Sopi ou le destin des Changements.
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Quand on regarde un peu l’histoire des mouvements politiques placés au départ sous le signe du changement, on constate qu’ils ont souvent la même trajectoire. La chose est vraie aussi bien en Afrique que dans le monde. Ici comme ailleurs, ces mouvements suivent les mêmes parcours, passent par les mêmes stades, et ont invariablement le même destin. Il s’agit d’un mouvement en trois temps, qui sans être purement dialectique n’en rappelle pas moins l’idée hégélienne de l’inversion dialectique. Une inversion qui frise la perversion.
Tout d'abord, le mouvement fait irruption dans l’espace des espérances et des actes politiques, soit régulièrement, soit irrégulièrement ou un peu des deux à la fois.
Dans le premier cas, il peut s’agir d’une alternance démocratique normale ou d’une succession normale mais non démocratique ; dans le deuxième cas, il peut s’agir d’une révolution populaire conduisant au renversement de régime, et visant l’instauration d’un régime démocratique, ou d’un coup d’état promettant l’instauration de l’ordre démocratique ; enfin le troisième cas correspond à ce qu’on appelle une révolution de velours, c’est-à-dire un changement politique pacifique qui, bousculant l’ordre et le calendrier politique pré-établis, impose la volonté populaire de changement démocratique.
Pour Tocqueville, la Révolution n’a fait que ratifier les changements déjà existants : en dépit des apparences, elle n’est pas toujours cause des changements qui la suivent
Dans tous les cas, ce mouvement soulève l’enthousiasme populaire. Et on lui impute plus de changement qu’il n’en est cause. Comme le dit Alexis de Tocqueville à l’endroit de la Révolution française, modèle historique de changement politique s’il en est : « tout ce que la Révolution a fait, se fût fait, je n'en doute pas, sans elle ; elle n'a été qu'un procédé violent et rapide à l'aide duquel on a adapté l'état politique à l'état social, les faits aux idées, les lois aux mœurs » En clair beaucoup de fureur et de sang pour ce qui était déjà virtuellement là ou qui arriverait nécessairement. Pour Tocqueville, la Révolution n’a fait que ratifier les changements déjà existants : en dépit des apparences, elle n’est pas toujours cause des changements qui la suivent. A notre sens, Tocqueville n’enlève rien aux mérites de la Révolution française. Par ses idées nouvelles, la Révolution française reste un modèle de philosophie politique pour ne pas dire de philosophie tout court. La démarche de Tocqueville est épistémologique. Tocqueville souligne à nouveau frais les corrélations inhérentes aux logiques sociologiques, historiques et politiques, en même temps qu’il y introduit une hiérarchie pour le moins révolutionnaire. Mais épistémologique ou pas la critique de Tocqueville ouvre la brèche sur le destin ultime des Changements politiques.
D’un côté, il y a l’être, celui du nouveau régime et de l’autre le non-être de l’ancien régime banni.
Pour caractériser ce destin et le questionner, commençons d’abord par une rapide description de la trajectoire des changements politiques en Afrique ou dans le monde, quels que soient les noms qu’ils portent (Révolution, Révolutions : de velours, des œillets, Décolonisation, Glasnost, Sopi, Coup d’Etat populaire, Ehuzu, Changement, etc.)
Sans être purement hégélien, le schéma a une apparence dialectique.
1. D’abord au niveau de ses promoteurs – le Peuple ou les dirigeants – le changement commence dans l’euphorie. Les dirigeants promettent un ordre nouveau, la justice, la prospérité, l’égalité, et la mise au ban de l’ancien système et de ses tenants. Le slogan est : rien ne sera plus comme avant. D’un côté, il y a l’être, celui du nouveau régime et de l’autre le non-être de l’ancien régime banni.
2. Peu à peu le non-être corrompt l’être. Les tenants de l’ancien régime font leur entrée, immigrent en douce dans le sein du pouvoir. La réalité du pouvoir devient moins consensuelle. A l’épreuve du pouvoir, les nouveaux dirigeants commencent pas trahir leur incapacité ou des virtualités cachées. Le cœur serré, le peuple se pose des questions, n’ose pas croire au changement que subit le changement.
3. Retour à la case départ. Le Peuple est désenchanté. Il a compris qu’il a été victime d’une illusion. Le Changement n’a été qu’un leurre. Le héros d’hier, le dirigeant au-dessus de tout soupçon qui a fait vœux de chasteté pécuniaire, d’abnégation, devient un voluptueux satrape enfermé dans sa tour d’ivoire… La boucle est bouclée. Le cycle peut recommencer. De futurs candidats révolutionnaires attendent leur tour. Ils sont nouveaux, tout beaux mais le Peuple, sans liberté, sans égalité, plus pauvre que jamais, reste le même ; il n’a pas encore fait le deuil de sa frustration. Il n’a pas le cœur à ça.
J’ai dit que je vais changer les choses. Mais à l’œuvre, ce n’est pas les choses que je change, [..] c’est moi même qui change. Or si je change, ce que je voulais changer ne change pas : il demeure
Dans bien des cas, tel est hélas le triste destin cyclique des Changements. La décolonisation est suivie par la néo-colonisation plus subtile encore que la colonisation ; la Révolution par le retour aux anciennes moeurs et pratiques qui n’ont rien à envier à celles de l’Ancien Régime. Aujourd’hui, la France est une monarchie qui n’ose se dire ainsi ; eu égard au degré d’égalité et de liberté dans d’autres monarchies européennes on peut se demander à quoi ça a servi de tuer le Roi ? En fait le grand drame des Changements est que tout changement au lieu de s’appliquer à son objet initial déclaré, devient son propre objet : J’ai dit que je vais changer les choses. Mais à l’œuvre, ce n’est pas les choses que je change, contre toute attente, c’est moi même qui change. Or si je change, ce que je voulais changer ne change pas : il demeure. Historiquement ce destin a toujours été le même : il a connu peu d’exception ou de déviation.
Le cas le plus amusant ou si l’on veut le plus actuel est le changement intervenu au Sénégal sous le non de Sopi… On se souvient en effet de la tumultueuse élection de Monsieur Abdoulaye Wade à la présidence. En 2000, porté par la jeunesse, le vieil opposant au Parti socialiste avait accédé au pouvoir sous le vibrant slogan de « Sopi ! » Ce mot en wolof veut dire Changement. Au Sénégal c’était le grand soir. En mettant fin à quarante ans de règne du Parti socialiste de Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf, Monsieur Wade, l'infatigable opposant, était devenu le héros d'une alternance inespérée et douloureuse. Le candidat Wade a construit sa victoire sur une alliance hétéroclite d'opposants au "régime socialiste". Sept ans après, le Président est un homme seul. Certes à son actif, les Sénégalais peuvent mettre un effort en matière d'éducation, la gratuité des soins pour les personnes âgées et le lancement de grands travaux routiers nécessaires pour décongestionner Dakar. Mais il s’en faut de beaucoup pour prétendre à un réel changement, surtout si la notion renvoie à l’idée de rupture. Car dans les faits, le septennat du "libéral" Wade s'est surtout caractérisé, comme avant lui par une succession de scandales financiers et par des revers économiques que son volontarisme brouillon ne peut réussir à masquer. « Que ceux qui n'ont pas de travail lèvent la main !» disait le candidat Abdoulaye Wade au cours de ses meetings et une forêt de bras se dressait immanquablement. Et l’ancien avocat de promettre sous les applaudissements : «Quand je serai élu président, vous aurez tous un emploi !» Sept ans plus tard, les mêmes montent dans des pirogues pour tenter de rallier les Canaries, au péril de leur vie. Constat accablant. "Il a fait rêver les Sénégalais, mais n'a pas été capable de réaliser le dixième de ses promesses", Cette analyse d’un observateur du cru résume la réalité de ce qu’a été le changement version Wade. Aujourd’hui, il suffit de mesurer en quoi et dans quel sens le Sénégal a changé depuis son prédécesseur A. Diouf pour échapper à l’hypnose collective de l’espérance de masse.
Aujourd’hui, il suffit de mesurer en quoi et dans quel sens le Sénégal a changé [...] pour échapper à l’hypnose collective de l’espérance de masse.
Quel que soit le nom qu’on lui donne, Ehuzu, Imalè, Révolution ou Sopi, l’enfer du Changement est souvent pavé de bonnes intentions. Les mouvements de changement en politique obéissent à une dialectique du désenchantement. Il suivent inexorablement la même trajectoire, et passent par les mêmes stades. De l’euphorie du départ au désenchantement final, le même peuple est confronté à la même misère sans fin ; et les mêmes personnes tirent leur épingle du jeu. Que ce destin relève d’une loi de la psychologie politique des peuples peut se concevoir. Mais que le besoin de changement soit a priori conçu et utilisé par certains acteurs comme un miroir aux alouettes, confine à une perversion du politique. De ce point de vue, l’avènement du changement seul ne suffit pas pour en garantir le succès. De la part du peuple et de ses instances, le désir de changement doit être permanent : cela suppose une adaptation au mouvement et une vigilance de tous les instants.
Binason Avèkes
Copyright, Blaise APLOGAN , 2007
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