’appelle Rochechouart. Effectivement, c’était la rue de l’hôtel que je cherchais. Les rues étaient bien tracées et bien goudronnées. Les gens étaient habillés comme les Blancs qu’on voit au cinéma. Les hommes étaient pressés, les femmes, jolies, marchaient lentement. Les voitures remplissaient les rues : certaines étaient garées le long des trottoirs, d’autres circulaient sans jamais s’arrêter.
L’hôtel était situé au 41 de la rue Rochechouart. A mon arrivée, j’ai été accueilli par le frère de Monsieur Saint-Hilaire et sa femme. Quand je leur ai dit mon nom, ils m’ont dit qu’ils avaient été mis au courant de mon arrivée et s’étaient préparés pour me recevoir. Un jeune homme qui portait une veste rouge comme d’autres personnes qui travaillaient dans l’hôtel m’a conduit dans une chambre et c’était ma chambre et je n’arrivais pas à croire mes yeux : la chambre était grande et belle, avec un lit pour deux personnes et un téléphone. Tout cela était magnifique, comme toutes les choses que j’ai commencé à voir dans le pays des Blancs, depuis que j’ai quitté le Joyeux-Escadron-Delphique et je suis sorti sur la plage non loin d’une ville qui s’appelait Bordeaux. Tout cela était bien beau et donnait envie de rester plus longtemps pour profiter de tout ça mais je n’avais pas oublié la raison de mon arrivé au pays des Blancs et tout ce que j’avais en tête, c’était d’aller à Joinville voir Monsieur Dubosc pour qu’il me dise où se trouvait Montcho. Si Montcho était devenu un chien qui faisait du Cinéma dans les studios de cette ville, je pensais qu’il serait peut-être difficile de l’approcher, mais pour cela, je comptais sur mes bôs pour m’aider et j’imaginais maint stratagème pour venir à bout de sa résistance. J’étais prêt à faire une croix sur le passé, à donner à Montcho tout ce qu’il voudrait pour le convaincre d’abandonner cette vie de chien et d’accepter de revenir au village où tous les membres de notre clan l’attendaient avec impatience.
Aussi, à peine arrivé à l’hôtel, suis-je ressorti dès que j’ai pu, et j’ai pris la route de Joinville. Pour cela, j’ai pris et changé maint boas et bus et je me suis retrouvé une heure plus tard, devant l’endroit que Monsieur Van-Dam appelait les studios de Joinville. Mais, je n’avais pas de chance, les studios étaient fermés. Devant la grande porte, un gardien m’a dit de revenir dans trois jours parce que les studios étaient fermés pour cause de grève du personnel. J’ai essayé d’expliquer mon cas. J’ai dit que je venais d’Afrique pour voir Monsieur Dubosc mais le gardien a dit : « Désolé, Monsieur, je ne connais pas les gens qui travaillent ici, je ne suis qu’un gardien, moi » et il m’a encore dit de revenir dans trois jours. J’ai dit au gardien que je préfère aller directement chez Monsieur Dubosc et il a pris un air étonné.
« Vous avez son adresse ?
— Non.
— Ah ! excusez-moi mais… cher Monsieur, autant chercher une aiguille dans une botte de foin. »
Je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire et je suis reparti déçu.
De Joinville, je suis revenu à Paris. Comme je savais que je ne pouvais pas voir Montcho avant trois jours, j’ai voulu voir Paris. La ville était immense et riche, pleine de belles choses et de gens amoureux. Vers deux heures de l’après-midi, je me suis arrêté à la caverne de boa nommée "Concorde".
Je suis sorti par une rivière métallique qui coulait vers le haut comme vers son embouchure et j’ai abouti à une place vraiment immense. Au centre de la place, il y avait comme le pénis d’un animal géant enfoui sous terre. Le pénis était plus grand qu’un baobab et les gens regardaient ça et ne cherchaient pas l’animal caché sous terre, honteux peut-être que les gens voient son pénis géant que tout le monde admiraient. La place était bordée d’immenses maisons avec des colonnes qui ressemblaient à de gros troncs de teck polis par la main de l’homme. Des statues de pierre blanches se dressaient d’un côté de la place et c’étaient des rois, des reines, de belles dames, plus belles que les personnes vivantes, des chevaux, et des cavaliers à l’air fier et brave. Autour de la place, des voitures allaient dans tous les sens et les gens étaient pressés et n’avaient pas le temps de regarder la place, et les gens qui regardaient la place étaient des étrangers comme moi qui ne vivaient pas à Paris. Un peu plus loin derrière les statues, il y a une forêt d’arbres avec des feuilles jaunes. A l’ouest de la place, non loin du fleuve de Paris, il y a une orangerie protégée par la statue d’un lion énorme. Au sud, s’étendait le fleuve appelé Seine et, comme le soleil brillait, sa surface était argentée. Un pont passait sur le fleuve. Des hommes et des femmes amoureux se tenaient ensemble et marchaient sur le pont en roucoulant des paroles secrètes comme des pigeons à la recherche d’un nid. Un peu en contrebas, au bord du fleuve, tout contre la berge étaient amarrés des bateaux de toutes les couleurs avec des drapeaux blancs et des noms comme : « Renard des plaines », « Lion blanc », « Ours polaire », etc. Au loin, sur le fleuve, on pouvait voir un autre pont très grand avec des passages en demi-lunes. J’ai regardé la place pendant longtemps, et je ne savais pas à quoi je pouvais la comparer à Ajalato dans notre village ou bien même à Cotonou. La place et les bâtiments, tout ce qui était là étaient des dizaines de fois plus grands et plus beaux que tout ce que j’avais vu auparavant. Je ne savais pas comment les Blancs avaient fait pour construire ces choses magnifiques et gigantesques mais je sentais que nos places sous les baobabs à palabre, les palais de nos anciens rois, nos cases aux toits de paille, nos sentiers de terre, nos ponts de singe, même le hall des congrès ou le pont de Cotonou sur la lagune, toutes ces choses que nous utilisons chez nous tous les jours n’étaient rien que des termitières à côté des bâtiments, des ponts, et des statues de Paris.
Après la traversée du pont, j’ai continué ma route vers un grand bâtiment avec un toit voûté, orné de fresques mettant en scènes des personnes qui parlent, habillés dans des toges comme des Dahs chez nous. Sur le toit du bâtiment, flotte un immense drapeau aux couleurs de la France : bleu, blanc et rouge. Au fronton du bâtiment est écrit :"ASSEMBLEE NATIONALE" en lettres d’or. Douze colonnes soutiennent la façade du bâtiment. A l’extérieur, des statues de dah sont assis d’autres debout. Parmi les dah qui étaient devant l’assemblée, se trouvait une femme en pagne jeté sur l’épaule et on pouvait voir son sein superbe et elle était belle, droite et fière. Tout cela était bien beau à voir mais j’ai continué ma route. En allant à droite, j’arrive vers un autre pont immense. A l’entrée du pont, se trouve un cheval ailé couleur or lumineux. Sur le pont, au beau milieu du tablier, se dressent les effigies de deux superbes femmes nues ou presque avec de gros seins bien ronds comme des noix de coprah juteux et des cuisses immenses, de forts bras avec lesquels elles tiennent un clairon ou peut-être une torche à flammes d’or. Depuis la berge du fleuve, je regarde au loin et au bord d’une petite place en face du pont, je vois une succession de maisons avec des dizaines de fenêtres vitrées. Les maisons avec leur toit brun ressemblent à un champ de champignons géants. Sur le pont, le garde-fou est jalonné de lampadaires qui sont comme des arbres dont les fruits attendent de mûrir la nuit. A l’entrée du pont, du côté où j’étais, une grande reine immense est assise à droite du pont et un roi debout de l’autre côté à gauche la regarde. Je vois le roi de loin mais la reine est en face de moi et je suis comme qui dirait à ses pieds. Le regard droit et fier, elle tient une grande épée dorée. A côté d’elle se tient une naine nue. A l’entrée d’un passage qui descend sur la berge du fleuve surgit la statue d’un lion avec un enfant nu. L’enfant de la statue me fait penser à Aruna car il était nu comme Aruna et, comme lui, ses cheveux étaient en broussaille.
Je reste émerveillé devant la statue de l’enfant et les souvenirs de la jungle remontent à ma mémoire. Mais nous n’étions pas dans la Jungle et Paris est une belle ville, et je crois que je rêvais. Je me dis : personne dans ma famille ne sait que je suis à Paris et si un jour au retour, je racontais tout ce que j’ai vu personne ne me croirait. En effet, ces choses sont si magnifiques et si grandes que si on ne les a pas vues avec les yeux, on ne peut pas croire qu’elles existent quelque part sur cette terre sauf peut-être dans les rêves.
C’est avec ces idées dans ma tête que j’ai continué ma route et j’ai marché longtemps. A un moment donné je me suis dirigé vers une girafe immense dont le cou de se perdait dans le ciel. C’était une girafe de fer nommée « Tour Eiffel ». Quand je suis arrivé devant le monstre, j’ai vu que ses pattes et son corps étaient un tissu de fer. L’animal se tenait bien droit. Il semblait seul au monde. Dans son ventre, les touristes montaient et descendaient au moyen de machines. D’autres personnes allaient et venaient sous les pattes du colosse. Parmi eux, il y avait toutes sortes de gens du monde entier et même des Noirs comme moi qui vendaient des objets de souvenir aux étrangers. Les vendeurs faisaient voltiger des objet volants aux couleurs chamarrées. Un de ces objets, un oiseau en plastique, est venu se poser à côté de moi sur le banc où j’étais allé m’asseoir. Le jeune homme qui l’avait lancé accourt en s’excusant. Avec sa veste noire et sa cravate, il n’a pas l’air d’un vendeur de pacotilles. Avant de prendre son jouet, il me salue et nous faisons connaissance en français. Très vite la conversation entre gens venant du même monde, s’enfile. Le jeune me dit qu’il est Sénégalais et s’appelle Ousmane. Il habite un quartier nommé " Goutte d’or. " Moi je me présent aussi et je lui parle du Quarante-Et-Un-De-Luxe. Et, aussi étonnant que cela puisse paraître, le jeune homme me dit qu’il connaissait l’hôtel. Il y avait travaillé comme garçon de ménage pendant plus d’une année. De fil en aiguille, le jeune vendeur me demande si j’étais venu à Paris seulement pour visiter ou si je veux rester pour longtemps, et je lui dis que j’étais venu chercher quelqu’un et que si tout marche bien, je devrais retourner en Afrique dans quelques jours.
« Ah, s’exclame-t-il, vous cherchez quelqu’un qui vous est cher ?
— Oui, en effet, c’est un de mes hommes…
— On ne sait jamais, comment s’appelle-t-il ?
— Il s’appelle Montcho
— Il est Béninois ?
— Oui, un Béninois comme moi
— Vous avez son adresse ?
— Non…
— Paris est trop grand, si vous n’avez pas son adresse, c’est comme chercher une fourmi noire dans la jungle.
— Vous avez raison, mais je donnerai tout pour le retrouver !»
Quand le type a entendu que je donnerais tout pour retrouver Montcho, il se montré intéressé et demande des renseignements de toutes sortes sur lui : sa taille, son teint, ses cheveux, son visage, ses cicatrices et, comme il n’a pas rencontré quelqu’un qui lui ressemblait depuis qu’il était à Paris, il est déçu. Il me proposé alors de lui acheter un souvenir en me montrant beaucoup d’objets et de jouets contenus dans son sac. Pour lui faire plaisir, je choisis une petite girafe et je lui demande son prix et il me dit : « Nous sommes des frères, donnez-moi ce que vous voulez » Alors, je lui donné un billet de cinquante francs et comme il se préparait à me donner la monnaie, je dis : « Eh, frère, tu peux garder le reste. » Ousmane était ravi. Nous avons parlé encore un peu et quelque temps après, il s’est excusé pour aller à la rencontre d’un groupe de Chinois.
Quelque temps après, j’ai quitté sous les pieds de la girafe géante et j’ai gravi une pente qui montait vers un grand bâtiment et sur la face de ce bâtiment était écrite une phrase très compliquée pour moi. En montant vers ce bâtiment, j’ai vu des choses magnifiques à l’entrée. Il y avait une case ronde et féerique et à l’intérieur de la case il y avait des chevaux de bois colorés et des sièges. Des enfants étaient assis sur les sièges ou sur les chevaux de bois et tout ce petit monde tournait, sous la lueur de centaines de petites lampes. En m’éloignant encore un peu de la girafe, j’arrive au bord d’un étang avec des jets d’eau magnifiques. Devant l’étang, il y avait des statues de femmes nues ou vêtues très court, avec un simple pagne autour des reins. Les femmes sont belles et fortes, avec des seins fermes comme des papayes et des cuisses charnues. Leur belle chevelure est retenue par des lacets. Certaines jouent au violon, d’autres parlent avec un homme qui fait un geste montrant qu’il est amoureux. De temps à autre des étrangers viennent devant les statues et font des photos.
J’ai continué à marcher dans la ville, et chaque fois je rencontrais des endroits magnifiques je passais mon temps à regarder et à écouter les gens parler français et quand les gens parlaient, il parlaient si rapidement et utilisaient des mots nouveaux pour moi et je ne comprenais pas tout ce qu’ils disaient. Mais j’aimais bien les regarder, surtout les femmes, même quand elles étaient blanches, elles étaient belles et si magnifiques que j’avais envie de savoir où elles habitaient et comment elles vivaient ce qu’elles mangeaient et faisaient chaque jour ainsi de suite. De temps en temps, je suivais certaines femmes et elles marchaient devant moi et je regardais leurs fesses qui ondoyait dans le vent. La danse de leurs fesses n’était pas aussi furieuse que la danse des fesses des femmes de chez nous et c’était regrettable mais leurs jambes presque nues étaient belles à voir. Mais le spectacle était de courte durée. Très vite les femmes entraient dans une maison et même quand la maison n’avait pas de clé, il y avait des numéros et quand on ne connaissait pas ça, on ne pouvait plus les suivre quand elles entraient dedans. Parfois, elles entraient aussi dans des bars qu’on appelle "Café" ou "Tabac" et dans ces bars on peut prendre du café ou du tabac mais on peut prendre aussi d’autres choses. Captivé par tant de beauté, j’en étais arrivé malgré moi à suivre une jeune femme qui avait des cheveux en or. Après un certain temps, elle est entrée dans un café, et moi aussi je suis entré dans le café. L’endroit ressemblait un peu au restaurant dans lequel Monsieur Saint-Hilaire m’avait emmené la veille. Mais le café de Paris où j’étais entré en suivant le fille au cheveux en or était plus vaste que le restaurant de Bordeaux. Des banquettes capitonnées se faisaient face comme dans un train et plusieurs personnes pouvaient s’asseoir autour d’une grande table. Il y avait aussi des tables individuelles. Les serveurs étaient des hommes, et on les appelait « garçons » ; ils étaient habillés en chemise blanche, gilet rouge et pantalon noir. La fille aux cheveux en or était allée s’asseoir à une table à quatre sièges. Pour bien la regarder à la guise, j’ai pris place à une table individuelle en retrait de sa table. Aussitôt, un garçon est arrivé vers moi.
« Monsieur, me dit-il, vous désirez ?
— Oui, je désire, bien sûr…
— Que désirez-vous au juste ?
— Elle… »
J’avais pointé du doigt la fille aux chevaux en or.
« Je vois, dit le Monsieur avec malice, Monsieur est amoureux ! Désolé, ce n’est pas compris dans le service ! »
La femme au cheveux en or a tourné vers moi son regard rayonnant de sourire. J’étais aux anges de voir son visage radieux et j’ai eu envie d’aller vers elle pour lui parler ; je voulais voir de près comment on pouvait avoir des cheveux en or. Malheureusement, je n’ai pas eu le temps ; quelques instants après, un homme avec une rose rouge à la main est entré dans le café et s’est approché de la femme aux cheveux en or et il a donné la rose à la femme. Ensuite, ils se sont jetés dans les bras l’un de l’autre et sont restés longtemps à se lécher les lèvres devant moi sans se gêner. Après, les deux amoureux sont sortis du café bras dessus bras dessous. J’étais fasciné. Leur amour me plaisait. Je suis resté là à penser aux amoureux de Paris et je me demandais comment les Parisiens faisaient pour être aussi amoureux avec les femmes. Chez nous personne n’a idée d’offrir des fleurs à une femme. Je voulais savoir faire tout ça pour rendre mes femmes heureuses quand je serai au pays. Peut-être, une fois arrivé au pays, cultiverai-je un vaste champ de toutes les belles fleurs du monde dédiées à chacune de mes femmes : roses, magnolias, tulipes, bégonias, églantines, jasmins, lilas, mimosas, anémones, pervenches, iris, violettes, chrysanthèmes, Dahlias, fuchsias, géraniums, glaïeuls, hortensia, lis, muguets, œillets, sauges, pétunias, pivoine, gentianes, zinnias, edelweiss, rhododendrons, azalées, camélias, cyclamen, gardénias, orchidées, flamboyants, jonquilles, coquelicots, bruyères, glycines, aubépines, bougainvilliers, marguerites…
Et ainsi, je pourrais offrir à chacune de mes quarante et une femmes toutes ces belles fleurs pour leur montrer mon amour. Je rêvais de tout ça quand un autre garçon est venu me réveiller de mes rêves et il m’a dit la même chose que le premier garçon :
« Monsieur, vous désirez ?
— Non, je veux manger et boire
— Très bien, Monsieur. »
Ayant dit « Très bien Monsieur », le garçon est parti puis, quelques instants après, il est revenu avec une carte, et sur la carte il y avait tout ce qu’on pouvait manger dans le bar. Ainsi, j’ai pu choisir et manger ce que je voulais et boire ce que je voulais et j’étais très content car j’avais faim et le plat était bon, c’était de la chair de poulet sans os avec des pommes de terre en sauce, arrosé d’un vin rosé appelé Côte de Rhône.
Au sortir du bar, je suis entré dans la caverne d’un boa et je suis sorti un peu plus tard sur une place nommée Charles de Gaulle Etoile. Je suis sorti à cause du nom de De Gaulle. Chez nous de Gaulle était un homme courageux, et je croyais que sa tombe était là à la sortie du boa. Mais à ma grande surprise, j’étais tombé sur une grande avenue, l’Avenue des Champs Elysées. A Cotonou, et dans mon village, j’avais souvent entendu les jeunes akowés qui venaient du pays des Blancs parler de l’Avenue des Champs Elysées, mais je ne savais pas ce que ça voulait dire ; je pensais à un champ de blé mais jamais à une rue aussi large, aussi droite et aussi animée. L’Avenue des Champs Elysées était vraiment magnifique, et je me suis promené d’un bout à l’autre et j’ai vu des choses toutes plus belles les unes que les autres. Des boutiques, des halls d’exposition de voiture, des agences de compagnies d’aviation, des vitrines de vêtements prêts-à-porter, des galeries d’art avec des noms de rêves : Elysées Rond-point, Elysées 26, ou Claridge. Dans certaines galeries, il y avait des cafés, des restaurants, des cinémas et des commerces. Les gens étaient partout et des voitures aussi circulaient sans arrêt. De temps en temps, je voyais une caverne de boa qui crachait des voyageurs sur l’Avenue, tandis que d’autres entraient à l’intérieur pour voyager dans le ventre du boa. J’ai parcouru l’avenue dans un sens en allant du côté de la place Concorde puis quand je me suis retourné sur mes pas, j’ai vu au loin un immense trône de géant qui faisait plusieurs mètres de haut. Le trône géant était dans mon dos et je me demandais comment j’avais pu ne pas le voir. De loin, il ressemblait à un immense éléphant sans tête et à dos aplati. Ses pattes de devant et de derrière étaient rangées et on pouvait voir sous son ventre un trou qui ressemblait à une porte énorme. Je ne savais pas ce que c’était, et j’ai marché pour aller voir de près et quand je me suis approché c’était vraiment étonnant. Les pattes de l’éléphants étaient immenses et son corps si haut qu’on aurait dit un trône de géant sculpté dans une montagne. A une bonne distance, j’ai vu les sculptures de ses faces qui montraient des scènes de guerre. Sous son ventre, des gens étaient rassemblés autour d’une gerbe de fleurs et à côté j’ai vu une flamme allumée qui sortait d’un trou. Je ne comprenais toujours pas ce qui se passait mais j’ai pensé que c’était peut-être une cérémonie comme la cérémonie d’Adjahoutoh chez nous quand chaque année notre clan tout entier va à Togoudô pour célébrer la mémoire de notre ancêtre commun. Mais ici ce n’était pas seulement le clan des Français, les gens qui étaient réunis autour de la flamme parlaient toutes les langues et ils venaient de tous les pays du monde. Dans ces conditions, je me suis dit que c’était peut-être une cérémonie pour tous les clans du monde entier. A côté de la flamme, il y avait un tombeau et les gens venaient se recueillir devant. Je cherchais à comprendre, et j’ai fini par demander à un homme en uniforme et il m’a dit que c’était le « tombeau du soldat inconnu. » Quelle idée ! Comment un soldat peut-il être inconnu ? Je n’ai jamais entendu parler de ça avant. Et j’ai pensé que c’était pour cela que les gens du monde entier venaient prier là parce que le soldat que personne ne connaissait était peut-être le fils de n’importe qui ou le frère ou l’oncle ou le neveu de n’importe qui et moi aussi, je suis resté là avec les autres et j’ai prié comme eux avec beaucoup de ferveur à tous les fils d’Ajalato qui, partis pour les guerres mondiales, ne sont pas revenus au pays. Plus tard, je suis descendu dans un souterrain situé non loin du pied droit de l’éléphant et là, j’ai acheté un ticket pour monter sur le dos de l’éléphant. On allait sur le dos de l’éléphant en entrant dans son ventre et un escalier menait là-haut. J’ai suivi la file des étrangers et quand après une ascension laborieuse, je suis arrivé sur le dos de l’éléphant, j’ai vu Paris d’en haut et ce n’était plus comme avant. On aurait dit que j’étais juché sur une colline et toute la ville ressemblait à une immense forêt de pierres et chaque maison était comme un arbre ou un rocher. Les rues avaient l’air de gros serpents noirs endormis et sur leurs corps interminables glissaient des fourmis multicolores plus ou moins gros.
Debout sur le dos aplati de l’éléphant géant, je suis resté longtemps à contempler Paris. En regardant le champ des maisons qui s’étendait à perte de vue, j’ai retrouvé les sentiments que j’avais quand j’étais dans la jungle. Parce que la ville était maintenant éloignée de moi comme avant la jungle était éloignée de moi et, par moments, j’avais envie de devenir un aigle pour planer au dessus d’elle mais cette envie était risquée et je n’ai pas voulu prendre un tel risque seulement pour le plaisir.
Depuis le ciel de Paris, en pensant à la jungle, j’ai vu Aruna dans mes pensées et Zhalia aussi est venue dans mes pensées. J’ai pensé que si tout marchait bien, et si je retrouvais Montcho, la première chose que je ferais serait de retourner dans le nord pour demander la main de Zhalia. Je ne voulais pas qu’elle continue d’avoir honte pour avoir habité l’Auberge des Quarante et une Délices, mais aussi parce que, au fond de moi, j’avais envie de lui offrir une rose rouge, comme l’homme qui avait offert une rose rouge à la fille aux chevaux d’or dans le café. J’ai pensé à toutes les roses rouges que j’avais envie de lui offrir et j’ai pensé que si on pouvait mettre toutes ces roses les unes sur les autres, elles seraient aussi hautes que l’éléphant géant. Oh, je rêvais à Zhalia ! Mais comment pourrais-je l’épouser si je ne retrouvais pas Montcho, le seul homme au monde qui sait préparer le breuvage de ma joie ? Je n’ai pas pu répondre à cette question cependant que le soir tombait et je commençais à être fatigué de ma longue journée, ma première journée à Paris depuis que je suis sorti de l’océan dans une ville nommée Bordeaux.
J’ai quitté le dos de l’éléphant géant très tard et je suis rentré dans le ventre du boa à la caverne Charles de Gaulle Etoile. Plus d’une fois, je me suis perdu et des hommes en uniforme m’ont indiqué le chemin et, quand je suis arrivé au Quarante-et-un-De-Luxe, la nuit était tombée. L’hôtel était calme. On aurait dit un cimetière au cœur de la ville.
A suivre...
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
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