Méthode, histoire et réalité
Le Bénin, le Togo et le Nigeria viennent de signer un accord dit de coprospérité. A en croire les déclarations officielles, il s’agit de faciliter la libre circulation des biens, des personnes et des services entre les trois pays. La chose est plus que louable, et tout observateur averti de la vie du golfe du Bénin, au vu de l’identité frappante des peuples qui y vivent, est fondé à se demander pourquoi cette initiative a mis tant de temps pour voir le jour. Sans doute que le vent de la mondialisation est passé par là. Et ce n’est pas plus mal ; mieux vaut tard que jamais. Même s’il y a une limite, un temps au-delà duquel toute initiative tard venue dans un monde en mouvement permanent n’a plus son efficacité.
Hormis l’épisode du panafricanisme avec Kwame NKrumah, en Afrique on a toujours agi au mépris de tout ce qui touche à la pensée, et à l’organisation rationnelle
Toutefois, en dépit de l’évidence de la nécessité d’une coopération renforcée entre ces pays frères du golfe du Bénin, quelques questions se posent. La première est d’ordre méthodologique. On se demande pourquoi les questions de ce genre sont en Afrique traitées au niveau quasi exclusif des seuls politiques ; et pire à l’intérieur du politique, comme un volet moteur, uniquement au seul niveau économique. En clair, pourquoi de façon méthodique, ne met-on pas en avant et au premier plan les idées, les raisons et les justifications d’ordre éthique et historique d’une telle nécessité. On ne les illustre pas concrètement, on ne les fait pas vivre. Ce sont toujours des dossiers et des sujets traités de manière autonome par des régimes ou des hommes politiques sans qu’on voie émerger la marque des peuples eux-mêmes, des sociétés civiles, des sages, des penseurs de la chose politique et historique. Or comme va le dicton, la guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls généraux. D’une manière générale, hormis l’épisode du panafricanisme avec Kwame NKrumah, en Afrique on a toujours agi au mépris de tout ce qui touche à la pensée, et à l’organisation rationnelle. Par exemple au niveau de l’Union Africaine pourquoi veut-on unir l’Afrique d’autorité par le sommet et sous la houlette de gens aussi visqueux comme Bongo ou Sassou Nguesso, au lieu d’encourager la réalité de coopérations régionales et locales effectives ? De même, au niveau de ce qui se nomme actuellement coprospérité entre le Togo, le Bénin et le Nigeria, quelles sont les marques, les signes, les actes de coopération effective entre ces sociétés en dehors des nécessités et des circuits commerciaux ? Il va de soi que l’identité des peuples, leur destin ont des raisons que la raison économique ignore superbement.
Ainsi, curieusement et en dépit de la topologie et de la culture, le Bénin est-il plus proche et mieux informé de la Côte d’Ivoire que du Nigeria !
La deuxième question est d’ordre politique. Dans cette affaire de coprospérité, il y a quand même bien des sous-entendus politiques. Un petit mystère inaugural ne peut manquer de titiller tout esprit critique. C’est le constat que le Ghana, qui s’est impliqué dans des projets techniques vitaux comme le gazoduc le reliant au Nigeria via le Togo et le Bénin, s’est abstenu de faire partie d’entrée de ce cercle de coprospérité. Or, tout unit ce pays aux trois autres du golfe du Bénin : langues, peuplement, histoire, sol, ciel, océan, etc.… On ne peut pas manquer de voir dans l’abstention du Ghana, comme un signe de méfiance. En effet, pays anglophone comme le Nigeria et de ce fait celui d’entre tous le mieux au fait de ses réalités politiques, le Ghana comprend et voit mieux les implications et les motifs implicites éventuels de la bonne volonté idyllique du Nigeria. Telle est la loi d’une politique linguistique héritée du colonialisme qui donne aux Africains une vision hémiplégique et morcelée du continent, séparé en francophones et anglophones. Selon cette loi de proximité héritée de l’histoire, ceux qui se sentent les plus proches, ne sont pas ceux que l’on croit. Ainsi, curieusement et en dépit de la topologie et de la culture, le Bénin est-il plus proche et mieux informé de la Côte d’Ivoire que du Nigeria ! De même que le Ghana est-il plus proche et mieux informé du Nigeria que du Togo. Cette logique de proximité explique en partie pourquoi le géant anglophone Nigeria peut faire les yeux doux aux deux poids légers francophones que sont le Togo et le Bénin et pas au poids moyen qu’est le Ghana. L’amour ne se nourrit-il pas souvent du voile onirique de l’ignorance qui cache et redore l’être réel des amants ? Il est évident qu’en raison des déterminations du passé assumées dans le présent, les Béninois et les Togolais voient essentiellement dans le Nigeria le grand voisin producteur de pétrole, disposant d’un marché immense, et ayant une capacité de financement qui fait saliver. Mais tout ce qui se passe au quotidien, dans la vie politique, intellectuelle, sociale et culturelle de ce pays, dans le domaine de l’information et de la communication, passe complètement à la trappe au Togo et au Bénin en raison de la barrière linguistique.
Dans l’esprit de certain zélés du sentiment national au Nigeria l’union avec "les petits pays d’à-côté" comme le Togo et le Bénin a valeur d’annexion
Dans ces domaines, seuls les groupes homophones se comprennent et échangent entre eux une vision et un regard plus approfondis de l’un sur l’autre. A mille lieues des clichés, des lieux communs ou des événements catastrophiques, dramatiques ou d’importance politique relayés par les médias internationaux. Ainsi, les Ghanéens savent mieux que nous autres Béninois ce qui se passe sur la scène politique, culturelle et sociale nigériane. Une des raisons de leur réserve actuelle vis-à-vis de l’offre de coprospérité nigériane peut venir de là. L’accélération du processus de fraternisation économique et commerciale, après avoir lambiné longtemps, peut ne pas être étrangère à l’imminence des élections présidentielles au Nigeria. Election à laquelle selon toute vraisemblance, l’actuel Président, Monsieur Olusegun Obasanjo, ne sera pas candidat. Or, sous le règne de ce dernier, le Nigeria a fait preuve de sagesse en cédant la presqu’île de Bakassi au Cameroun. Cette cession a été vécue de façon dramatique par une partie des Nigérians comme une faute, une atteinte à l’intégrité territoriale, à leur fierté de puissance régionale. Dès lors, pour apaiser les courants hostiles à la cession de la presqu’île de Bakassi et contrecarrer ceux qui veulent en tirer un bénéficie électoral, il n’est pas exagéré de penser que le Président Olusegun et son gouvernement essaient de développer une pédagogie de la flexibilité territoriale, basée sur des concessions et des processions : on concède Bakassi, mais on procède aussi à l’élargissement par union avec les pays frères. Le message de cette pédagogie qui est d’abord à destination nationale est que les frontières ne sont pas rigides, et la meilleure façon de nous agrandir est encore de ne pas nous y accrocher. Or, quel que soit le bien fondé d’un tel message, on ne peut pas en occulter les zones d’ombre. Et les Ghanéens qui suivent mieux que nous les idées, les analyses et les évolutions de la pensée politique de leur voisin anglophone, savent décrypter ces zones d’ombre. C’est que dans l’esprit de certain zélés du sentiment national au Nigeria l’union avec "les petits pays d’à-côté" comme le Togo et le Bénin a valeur d’annexion.
And if Benin Republic decides to engage in a needless rumpus, it risks being annexed by Nigeria.
Pour comprendre cela, un petit retour à la cession de la presqu’île de Bakassi s’impose ; bonne manière de prendre la mesure des affects et des frustrations que cette cession a causés dans certains milieux. Ainsi, dans le Times of Nigeria, du 17 août 2006 peut-on lire sous la plume acerbe de Phil Tal Alalibo ce qui suit :
If Bakassi Were a Yoruba Territory The official handover of the Bakassi Peninsula to Cameroon on Monday, August 14, 2006 in a solemn ceremony in Archipong observed by French, UN and American officials will go into the annals of history as the saddest day in the political history of Nigeria. It marks the ardent betrayal of a people, the climax of institutional neglect and prime dereliction of duty on the part of the federal government, a staid case of a failed polity basking aplenty in moral delinquency and omission. No country in recent history has parted with a piece of territory that rightly belongs to it no matter the aspersions or the weight of legal judgment against it and no matter the source of such judgment. Even sadder is the fact that land in question is filled with barrels of fine oil ranging in the billions. Here is a country reeked with a visionless leadership, a country where the leaders only have ephemeral posture… Here is a perfect example; for years, the Benin Republic has laid claim to some villages in Ogun State, the home state of the president. But of course, such claims have been dismissed wantonly and no one in this administration has heeded them. It is very doubtful that if Benin Republic goes to court and the verdict is against Nigeria, that the Obasanjo administration will, in the same manner as it has in the Bakassi case, cede those territories to Benin Republic. And if Benin Republic decides to engage in a needless rumpus, it risks being annexed by Nigeria.
De même, alors que se profilait à l’horizon l’éventualité redoutée de la cession de la presqu’île de Bakassi , dans le WEEKLY TRUST du 23 juin 2006 sous la plume de Mahmud Jega, on pouvait lire ceci :
The big blunder in Bakassi The people of the Bakassi peninsula are in quandary. They are Nigerians, but the Nigerian government has suddenly ceded sovereignty over their homeland to Cameroun. What becomes of these people, and which part of Nigeria will be ceded next to please colonial-era cartographers? The fate of the Bakassians has inevitably raised the question, who next? It is not unlikely that there are many more ancient colonial maps lying around which could chop off parts of Sokoto, Niger, Kwara, Oyo, Ogun or Lagos states and consign them to Niger or Benin Republics. The Borgu area of present-day Niger State, one of the last to be pacified by the joint Anglo-French colonial enterprise early last century, is particularly prone to dispute. As late as 1984, joint teams of the two countries were working to locate old colonial signposts and to demarcate the border. If Benin or Niger Republics, goaded by France, were to borrow a leaf from Cameroun and go to the ICJ, chances are that some more bits and pieces of Nigeria may end up in other countries, thanks to the Federal Government’s abiding faith in Western-based “multi-lateral institutions” such as ICJ. In all probability, Bakassi and its aftermath promise to continue to be a hot-burner issue in Nigerian politics and West African diplomacy for many years and perhaps decades to come.
Dans l’extrait du Dr Phil Tal Alibo, la substance du propos est d’abord critique de ce qui est considéré comme un lâchage irresponsable. Ensuite l’argument se fonde sur une comparaison pour demander ce que ferait le Président Obasanjo si Bakassi était sur le territoire d’un des états yoruba de la fédération. A l’évidence répond-il, les choses en iraient tout autrement : le Président, encouragé en cela pas les lobby ethniques, ne cèderait pas un pouce d’un territoire qui lui est cher. Sous-entendu le sentiment national serait sacrifié sur l’autel politique de l’ethnologie. Plus loin, l’auteur cite directement l’exemple du Bénin à propos de quelques villages frontaliers. On ne peut pas croire, dit le Docteur Tal Alibo, que si, le cas échéant, un arrêt de la Cour Internationale de Justice donnait raison au Bénin dans ces affaires Dieu merci traitées à l’amiable, le gouvernement du Président Obasanjo réagirait de la même façon que dans le cas de la presqu’île de Bakassi en cédant ces villages de son état d’origine au Bénin. Et si d’aventure le Bénin devait s’engager dans une dispute inutile à ce sujet, il courrait le risque d’être annexé par le Nigeria, conclut notre chroniqueur. Voilà qui nous fait passer de la cession à l’annexion pure et simple sans autre forme de procès, comme si l’une servait d’exutoire à l’autre. Et on ne résiste pas à l'envie de répondre à hargne égale au chroniqueur en disant : "Being in neighbourly terms yes, annexion no !"
Dans le WEEKLY TRUST, Mahmud Jego fait aussi des comparaisons avec les voisins du Nigeria mais une comparaison dont l’usage est moins cathartique. Avec un ton moins fielleux et un humour noir, le chroniqueur se demande ce qui se passerait si le Niger ou le Bénin, se fondant sur des relevés cartographiques désuets, devaient à leur tour traîner le Nigeria devant la CIJ. Le Nigeria doit-il vivre sous la hantise de vieilles cartes dessinées par des cartographes coloniaux fantaisistes ? Doit-il aveuglément faire sienne l’autorité douteuse d’institutions multilatérales telles que la Cour de Justice Internationale à la solde de l’Occident ? En tout état de cause, conclut le chroniqueur, même cueillie, Bakassi restera longtemps encore une pomme de discorde chaude dans les mains de la diplomatie ouest-africaine.
Dans la région du golfe où se trouvent le Ghana, le Togo, le Bénin et le Nigeria, s’il y a une union à faire en priorité, c’est d’abord celle du Bénin et du Togo.
Comme on le voit, le Nigeria est un pays conscient de sa grandeur territoriale. Et la question de la cession d’une partie de son territoire ou de l’annexion des voisins constitue un fantasme passionnant. Les discussions, analyses et mouvements de l’opinion au Nigeria tels qu’ils sont exprimés là dans ce cas précis du litige territorial de la presqu’île de Bakassi, un Kényan, un Ghanéen, un Libérien ou même un Zimbabwéen en ont certainement plus entendu parler qu’un Béninois ou un Togolais. Et c’est sur le canevas de cette ignorance paradoxale que se tisse le voile de la séduction qui permet au Nigeria de faire les yeux doux à ses deux voisins francophones immédiats, là même où le Ghana, moins obnubilé sur ces questions en raison de sa proximité linguistique, reste à distance de ces noces subtiles, à ses yeux non exemptes de toute arrière-pensée. En dehors du risque d’hégémonie rampante qui peut faire hésiter le Ghana par rapport à une telle offre, comme toujours dans ces cas mettant en jeu des processus d’union en Afrique, comme si on avait agi plus sur un coup de tête que sur une idée bien élaborée, c’est la méthode elle-même qui pêche par manque de rigueur rationnelle. Que ce soit en Asie ou en Afrique, les colonies anglaises et françaises ont des caractères bien distincts. Un de ces caractères réside dans la taille des colonies. En Inde ou au Nigeria, l’Angleterre bâtit de grands ensembles nationaux, là où la France donna dans le détail, autant que faire se pouvait. Le Nigeria a bénéficié de ce caractère. C’est déjà un avantage qu’il faut conserver. Dans la région du golfe où se trouvent le Ghana, le Togo, le Bénin et le Nigeria, s’il y a une union à faire en priorité, c’est d’abord celle du Bénin et du Togo, puis celle de ces deux pays avec le Ghana. Ainsi pourrait émerger deux ensembles de taille respectable susceptibles de fusionner pour donner naissance à une entité conséquente dont la raison d’être serait sans arrière-pensées ni suspicions d’aucune sorte.
Mais la troisième question que suscite l’initiative des trois pays frères est à nos yeux tout aussi sérieuse. Elle touche au choix du mot coprospérité.
Au lieu de quoi, et dans un élan plus affectif que méthodique, on voit émerger cet espace dit de coprospérité entre le Bénin, le Togo et le Nigeria sans le Ghana ! Mais la troisième question que suscite l’initiative des trois pays frères est, à nos yeux, tout aussi sérieuse. Elle touche au choix du mot coprospérité pour nommer l’initiative. Pour les gens qui ont un certain âge, le mot coprospérité est lesté d’une signification terrible : c’est un terme historiquement situé et chargé de sens. Un mot que renieraient aujourd’hui dans un même élan des pays tels que la Chine, la Corée, les Philippines, la Malaisie, etc. Le mot coprospérité a surtout défrayé la chronique au milieu de 20ème siècle au plus noir du militarisme expansionniste japonais. Mais du côté des Japonais, il était en gestation expérimentale au moins une décennie avant que l’Occident, – les Etats-Unis et la Grande Bretagne – n’entrât en collision d’intérêts stratégiques avec eux. C’est alors que la signification de ce que les Japonais appelaient « zone de coprospérité » leur parut sous son vrai jour. L’Occident découvrit ce qui se cachait sous ce terme. En fait, c’était un euphémisme servant de bannière à l’expansionnisme féroce du Japon sur le continent asiatique. La première victime du Japon fut la Corée, qu'il débarrassa des Qing de Chine en 1895 ; il y établit une sorte de protectorat avant de l'annexer purement et simplement en 1910. Il y eut aussi la guerre avec les Russes en 1904-05, qui fut gagnée par les Japonais à la surprise de tous, et qui plaça le Japon comme une puissance d'envergure sur le plan mondial. À ce moment, une certaine mentalité commençait déjà à se propager parmi les Japonais, selon laquelle le Japon devrait instaurer un ordre nouveau en Asie. L'établissement d'une "sphère de coprospérité en Asie orientale" fit donc tranquillement son chemin comme raison de l'expansionnisme japonais.
Bref, sous les dehors d’une entreprise généreuse et libératrice, la coprospérité japonaise se révéla en réalité une épopée sanglante et inhumaine.
La Première Guerre mondiale donna une bonne poussée au Japon qui, en se plaçant du côté des Alliés, réussit à mettre la main sur des possessions allemandes en Asie, ce qui permit d'installer une plus grande présence japonaise sur le continent (notamment sur les rives de la mer Jaune). À partir de ce moment, les Occidentaux prirent conscience de la réelle menace du Japon en Asie, et commencèrent à s'y intéresser de plus près. La crise mondiale qui commence au début des années trente remet en cause le projet d’une croissance japonaise fondée sur le dynamisme économique et commercial. Pour les maîtres du Japon, seule une expansion territoriale peut garantir l’autonomie du pays, menacée par les politiques protectionnistes des grandes puissances que sont la Grande-Bretagne, la France ou les Pays-Bas. Selon Denis Boneau :
Un tel contexte justifiant les revendications « d’espace vital » mises en avant par la caste militaire, le régime parlementaire tombe rapidement sous la coupe des officiers nationalistes radicaux. Héritiers de la morale guerrière du bushidô propre aux samouraïs, ceux-ci ont réussi, au cours des décennies précédentes et à la faveur des succès remportés par la révolution Meiji, à imprégner de ces valeurs l’ensemble de la société nippone. Ils ont une doctrine – exposée dès 1919 par Kita Ikki dans son Projet général de reconstruction du Japon – qui réclame la suspension de la constitution, la remise du pouvoir aux militaires, un réarmement massif et une politique d’expansion en Sibérie, en Asie du Sud et en Australie. Plusieurs sociétés secrètes plus ou moins violentes vont constituer le support de cette idéologie et la diffuser dans l’opinion […]. Ces différents groupes cultivent la xénophobie traditionnelle de la société japonaise mais se font aussi les champions d’un panasiatisme sous direction japonaise qui transforme en projet de « libération des peuples jaunes » la volonté d’expansion territoriale au détriment de la Chine ou de l’Asie du Sud.
L’enfer de la coprospérité était pavé de bonnes intentions
Bref, sous les dehors d’une entreprise généreuse et libératrice, la coprospérité japonaise se révéla en réalité une épopée sanglante et inhumaine menée dans toute l’Asie du sud, de la Chine à la Malaisie en passant par la Mongolie, les Philippines, le Vietnam, etc., et dont la recension sortirait du cadre du présent article. Derrière le rideau de fumée de la coprospérité, sous prétexte de libérer les peuples injustement colonisés, se profilait le spectre du viol, du vol, du massacre, du pillage, du trafic, des expérimentations humaines, de la prostitution forcée, des travaux forcés, et de la colonisation à tour de bras.
L’enfer de la coprospérité était pavé de bonnes intentions. Pour nombre de pays asiatiques aujourd’hui, le mot recouvre une réalité de triste mémoire. Cette mémoire douloureuse est à l’origine des tensions entre le Japon et ses voisins, dans la mesure où la soumission obligée du Pays du Soleil levant à l’égard du grand allié américain se compense émotionnellement souvent sur le dos des pays voisins par un certaine arrogance nationaliste et le mépris des crimes du passé. Du point de vue historique, le mot coprospérité est donc un mot très chargé de sens négatif. Bien sûr, cette histoire ne concerne pas l’Afrique nous dira-t-on ; mais la Chine, pour ne citer que ce pays, que ce concept révulse est appelée à devenir un allié privilégié de l’Afrique. Et d’une manière générale tout ce qui concerne l’histoire des hommes concerne aussi l’Afrique et inversement tout ce qui concerne l’Afrique concerne tous les hommes. Après tout, l’Allemagne et la France qui étaient à l’origine de l’Union Européenne, en en jetant les bases à travers la CECA, la communauté européenne du charbon et de l’acier visaient bien une prospérité partagée, mais elles se sont bien gardées de faire recours au terme de coprospérité, historiquement chargé de sens négatif. Sans doute peut-être parce que la mémoire des horreurs perpétrées au nom de ce mot était-elle encore fraîche ; mais sans doute aussi parce que, contrairement à ce qui se passe en Afrique, de telles décisions n’étaient pas seulement prises par des hommes politiques enfermés dans leur tour d'ivoire politicienne et qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.
Si on agit de façon spontanée ou pour des raisons politiciennes, le but de l’initiative, loin d’être atteint, risque de laisser place au désordre ou à des logiques hégémoniques sources de conflits fratricides.
Nous avons dit que l’initiative engagée par le Bénin, le Togo et le Nigeria, et appelée projet de coprospérité, était une bonne chose, attendue depuis bien longtemps. Il semble que les nécessités liées à la mondialisation ont poussé nos dirigeants à prendre conscience de l’urgence de se rassembler. Malgré le temps perdu, il se pourrait qu’il ne soit pas encore tout à fait trop tard. Mais, à quelque niveau qu’elle se situe, l’idée d’union est une idée rationnelle qui doit être abordée méthodiquement. Si on agit de façon spontanée ou pour des raisons politiciennes, on ira droit dans le mur et le but de l’initiative, loin d’être atteint, risque de laisser place au désordre ou à des logiques hégémoniques sources de conflits fratricides. L’éloge de la méthode pour aborder les questions touchant à l’organisation politique des ensembles africains recommande aussi qu’y soient associées a priori les forces vives du continent. Enfin, la lumière de nos sages, de nos sociologues, de nos historiens devrait à tout moment nous éclairer vivement sur le chemin de cette initiative même sur des choses aussi apparemment anodines que le choix des mots pour la désigner.
Binason Avèkes.
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