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Terre d'accueil
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Siquirou et les autres dauphins ont tenu leur promesse. Ils n’ont plus suivi les baleines et nous avons pris la direction des eaux tempérées. Maintenant qu’ils connaissaient mon histoire et savaient que je n’étais pas vraiment un dauphin, mais un homme qui a beaucoup de pouvoir, tous les dauphins du Joyeux-Escadron se sont mis à me témoigner un grand respect et me considéraient comme un être de sagesse. Siquirou m’a raconté l’histoire mouvementé des baleines et des hommes et j’ai compris pourquoi Namwata voulait se venger à tout prix.
Chemin faisant, nous avons croisé un requin qui avait des manières bizarres : au lieu de nager vers l’avant, il nageait à reculons et parfois, il se mettait à tourner sur lui-même aussi vite qu’une toupie. Le spectacle était étonnant. Je n’avais jamais entendu parler d’un requin-toupie qui pouvait nager à reculons. Mais pour le Joyeux-Escadron, ce n’était pas un étonnement, ils étaient plutôt navrés de voir le requin qui nageait à reculons. Les requins n’ont pas bonne réputation parmi les hommes, et les dauphins aussi les méprisent mais l’histoire de ce requin qui nageait à reculons était terrible. Ils s’appelait Nourou, et depuis qu’il a commencé à tourner comme une toupie et à nager en rond tout le monde l’appelle Nourou-le-banni et les dauphins du Joyeux-Escadron le connaissaient ainsi que son histoire, et voilà pourquoi ils étaient navrés. Comme je passais aux yeux des dauphins pour un sage, Siquirou et ses amis ont voulu savoir ce que je pensais de l’histoire de Nourou-le-banni que tous les habitants des mers et des Océans se racontent à longueur de journée.
« Un jour, raconte Siquirou, un homme est allé en haute mer avec son bateau et il a ferré un requin. Le requin était très fort et l’homme a dû lutter un jour et une nuit. Le requin nageait en profondeur et entraînait le bateau. Après deux jours, l’homme a réussi à harponner le requin et l’a amarré à son bateau. Mais un autre requin est arrivé, c’était Nourou.
»Voyant que l’homme s’était attaqué à l’un des siens, Nourou a livré bataille et l’homme résistait à coups de massue et de poignard. Comme l’homme résistait avec acharnement, Nourou a préféré manger le requin morceau après morceau et l’homme fatigué s’en est allé bredouille après plusieurs jours de combat.
» Quand les autres requins ont appris cette histoire, ils ont convoqué Nourou devant le Tribunal des Requins des Hautes Mers. Devant le tribunal, accusé de cannibalisme aggravé, Nourou a plaidé non coupable. Son avocat, Maître Tamsir-Koblet, illustre défenseur des grandes causes parmi les requins, a parlé de la bravoure métaphysique de son client et du sacrifice suprême pour arracher le corps d’un des siens aux mains cruelles et diaboliques de l’Homme. Mais le Tribunal des Requins des Hautes Mers n’a rien voulu entendre. Il a banni Nourou et l’a condamné à nager à reculons et à tourner comme une toupie tout le restant de sa vie pour avoir mangé l’un des siens.»
« Alors, Demi-Frère-des-Dieux, me dit Siquirou à la fin de cette curieuse histoire, toi qui es sage, que penses-tu de cette histoire ? Est-ce que ce n’est pas contraire à la Loi de notre monde ? Est-ce qu’un requin a le droit de manger un autre requin même si c’est pour l’arracher aux mains du fils du Mal ? » A ces questions, j’ai réfléchi pendant que nous fendions les eaux mais je n’ai pas pu trouver réponse. Pour y réfléchir à tête reposée, j’ai demandé du temps, et nous avons continué à nager vers les eaux tempérées du nord. Mais les jours suivants ne m’ont pas davantage aidé à apporter de réponse à cette question indécidable. Nourou avait peut-être enfreint la Loi mais en même temps, je me disais qu’il n’avait pas tort d’avoir voulu à tout prix arracher l’un des siens aux mains cruelles de l’Homme. Pour toutes ces raisons, je ne savais pas quoi dire et j’étais un peu embarrassé et Siquirou m’a rassuré : « Allez ! dit-il, ne vous en faites pas, Demi-Frère-des-Dieux, il n’y a jamais eu de réponse à cette question, c’est pour ça que Nourou continue à tourner sur lui-même et à nager à reculons !» Je me suis senti soulagé ; nous avons oublié l’histoire de Nourou et nous avons continué à fendre les eaux sans relâche jour et nuit en direction du nord.
Un beau jour, nous arrivons au large d’une ville, et il y avait beaucoup d’hommes de femmes et d’enfants sur la plage. La côte était ensoleillée. Une bonne moitié du Joyeux-Escadron-Delphique s’est avancée vers la rive. Siquirou et moi nous sommes restés avec l’autre moitié au large. Comme le font les dauphins, la délégation s’est donnée en spectacle aux hommes, aux femmes et surtout aux enfants. Ils exécutaient des figures de ballet, faisaient toutes sortes d’acrobaties et s’approchaient même des enfants qui les caressaient et leur donnaient à manger. Le spectacle a continué ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, puis sous la direction de Siquirou, nous avons repris le large pour donner le change aux hommes. C’est à ce moment que j’ai vécu l’événement le plus touchant dans cette longue recherche de Montcho qui m’a conduit un peu partout dans le nord, dans la Jungle, dans la mer et dans le pays des Blancs. Au moment où je voulais devenir un homme pour de bon, les dauphins du Joyeux-Escadron-Delphique étaient si tristes qu’ils ont fait entendre un concert de lamentations ; on aurait dit des lamentations funèbres. J’ai retenu mon souffle, mon cœur s’est mis à battre très fort et je me suis rappelé toute la distance que nous avons parcourue ensemble, tout ce que les dauphins m’avaient appris sur la mer, ses dangers et ses pièges. En pensant à tout ça, je n’ai pas résisté et j’ai pleuré avec les dauphins pendant un certain temps. Puis, quand la nuit a recouvert toute la plage et le silence régnait partout, et il n’y avait plus une seule âme sur la plage, j’ai demandé à partir et les dauphins ont insisté pour me retenir et ils continuaient de me parler et de me poser des questions sur ce que j’allais faire sur la terre des hommes des régions tempérées. Et je leur ai dit toute la vérité sur ma recherche de Montcho, et nous sommes restés encore à parler de tout et de rien parce que je me sentais bien dans ma peau de dauphin et j’avais du mal à leur faire mes adieux. Siquirou m’a demandé si je retournerais bientôt dans les eaux chaudes du sud une fois ma mission accomplie, et j’ai dit que je retournerais le plus tôt possible ; alors, il a proposé de m’attendre en haute mer avec le joyeux escadron et nous ferions le voyage ensemble ; mais j’ai dit que je n’étais pas sûr de revenir par la mer parce que j’étais pressé de retourner chez moi où mes femmes et toute ma famille m’attendaient. Alors, ils n’ont plus insisté, et je leur ai fait mes adieux pour de bon..
A suivre
© Copyright Blaise APLOGAN, 2006
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